Universités britanniques : l’obsession de la décolonisation
Un professeur montre le décalage entre la réputation de ces institutions à gauche comme bastions de l’impérialisme, et l’enseignement qui y est dispensé.
La campagne, menée par des étudiants de gauche dans certaines universités et visant à « décoloniser » les programmes, rencontre un surprenant succès. Le mouvement est né à l’université du Cap (Afrique du Sud) en 2015, avec comme première revendication le déboulonnage de la statue de Cecil Rhodes – « Rhodes doit tomber », comme le scandaient les manifestants. Quelques mois plus tard, c’est une statue similaire qui était attaquée au Royaume-Uni, au Oriel College d’Oxford. Fondamentalement, ce mouvement cherche à remettre en question la « domination du canon occidental » dans les sciences humaines et sociales, ainsi que de la sous-représentation des femmes et des minorités dans les milieux universitaires. À l’instar d’autres initiatives inspirées par la théorie critique, il affirme également que les croyances et la vision du monde d’un individu sont en grande partie déterminées par la couleur de sa peau, son orientation sexuelle et son genre.
Dans une société qui demeure « façonnée par une longue histoire coloniale dans laquelle des hommes hétérosexuels blancs de la classe supérieure se sont hissés au sommet de l’ordre social », affirme Priyamvada Gopal, maître de conférences à Cambridge, « la plupart des disciplines accordent une importance démesurée aux expériences, préoccupations et réalisations de ce groupe ». Dans l’un des textes-clés du mouvement, elle met en garde « les étudiants, militants et universitaires » contre « les pièges d’un travail de décolonisation effectué dans la maison du colonisateur, au cœur de l’élite ». En ralliant activistes et universitaires, le mouvement cherche à subvertir les « programmes » et à imposer la « diversité », tout en « détruisant les vieilles frontières ». En résumé, il s’agit d’un « appel radical à une nouvelle ère éducative » consistant à « offrir aux étudiants et aux universitaires des ressources pour qu’ils puissent contester la colonisation et y résister à l’intérieur comme à l’extérieur de la salle de classe ».
Un soutien royal ?
À la faveur d’un étrange rebondissement, ce mouvement peut désormais compter sur le soutien de la famille royale britannique. En février 2019, lors d’une visite dans une université londonienne, la duchesse de Sussex, Meghan Markle, a encouragé le projet en s’émouvant de la proportion relativement retreinte d’employés noirs et issus des minorités ethniques (NME) au sein de l’enseignement supérieur britannique. Selon le Times, la duchesse s’est rendue à la City University de Londres en qualité de mécène de l’Association des universités du Commonwealth (ACU) et a réagi à un exposé qui lui avait été fait en affirmant que les universités britanniques devaient « se joindre à cette conversation afin de pouvoir réellement en parler et arrêter cette rengaine quotidienne. (…) Parfois, cette approche semble vraiment caduque et nécessite une actualisation ». Après une présentation de données attestant du manque de professeurs femmes et noirs dans les universités britanniques, elle se serait aussi exclamée : « Oh, mon Dieu ! » L’un des organisateurs de cette visite, Meera Sabaratnam, a déclaré qu’elle était « ravie de voir la duchesse défendre l’égalité féminine », car « on peut dire la même chose de nombreux problèmes liés à l’égalité raciale et il est heureux de la voir épouser cette cause. Le changement se fait attendre depuis bien longtemps ».
L’appel de la duchesse en faveur d’une « décolonisation du programme » des universités britanniques pourrait devenir celui du Parti travailliste et même du futur gouvernement. Angela Rayner, secrétaire d’État à l’Éducation du cabinet fantôme, a tenu des propos similaires mi-février : « Comme partout ailleurs dans l’establishment, nos universités sont trop mâles, trop pâles et trop ratatinées, et elles ne représentent ni les communautés qu’elles doivent servir ni la Grande-Bretagne contemporaine ». Si le Parti travailliste arrivait au pouvoir, a-t-elle ajouté, c’est le tout nouveau Office for Students qui serait mis à profit pour remédier à cette lacune. Selon Rayner, les « efforts » des universités britanniques sont « bien trop insuffisants et, sous un gouvernement travailliste, elles devront rendre des comptes ».
Que penser de ce mouvement et de son énergie apparemment inébranlable ?
