Comme tant de téléspectateurs du monde entier, j’ai regardé la cérémonie d’ouverture de l’ambassade émiratie à Tel-Aviv. Comme la plupart des orateurs, j’ai pensé que c’était la réalisation d’un authentique miracle, même si j’opte toujours pour un discours rationnel et une approche rationnelle des conflits. Mais là, comme par enchantement, les hommes qui se sont affrontés depuis près d’un siècle, même sans vraiment savoir pourquoi, décident de rompre avec ce passé douloureux, implacable, et s’aventurent avec détermination sur la voie de la paix, de la prospérité et du futur.

Mais ce qui frappe le plus, c’est la capacité des peuples à oublier, à exhumer un futur heureux que l’on croyait à tout jamais oublié. Les mêmes hommes ne regardent plus leur vie de la même façon, du même point de vue. Le philosophe allemand Karl Jaspers nous parle de temps axial, comme il s’en produit dans l’histoire de l’humanité, sans que l’on sache clairement à quel mouvement de balancier cette manœuvre obéit. Lorsqu’on a en soi une certaine sensibilité religieuse, les choses paraissent plus simples puisqu’il suffit de les attribuer à une intervention divine, sans autre forme de procès.

D’autres approches sont possibles, quoique moins assurées. On parle alors d’évolution de  telle ou telle action ou facteur, selon une causalité que nous ne maitrisons pas complètement ; mais les faits sont là, qu’on puisse ou non les expliquer… Je pense à la rapidité avec laquelle les anciens ennemis d’Israël renouent avec lui. Avec quelle hâte, ils signent de très nombreux traités avec l’ancien ennemi juré.

Je pense à ce Psaume que nous lisons dans le Hallél (Ps 113 à 118) où le Psalmiste dit : de Dieu provient cette chose, elle est un prodige à nos yeux. En plus de deux millénaires, cette prédiction n’a pas pris une ride. C’est toujours vers le doigt de Dieu que l’on se tourne lorsque nos facultés prédictives nous font défaut.

Les images ont révolutionné l’histoire de la culture humaine. Nous sommes dépassés par notre propre temps. D’où la notion du en même temps (qui n’est pas l’invention d’un homme politique et qui se trouve déjà, en maint endroit, dans le volume III des Cahiers noirs de Martin Heidegger… Il faut dire qu’aujourd’hui, au cours d’une seule vie d’homme, les créatures peuvent vivre d’innombrables événements, vivre de nombreuses révolutions technologiques. Je prends l’exemple du traitement de texte, de la rapidité avec laquelle on échange des milliards de documents tous les jours, d’une partie de l’univers à l’autre. On a l’impression que notre ombre va plus vite que nous-mêmes.

Quand on jette un regard rétrospectif ou que l’on réécoute des discours haineux, exclusivistes et totalement intolérants, on se demande à quoi pensaient leurs auteurs en les prononçant. Quand on voit, par contraste, un jeune et fringant ambassadeur émirati, habillé comme nous en complet veston, prononcer dans un excellent anglais un discours de paix et de fraternité, on se demande comment on en est arrivé là… Pourquoi on a perdu tant de temps, pourquoi tant de victimes et des destructions en tout genre.

Ici aussi, on se souvient des prédictions des anciens prophètes du VIIIe siècle avant l’ère usuelle ; face à un pouvoir royal désorienté, ne sachant pas comment naviguer entre les alliances hégémoniques des grandes puissances de l’époque (Égypte pharaonique, Babylonie, Assyrie, etc.) les prophètes furent la boussole de l’ancien Israël. Mais à quoi sert la boussole lorsque ceux qui ont le pouvoir de décider n’écoutent point… Ce passé lointain peut nous aider à éviter de nous fourvoyer et de faire le bon choix.

C’est désormais le pari que font les voisins d’Israël. Je vois, par exemple, que le gouvernement d’Israël propose sincèrement une aide alimentaire et énergétique à un pays voisin comme le Liban, je me dis que là aussi c’est une réminiscence des prédictions prophétiques ; ne te réjouis pas de la chute de tes ennemis. À méditer.

