Il est hélas devenu évident aujourd’hui que notre technologie a dépassé notre humanité.

L’esprit humain doit prévaloir sur la technologie.

Je crains le jour où la technologie dépassera l’homme. Le monde aura une génération d’idiots.

ALBERT EINSTEIN

Yuval Noah Harari: «Les inégalités pourraient déboucher sur un nouveau colonialisme numérique».

L’historien israélien expose les risques d’un monopole des géants du web. « Si les inégalités résidaient autrefois dans les possessions foncières, elles résident aujourd’hui dans les big datas. »

Mais pourquoi avoir décliné cette œuvre en roman graphique ? « Parce que je souhaite que le plus grand nombre de personnes possibles aient accès aux œuvres, aux miennes et aux autres œuvres en général. Beaucoup de gens ne lisent pas de livres ou ne sont pas habitués au langage académique. C’est donc nous, chercheurs, scientifiques et écrivains, qui devons faire un effort et parler le langage des gens ordinaires, notamment dans la lutte contre le changement climatique. Nous avons une grande responsabilité, d’autant plus dans le contexte d’une pandémie comme celle du covid. Si vous ne parvenez pas à atteindre les citoyens, vous laissez la porte ouverte aux théories du complot et aux fake news. Il y aura aussi une version pour enfants qui sortira l’année prochaine. »

Quelle est la plus grande leçon que nous a enseignée le coronavirus ?

Il nous a enseigné que, pour résoudre des problèmes de portée mondiale, il fallait mettre en place une coopération internationale. Il n’y a pas d’autre solution. Malheureusement, nous n’avons pas atteint cet objectif.

En ce sens que les vaccins sont encore réservés aux pays riches et beaucoup moins aux pays pauvres ?

C’est certain, et c’est un calcul myope, puisque le virus peut revenir d’un autre pays et avec un autre variant. Mais il y a encore pire. Deux ans après la pandémie, nous n’avons toujours pas de plan mondial, et encore moins de leadership mondial, qui nous permette de surmonter rapidement cette pandémie, de faire face aux perturbations économiques qu’elle a causées et éventuellement à une autre pandémie. L’Organisation mondiale de la santé, par exemple, est un organisme vidé de sa substance et influencé par la politique. Et puis, si nous ne parvenons pas à trouver une ligne commune sur une urgence historique et universelle comme celle-ci, quels objectifs pourrons-nous jamais atteindre sur des questions tout aussi colossales et paradoxalement plus compliquées, car moins évidentes, comme l’environnement ou l’intelligence artificielle ?

La grande réticence de la Chine à enquêter sur les origines du virus n’a pas contribué à l’harmonie mondiale.

Toute cette situation trouve malheureusement son origine dans un pays privé de liberté d’information. Au lieu de cela, nous devrions créer une meilleure plateforme pour partager autant d’informations que possible à l’échelle mondiale, afin de stopper à temps tout danger pour l’humanité. Le covid nous a également enseigné une autre leçon : l’importance de la santé publique. Pas seulement nationale, mais aussi mondiale. Au lieu de cela, il y a encore des pays qui demandent à construire des murs pour bloquer les migrants, alors que les murs dont nous avons besoin sont des murs capables de séparer l’humanité des menaces qui pèsent sur elle, comme les virus. L’égoïsme ne nous mènera nulle part.

En tout cas, la science a joué un rôle extraordinaire, avec des vaccins anti-covid développés en moins d’un an.

Oui, et cela me rend très optimiste. Cela me fait penser qu’il pourrait vraiment s’agir de la dernière grande pandémie, alors que par le passé, ces phénomènes étaient totalement incontrôlables. Le problème, c’est que la politique n’a pas encore appris à agir à temps et à un niveau global et stratégique. Nous en avons constaté les dégâts ces derniers mois. Il suffit de penser à l’attitude de Donald Trump, qui a suspendu sa contribution à l’OMS en plein milieu de la pandémie. C’était comme regarder une catastrophe au ralenti.

Pourtant, la pandémie a contribué à la chute de plusieurs leaders populistes, non ?

C’est exact. Parce que dans de telles circonstances, les gens réalisent qu’ils doivent pouvoir compter sur un vrai leader, pas sur un bon animateur de téléréalité.

Le monde entier se livre actuellement à un immense débat sur les passeports vaccinaux et les restrictions anti-covid. Qu’en pensez-vous, vous qui avez notamment écrit des livres futuristes portant sur le transhumanisme, comme « Homo Deus : une brève histoire de l’avenir » ?

En cas d’urgence, de telles mesures de « surveillance » sont nécessaires, et j’y suis personnellement favorable. Le problème, c’est qu’à long terme, elles pourraient devenir le cheval de Troie d’un contrôle capillaire de la société. Deux choses sont donc essentielles. Ces mesures doivent être temporaires et, surtout, à double sens, ce qui signifie que les Etats, les gouvernements et les géants du web doivent eux aussi se montrer plus transparents, surtout dans une période d’urgence comme celle-ci. Malheureusement, cela ne semble pas être le cas, il suffit de se pencher sur le dernier scandale Facebook. Si la surveillance est une voie à sens unique, nous risquons à long terme de devenir un pays autocratique ou totalitaire comme la Chine.