Premièrement, il est étrange d’assimiler les universités britanniques aux derniers bastions de l’Empire. On croirait voir de vieux hommes blancs poussiéreux (trop « mâles, pâles et ratatinés ») fomenter un complot visant à assurer le discrédit des points de vue « non occidentaux », avec des listes de lecture peuplées exclusivement d’auteurs masculins de race blanche, avec les femmes et les personnes de couleur interdites d’accès académique. En réalité, dans l’anglosphère, les départements de sciences humaines et sociales sont quasiment tous très majoritairement progressistes et imprégnés de théorie critique. Que l’on parle de la critique postcoloniale de l’Orientalisme occidental d’un Edward Said ou de la critique marxiste de l’impérialisme capitaliste, en passant par les déconstructions postmodernes de « l’hégémonie occidentale » conçues par des intellectuels comme Gayatri Spivak, Michel Foucault et Jacques Derrida, les sciences humaines et sociales sont complètement saturées par un appareil théorique censé décentrer la connaissance et déconstruire le canon occidental.
En outre, si ce « travail de décolonisation » est fait « dans la maison du colonisateur, au cœur de l’élite », où sont les cours reproduisant ces rapports de pouvoir iniques ? Une gageure bien plus conséquente serait de trouver une seule université britannique proposant, où que ce soit, un cours où ne serait pas régurgité le récit dominant d’un Occident malfaisant et qui fournirait des cadres théoriques explicitement dédiés à la critique de « l’altérisation » des cultures et des sociétés non occidentales. Si, comme l’affirme Priyamvada Gopal, la plupart des disciplines accordent une importance démesurée aux expériences, préoccupations et réalisations des Blancs de la classe supérieure et reflètent leur point de vue « colonialiste », comment expliquer non seulement l’écrasante profusion de récits critiques sur la gouvernance et l’histoire occidentale, mais aussi les succès de ces cours au sein d’une culture (dit-on) profondément raciste ?
Des bastions du « privilège blanc » ?
Deuxièmement, les éléments qui étayaient l’exposé fait à Meghan Markle, comme ceux qu’exploite actuellement le Parti travailliste pour concevoir sa politique relative à l’enseignement supérieur, sont extrêmement sélectifs et, en réalité, ne permettent pas de soutenir les arguments avancés. En l’espèce, les données présentées à la duchesse sont extraites d’un rapport d’Advance HE, think tank financé par le gouvernement. Mais lorsque nous l’examinons, nous lisons :
« Entre 2003/2004 et 2016/2017, la proportion blanche britannique du personnel [universitaire] a constamment diminué (passant de 83,1 % à 73 %), tandis que tous les autres groupes ont augmenté (…) la proportion des Noirs et minorités ethniques britanniques (NME) est passée de 4,8 % à 7,6 % et celle des Noirs et minorités ethniques non britanniques de 3,8 % à 5,5 % ».
Si les universités britanniques sont effectivement des bastions du « privilège blanc », comment expliquer cette tendance ? Au niveau professoral (les données qui ont le plus choqué la duchesse), le rapport indique qu’au sein des « chercheurs britanniques, la différence relative entre les professeurs blancs (11,2 %) et les professeurs NME (9,7 %) est faible (1,5 point de pourcentage) ». En réalité, les données prouvent la richesse et l’incroyable diversité des professeurs œuvrant au sein des établissements universitaires britanniques, soit l’une des raisons pour lesquelles ils restent si attractifs aux yeux d’individus les plus brillants du monde. Une réalité à célébrer et qui témoigne en outre des pratiques d’embauche méritocratiques des établissements universitaires britanniques, ce qui explique aussi pourquoi le Royaume-Uni possède quatre des dix meilleures universités du monde. (Les établissements britanniques sont également classés numéro un dans 13 des 48 disciplines évaluées par le classement mondial des universités). L’un dans l’autre, comment expliquer cette idée reçue, aussi erronée que populaire, faisant du racisme et de la domination raciale des hommes blancs de la classe supérieure une caractéristique fondamentale de la culture académique britannique ?