Israël, au cours de ces deux derniers millénaires, selon le comput chrétien, a bu le calice jusqu’à la lie ; rien ne lui a été épargné. Mais aujourd’hui, revigoré, fortifié par tant d’épreuves, il récolte les fruits de son courage, voire de son obstination. Certes, tout n’est pas fini, car on aura remarqué que cette normalisation n’est pas simple, que le choix des mots n’est pas le fruit du hasard, que les contrats sont des contrats et non des traités de paix. Bref, que ce sont les affaires et les échanges qui sont privilégiés. Le reste, c’est-à-dire la politique, viendra après. Cela est mieux que rien.

On se souvient que le Premier ministre Ariel Sharon avait délibérément opté pour ce choix : on ne négocie pas sous le feu et les échanges commerciaux finissent par changer les mentalités, voir la vie d’une autre façon. On se souvient de sa formule hébraïque : ce qu’on voit d’ici, on ne le voit pas de là-bas… (Ma shé ro’im mi kan lo ro’im mi sham). Sans jeu de mots de ma part, c’était très bien vu.

On aura remarqué que dans le discours d’ouverture de son ambassade, le jeune ambassadeur n’a pas évoqué une seule fois le nom des Palestiniens. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’en désintéresse, mais, tout au contraire, qu’il a su sérier les problèmes. Et aussi : en ayant des relations normales avec Israël, les Émirats arabes unis peuvent intelligiblement peser sur les décisions et œuvrer comme une force de rapprochement entre les ennemis d’hier.

La partie qui se joue désormais est très délicate, car les ennemis de la paix (Iran, Syrie, Liban et Hezbollah) ne vont pas se convertir aux idéaux de l’amour du prochain et de la recherche du consensus. Le Proche-Orient est connu pour la rapidité de son embrasement. On retombe très vite dans la guerre régionale. Il faut reconnaître les faits : pour décontaminer l’âme de la haine, il faut du temps. Là aussi, les prophètes ont vu très vite et très loin. Et leur lecture théologique de l’histoire n’était pas vaine. Nous autres, en raison de la distance, sommes convaincus qu’ils avaient vu juste, mais leurs contemporains ne voyaient pas les choses de la même manière. Ils se voulaient avant tout des gestionnaires et non pas des visionnaires… Le Prophète, le voyant, se préoccupait de l’avenir principalement. Il était celui qui voit (atta ha-ro’é), ce qui veut dire en fait qui voit juste et très loin.

Sans être nous-mêmes des visionnaires, que nous réserve l’avenir ? Que seront ces nouvelles relations avec les pays arabo-musulmans dans quelques décennies ? Ceux qui auront la chance de vivre ces événements à venir auront à cœur de se laisser guider par la paix à préserver et à approfondir. Car, un jour, il faudra bien résoudre tous les problèmes et ne tolérer aucune bombe à retardement.

Dans l’antichambre de la paix, Israël devra renforcer les deux piliers de son existence : le sionisme et la démocratie. On le sait, ce ne sera pas facile, c’est même un équilibre instable. Le caractère juif de cet État n’est pas négociable, pas plus que l’est le statut de la ville de Jérusalem, la cité du roi David. Le tout dans le respect de la liberté de culte pour tous.

Le vécu juif a longtemps pris la forme diversifiée de la martyrologie, tant Israël semblait avoir plus un destin qu’une histoire proprement dite. Une anecdote pas forcément amusante concernant le philosophe judéo-allemand Heinrich Heine : le judaïsme n’est pas une religion, c’est une maladie. Il se trompait lourdement, mais il faut  l’en excuser si l’on se remémore la situation des juifs et du judaïsme en Europe au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Je rappelle aussi que certains grands Juifs allemands, largement émancipés, disaient que le sionisme était une cause embaumée… Walther Rathenau se trompait lui aussi en disant cela.

L’avenir semble rose, il faut en profiter et renforcer le camp de la paix.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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