Accueil International Société libérée et Israël. La gauche allemande pro-sioniste

Société libérée et Israël. La gauche allemande pro-sioniste

1544

Société libérée et Israël. Du rapport entre Théorie critique et sionisme – Stephan Grigat

La solidarité avec l’État d’Israël d’une partie de la gauche allemande est généralement expliquée en France par une supposée culpabilité allemande par rapport à la Shoah qui imprégnerait aussi la gauche. Cette vision témoigne surtout de l’ignorance des débats théoriques, historiques et politiques en cours dans la gauche allemande depuis la réunification au sujet de la Shoah, d’Israël, du nazisme, du mouvement ouvrier et de l’anti-impérialisme. Le présent texte de Stephan Grigat se propose de revenir sur les racines théoriques et historiques de cette position de solidarité avec lsraël en présentant le rapport essentiellement positif, en rupture avec le consensus anti-impérialiste à gauche des années 1960, de la première génération de l’École de Francfort.

La Théorie critique est le contraire de la mentalité gauchiste. Si l’on recense tout ce qui a prétendu participer au mouvement d’émancipation global en se plaçant derrière la bannière de « la gauche » dans les 40 dernières années, alors le fait que les théoriciens critiques aient eu le statut de lecture obligatoire ne s’explique que par une approche sélective de la pensée d’Adorno et Horkheimer.

Pendant que le marxisme-léninisme érigeait l’État en garant de la libération, l’opposant avec enthousiasme aux « cosmopolites », que les anarchistes mutaient en amis des « petites unités » mobilisées contre la « superstructure » et que des philosophes des modes de vie alternatifs lançaient régulièrement de nouvelles idéologies de renoncement sur le marché, la Théorie critique demeurait obstinément fidèle à son objectif : la société libérée sur la base du plus haut degré de civilisation et de luxe.

Pendant que les diverses fractions de la gauche, y compris celles qui avaient étudié auprès d’Adorno et Horkheimer, vénéraient la lutte de classe en tant qu’arme secrète transhistorique de l’émancipation, Adorno évoquait la société de classe sans classes, « la pseudo-morphose de la société de classe en une absence de classe1» et le rétablissement de la domination de classe par la fausse abolition des classes. Alors que la plupart des chercheurs travaillant sur le fascisme, et en particulier ceux de gauche, ignoraient l’antisémitisme, le minimisaient en tant que technique de pouvoir ou le subsumaient plus généralement sous le racisme, la Théorie critique fondait la théorie matérialiste de l’antisémitisme, c’est-à-dire la critique de l’antisémitisme comme critique sociale.

Pendant que postmodernes et post-structuralistes rabaissaient la critique à une affaire d’attitude, à une justification la plus non-conformiste possible du fait de continuer à jouer le jeu, s’autorisant même à flirter avec Heidegger, dont l’esprit malfaisant avait failli coûter la vie à Adorno et aux autres, la Théorie critique s’attachait à dénoncer l’idéologie allemande et la perpétuation du fascisme dans la démocratie. Et, tandis qu’à la fin des années 1960 les étudiants des États héritiers du nazisme, passé un bref moment d’effroi face à la génération de leurs parents, estimaient que « servir le peuple » et se former chez les fédayins palestiniens était une idée géniale, les théoriciens revenus à Francfort pressentaient rapidement quelle direction ce nouveau départ allemand allait prendre et y répondaient par la solidarité avec les victimes futures.

Certes, cette solidarité ne conduisit pas à saisir totalement la signification du sionisme mais elle impliquait évidemment la solidarité avec Israël en tant que lieu de refuge des personnes menacées par l’antisémitisme.

Les sionistes et l’État

Max Horkheimer avait déjà pris pleinement conscience du fait que l’antisionisme allait se substituer à l’antisémitisme en observant la superposition entre la propagande nazie et celle du socialisme étatique. En 1969, il écrivait dans une lettre adressée à Zachariah Shuster : « Dans le National-Zeitung2, à l’image des journaux du bloc de l’Est, le mot « Juif » est remplacé par « sioniste » (…) »3. On apprend ainsi dans une note de 1970, que Horkheimer, même si cela ne joua presque aucun rôle dans le débat public avec le mouvement étudiant, avait pris acte de la fraternisation entre la gauche allemande et le mouvement national palestinien dont les visées exterminatrices s’exprimaient à l’époque de manière beaucoup plus franche4.

Dans des notes rédigées suite à l’opération israélienne au Sinaï, il constatait comment la mise en œuvre de normes uniformes dans la concurrence inter-étatique s’était traduite par une attaque contre Israël en raison d’une situation de départ inégalitaire. Il s’aperçut du désintéressement vis-à-vis des agressions commises par les gouvernements arabes et en conclut qu’un État comme Israël devait se défendre contre ses ennemis d’une autre façon qu’une puissance mondiale, de manière tantôt préventive, tantôt agressive5.

La correspondance d’Adorno nous apprend que ce dernier refusait d’intervenir publiquement lors d’événements pro-israéliens. Il écrivait à Horkheimer le 20 juin 1967 : « Je devais participer à une rencontre pro-Israël qu’organisait Simonsohn en tant qu’un des principaux orateurs (…). Mais j’ai refusé pour plus d’une raison. Je sais que là aussi je suis d’accord avec toi »6.