Sur un plan historique, le mouvement de décolonisation est souvent très sélectif dans les faits qu’il choisit de mettre en avant – principalement, les péchés de l’impérialisme occidental et les horreurs de la traite négrière transatlantique. Il est parfaitement juste et légitime de travailler sur ces sujets, qui sont effectivement un facteur-clé du développement du monde moderne. Reste que lorsqu’ils entendent stigmatiser les membres de tout un groupe racial pour les méfaits commis par une infime minorité d’aristocrates britanniques de la même couleur de peau voici plusieurs siècles, ces activistes ne témoignent-ils pas d’une certaine forme de racisme ?
Plus loin, le récit décolonial relève d’une tradition occidentale qui ne cesse de faire recette. Ce que Pascal Bruckner, dans La Tyrannie de la pénitence : essai sur le masochisme occidental (2006), identifie comme un sentiment de culpabilité des plus enracinés. Une culpabilité alimentant un narcissisme paternaliste chez certains intellectuels occidentaux qui, selon les mots de Bruckner, « expie[nt] sans fin ce que nous avons infligé aux autres parties de l’humanité ». Il poursuit : « Comment ne pas voir que nous devenons par là même des rentiers de l’auto dénonciation qui tirons un orgueil singulier d’être les pires ? Le dénigrement de soi dissimule à peine, en effet, une glorification détournée ». Tel une religion laïque, le mouvement de décolonisation émerge d’une tension plus profonde au sein de la culture occidentale et la politique de l’identité contemporaine : une autoflagellation éternelle pour des péchés à jamais impossibles à expier et faisant de l’Occident la source de tous les maux.
Une histoire est bien plus contrastée
En réalité, l’histoire est bien plus contrastée. Pour comprendre l’Empire britannique et les horreurs de la traite transatlantique des esclaves, nous devons également reconnaître le rôle joué par l’État britannique dans l’abolition de l’esclavage. Comme Peter Grindal le détaille dans Opposing the Slavers : The Royal Navy’s Campaign Against the Atlantic Slave Trade (2016), il aura fallu soixante ans au gouvernement britannique pour abolir définitivement le commerce esclavagiste des Portugais, Espagnols, Hollandais et Brésiliens. De même, nous devons constater que dans quasiment tous les États et civilisations (que ce soient les royaumes africains, les États barbares islamiques, etc.), l’esclavage et la colonisation ont été la norme, pas l’exception.
Si la Grande-Bretagne et les États-Unis sont exceptionnels, c’est parce qu’ils ont donné naissance aux mouvements qui allaient mettre fin à l’esclavage, souvent à grands frais, avec des centaines de milliers de jeunes hommes – mâles et pâles – ayant sacrifié leur vie durant la guerre de Sécession américaine. Ces pays sont aussi exceptionnels par leur volonté d’expiation – il n’y a pas de mouvement de décolonisation en Algérie, Tunisie et au Maroc, pourtant centres du commerce barbaresque des esclaves entre le XVIe et le XVIIIe siècle.
D’ailleurs, la culpabilité postcoloniale est si profondément enracinée dans l’élite progressiste occidentale que si nous posons la question « Qu’est-ce qu’un empire ? », on se verra invariablement décrire des empires occidentaux, principalement britanniques, mais parfois grecs ou romains. Mais si vous demandez à la plupart des universitaires ce qu’ils pensent de l’impérialisme ottoman, des effets de la conquête islamique d’immenses régions européennes ou de l’impact de l’esclavage de Barbarie sur la civilisation européenne (à son apogée, il asservissait des millions d’Européens), là, vous allez très probablement revenir bredouille ! Et cette connaissance laisse une trace encore plus infime encore dans la population générale. En d’autres termes, loin d’être des apologistes du colonialisme britannique et américain, les universités britanniques font tout ce qu’elles peuvent pour persuader leurs étudiants que l’esclavage est un péché spécifiquement occidental.
L’indifférence face à l’esclavage moderne
Un détail encore plus révélateur est peut-être à chercher du côté de l’unilatéralité des récits progressistes sur l’esclavage et de la complète indifférence du mouvement décolonial face à l’esclavage moderne. Selon l’Indice mondial de l’esclavage, en 2016, « environ 40,3 millions d’hommes, de femmes et d’enfants subissaient l’esclavage moderne. Parmi eux, 24,9 millions étaient astreintes à un travail forcé et 15,4 millions à un mariage forcé. Les femmes et les filles sont largement surreprésentées, avec 71 % des victimes. L’esclavage moderne est le plus répandu en Afrique, suivie de la région Asie-Pacifique ». Si les intellectuels occidentaux ont vraiment envie de réparer les dégâts du commerce transatlantique des esclaves, leur énergie ne serait-elle pas mieux investie dans des campagnes visant à mettre un terme à cet immonde commerce d’âmes humaines qui, ici et maintenant, affecte de manière disproportionnée les femmes et les jeunes filles de couleur ?