Etes-vous inquiet pour la démocratie ?

Nous devrions toujours l’être, car si les dictatures sont de mauvaises herbes qui peuvent pousser n’importe où, la démocratie est une fleur qu’il faut préserver et qui a besoin de temps et de conditions favorables pour s’épanouir. Elle ne naît pas du néant, comme nous l’a montré le chaos en Afghanistan. La démocratie est fondée sur l’acceptation des autres, de ceux qui pensent différemment, des opposants. Malheureusement, je constate que dans plusieurs pays, dont les Etats-Unis d’Amérique, la haine entre les factions ne cesse de croître, notamment parce qu’elle est fomentée par des dirigeants politiques dont l’objectif est précisément d’éroder la démocratie. A ce rythme, où personne ne respecte plus l’autre et où les ennemis sont de plus en plus nombreux, deux scénarios sont possibles : une guerre civile ou un gouvernement ultra-autoritaire.

Dans quelle mesure craignez-vous le pouvoir et l’influence des algorithmes en ligne, qui nous font souvent voir uniquement les choses que nous aimons et bloquent tout le reste ? Il s’agit du même mécanisme qui contribue à la prolifération des théories anti-vax et autres théories du complot.

C’est un grand danger. Malheureusement, les algorithmes sont essentiellement basés sur un modèle commercial, qui implique de vous garder le plus longtemps possible sur cette plateforme pour générer plus d’argent, en stimulant les émotions des utilisateurs et en favorisant ainsi leur engagement. C’est pourquoi, en ligne, les théories du complot et les théories anti-vax fonctionnent mieux que les faits. Et dire que le seul véritable complot réside dans la manière dont les médias sociaux exploitent leurs utilisateurs !

Et comment s’en sort-on ?

Il faut bombarder les gens de faits, par exemple sur les vaccins. Et ne surtout pas le faire de manière répétitive, mais de manière émotionnelle et empathique, comme le font les médias sociaux.

Ensuite, il y a les inégalités. Dans ce roman graphique de « Sapiens », elles sont les protagonistes du dernier chapitre, où la détective Lopez enquête sur ce qu’elle appelle « l’un des pires crimes de l’humanité ».

Oui. Malheureusement, l’histoire a démontré que depuis la révolution agricole, il a été impossible de mettre en place une société juste et égale, a fortiori avec les utopies du XXe siècle. Mais tout évolue. Le principal problème aujourd’hui réside dans la concentration du pouvoir des géants du web, et surtout dans les big datas.

Il s’agit de la quantité incommensurable de données personnelles que nous communiquons en ligne chaque jour, souvent sans le savoir.

Exactement. C’est du vol. Si les inégalités résidaient autrefois dans les possessions foncières, elles résident aujourd’hui dans les big datas, l’actif le plus précieux de notre époque. Le fait que ces énormes quantités de données soient aux mains de géants comme Facebook, Google, Alibaba, Baidu, etc., est extrêmement dangereux. Si on ne les arrête pas maintenant, les inégalités deviendront de plus en plus marquées et pourraient aboutir à l’avènement d’un nouveau colonialisme, de nature numérique.

Et comment pouvons-nous changer les choses ?

Les gouvernements mais aussi les citoyens peuvent et doivent agir pour restreindre les pouvoirs de ces multinationales. Dans vingt ans, toutes nos informations, celles de citoyens ordinaires, de juges ou de journalistes, pourraient se retrouver à Pékin ou à Washington. Ce serait catastrophique.

Plusieurs réseaux numériques et informatiques, qu’il s’agisse de banques ou encore de Facebook et Instagram dernièrement, ont récemment subi des pannes mondiales. A quel point notre nouveau monde est-il fragile ?

Selon moi, un virus numérique représente un danger bien plus grand qu’un virus biologique. Parce que tout se passe désormais en ligne, encore plus depuis la pandémie, et qu’une panne de quelques jours pourrait suffire à déclencher une catastrophe. Nous ne sommes pas préparés. Nous sommes en grand danger. Nous nous dirigeons de plus en plus vers une guerre froide numérique entre les Etats-Unis, la Chine et d’autres pays.

Ce ne sont donc pas les nouvelles « années folles » que certains espèrent, comme après la pandémie du début du siècle dernier…

Je ne crois pas que l’histoire se répète. Parce que beaucoup de choses dépendent de décisions individuelles et de circonstances particulières. Par exemple, à l’issue de cette pandémie, nous pouvons soit rejeter la responsabilité sur les étrangers et diffuser des théories du complot, soit développer un sens profond de la communauté et de la coopération ainsi qu’une foi encore plus forte dans la science. Il s’agit de deux avenirs différents, mais tous deux sont possibles. Laissez-moi vous donner un autre exemple. Lorsqu’une autre pandémie majeure, celle du sida, a éclaté, la communauté homosexuelle a été complètement abandonnée par les gouvernements : « Laissons les gays mourir », tel était le mantra de l’époque. Dans l’urgence, cependant, cette communauté homosexuelle s’est rassemblée. Elle est devenue de plus en plus soudée et en est sortie beaucoup plus forte. Parce que, comme toujours, people have the power  : les gens ont le pouvoir.

Le Soir

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