Les raisons précises de cette non-participation demeurent inconnues. On peut cependant déduire d’autres écrits qu’elle n’était pas motivée par un manque de sympathie pour l’État des rescapés de la Shoah. Le 5 juin 1967, au moment de l’éclatement de la guerre de six jours, Adorno écrivait : « Dans un coin de ma conscience, je me suis toujours dit qu’à long terme, cela ne finirait pas bien mais la réalisation aussi rapide de cette crainte m’a totalement surpris. On ne peut qu’espérer que les Israéliens maintiennent pour le moment une supériorité militaire sur les Arabes qui leur permette de tenir »7.

Le jour suivant, s’exprimant au sujet du meurtre de l’étudiant Benno Ohnesorg8 à Berlin, il évoquait en public « l’effroyable qui menace Israël, le foyer de nombreux Juifs ayant échappé à l’horreur »9. Deux ans plus tard, à Francfort, Adorno fut tellement horrifié par les hurlements des étudiants gauchistes allemands et nationalistes arabes en direction de l’ambassadeur israélien qu’il évoquait dans une lettre à Marcuse10 le danger d’un basculement du mouvement étudiant vers le fascisme .

Marcuse, pourtant moins sensibilisé aux tendances régressives du mouvement étudiant qu’Adorno et Horkheimer, se déclarait solidaire avec l’orientation fondamentale du mouvement sioniste : « Je ne peux oublier que les Juifs ont fait partie des persécutés et opprimés pendant des siècles, que six millions de Juifs furent exterminés il y a peu de temps encore. Si finalement un espace est créé où ces gens n’auront plus à craindre ni persécution ni oppression, alors je me dois de partager cet objectif »11.

Résumant dans le Jerusalem Post les impressions de son voyage de deux semaines en Israël en 1972, Marcuse écrivait: « Je pense que l’objectif historique qui a motivé la fondation de l’État d’Israël était de prévenir la réapparition des camps de concentration, des pogromes et d’autres formes de persécution et de discrimination.  (…) »12. Conscient qu’un tel objectif ne pouvait pas se réaliser sous la forme d’une réserve de l’ONU ou par le biais d’autres mesures paternalistes de la soi-disant communauté mondiale qui avait à peine réagi face à la Shoah, Marcuse s’exprimait en ces termes : « Dans le contexte international actuel, la poursuite de cet objectif présuppose l’existence d’un État souverain capable d’accueillir et de protéger les Juifs qui sont persécutés ou vivent sous la menace de persécutions »13.

Marcuse critiquait en même temps avec sévérité la manière dont la guerre israélienne avait été menée ainsi que les tortures et les discriminations à l’égard de la population arabe en Israël. En 1970, son indignation le poussa même à affirmer dans un journal américain de gauche qu’il était obligé de se montrer d’accord avec ceux « qui par principe ont une attitude critique à l’égard d’Israël ». En parallèle, il remettait cependant à leur place les personnes qui diffusaient une propagande anti-sioniste derrière leur « critique de principe » en insistant sur l’essence de l’étaticité en général contre l’idée d’une nature spécialement perfide de l’État israélien : « En tous ces points, les origines de l’État d’Israël ne sont pas fondamentalement différentes de celles de pratiquement tous les États dans l’histoire : établissement par la conquête, occupation et discrimination »14.

Marcuse a fait un ensemble de propositions pragmatiques visant à mettre fin à l’état de guerre permanente au Proche-Orient. Celles-ci étaient imprégnées d’un net optimisme vis-à-vis des potentialités futures d’émancipation universelle. Ses propositions de réconciliation reposaient cependant sur une condition préalable. Dans la préface à l’édition hébraïque de L’homme unidimensionnel, il formulait cette condition préalable à la coexistence paisible entre Juifs et Arabes au Proche-Orient, condition qui n’est toujours pas réalisée aujourd’hui : « Seul un monde arabe libre peut coexister aux côtés d’un Israël libre »15.

Leo Löwenthal, membre d’une organisation étudiante sioniste pendant ses études mais déçu ensuite par la réalité israélienne, tenait des propos semblables. Critique ardent de la politique de colonisation sioniste, il craignait que l’absence de réconciliation avec la population arabe ne donne lieu à de « vils conflits, voire des catastrophes »16 sans laisser planer pour autant le moindre doute quant à son soutien à l’égard d’Israël.

Lire la Suite sur : http://solitudesintangibles.fr/societe-liberee-et-israel-du-rapport-entre-theorie-critique-et-sionisme-stephan-grigat/

… Considéré du point de vue matérialiste, l’impératif sioniste serait ainsi le suivant : tant qu’il y aura des personnes qui s’engagent au nom de l’impératif marxien tout en ne rencontrant aucun succès, nous tenterons d’agir conformément à l’impératif adornien en assurant par la violence l’intégrité physique des Juifs et Juives. Tant que le dépassement émancipateur de l’État et du Capital n’a point de perspectives de succès, il s’agit de pratiquer la Théorie critique comme le déploiement d’un jugement existentiel et de s’accrocher à une interprétation matérialiste de l’impératif sioniste : tout faire pour assurer les possibilités d’auto-défense réactive et préventive de l’État des survivants de la Shoah.

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Verified by MonsterInsights