Ce qui m’amène à mon dernier point. Le mouvement pour la décolonisation des programmes et la politique de l’identité qui l’étaye se manifestent à une époque bien étrange, géopolitiquement parlant. Avec l’essor économique et l’assertivité internationale de la Chine, une Russie de plus en plus nerveuse et illibérale, sans oublier l’insurrection islamiste toujours très active au Moyen-Orient, l’ordre international libéral n’a jamais semblé aussi fragile. S’il a effectivement été créé par l’Occident, cet ordre, tissé par diverses institutions internationales, aura jeté les bases d’une prospérité économique mondiale et de l’essor fulgurant d’une nouvelle classe moyenne, en particulier dans les pays en développement. Par exemple, dans son livre Inégalités mondiales(2011, traduit en français en 2019), Branko Milanovic décrit l’étonnante montée en puissance d’une nouvelle classe moyenne en Asie de l’Est. Entre 1988 et 2008, le revenu par habitant aura triplé dans la Chine urbaine et doublé au Vietnam, en Thaïlande et en Indonésie, avec des revenus ruraux ayant augmenté de 80 %.
La puissance militaire s’ajoute à cette puissance économique. La Chine se développe désormais dans le monde entier, notamment en Afrique, tout en affirmant son ascendant militaire à un niveau régional. Tout comme le mouvement décolonial, ces États et leurs dirigeants expriment une volonté de revanche contre l’Occident, fondée sur leur appréhension de l’histoire moderne. Parmi ces griefs : le désir de la Chine de corriger les torts de l’impérialisme britannique et reprendre sa place naturelle de grande puissance, l’intérêt de la Russie à renverser l’humiliation post-guerre froide imposée par l’Occident et, du côté des islamistes, l’envie de rendre la pareille à l’Occident et de construire un nouveau califat mondial.
En admettant que la montée en puissance de ces États et mouvements anti-occidentaux se fonde sur la confiance et les objectifs civilisationnels de l’Occident – son « telos », pour ainsi dire – que propose aujourd’hui l’Occident pour contrer ces forces sociales et ces gouvernements profondément illibéraux, souvent autoritaires et, dans certains cas, proprement génocidaires ? Par quelle glu sociale pouvons-nous nous unir pour, collectivement, défendre l’ordre institutionnel sur lequel reposent nos droits et libertés (tous extrêmement fragiles et historiquement contingents) ?
À mon sens, la volonté du corps académique progressiste de neutraliser l’Occident, réduire son pouvoir, déconstruire ses récits, remettre en question sa philosophie et renverser son ordre institutionnel, incarne une impulsion enracinée dans une période géopolitiquement plus stable et aujourd’hui révolue. Le long boom dont aura joui l’Occident après guerre, celui-là même qui lui a permis de financer l’État-providence et les universités dans toute l’Europe, a procuré à la génération des intellectuels de gauche post-1968 (les architectes des mouvements actuels de justice sociale) une illusion de sécurité. À l’époque, s’ils pouvaient appeler à la révolution, c’était en espérant que la concrétisation de leurs rêves de bouleversement social transforme l’Occident en force bienveillante d’un changement global, et le monde en une sorte de grand ashram socialiste. Aujourd’hui, s’ils y parviennent, leur révolution n’aura pas comme effet de transformer des puissances régionales en démocraties socio-démocrates de style scandinave. Ce qu’ils peuvent escompter, par contre, c’est de voir ces puissances régionales transformer la Grande-Bretagne et l’Amérique – comme la majeure partie de l’Europe – en kleptocraties dysfonctionnelles et autoritaires, secouées de temps en temps par des bains de sang idéologiquement attisés.
Faites attention, Meghan Markle, et réfléchissez à ce que vous souhaitez. Car si les statues se mettent à tomber, le risque est grand qu’elles vous tombent d’abord dessus.
*Doug Stokes est professeur de stratégie et sécurité internationale à l’université d’Exeter, au Royaume-Uni.