La guerre m’a conduit à suivre, aux fins d’une étude diachronique, cartographique et statistique, les Nineveh Plain Protection Units (NPU), autrement dit la milice assyrienne officiellement intégrée à la coalition dirigée contre l’État islamique en Irak.
2.580 hommes sont en réserve des 500 combattants. Une activation de la réserve est toutefois improbable. Le futur de la plaine de Ninive ‒ que de nombreux chrétiens et Yézidis aspirent à voir érigée en région autonome ‒ demeure incertain. Le calcul bien compris tant à Bagdad qu’à Erbil ‒ qui se disputent l’autorité territoriale ‒ consiste à donner corps au symbole sans pour autant donner corps à une force armée pouvant suppléer la visée politique de ces minorités après la victoire contre Daech. Les miliciens tiennent certes une arme en main, mais ni leur destin ni ce bulletin de vote qu’ils promettent de tendre à tous les habitants de la plaine.
Sur le terrain, la coopération avec l’armée irakienne fonctionne. Il est vrai que son commandant, Benham Abbush, était déjà général de brigade lors de la guerre du golfe et que les officiers, de même que plusieurs miliciens, sont des vétérans de l’armée. Le capitaine Nashat Fathel, à la tête de la compagnie que je suis, a ainsi servi durant la guerre Iran-Irak. Le gouvernement central de Bagdad fournit du reste les munitions et la solde de 400$ par mois. Somme dérisoire pour ces combattants qui sont eux-mêmes des réfugiés ayant laissé dans les mains de Daech leur maison et leurs avoirs. De leur côté, les Américains avaient promis de renouveler l’armement après la libération de Badanah début septembre. Promesse non tenue. La milice bénéficie cependant de conseillers militaires ; mais voilà bien un service qu’offrent volontiers et avec intéressement toutes les puissances étrangères qui font la guerre sans la faire. Ainsi, les forces spéciales US l’entraînent, tandis que les forces spéciales canadiennes l’accompagnent discrètement.
Après les combats de Tellesquf qui firent trois blessés dans ses rangs et surtout depuis son intégration à la coalition, quelques journalistes se sont intéressés aux NPU.
Pendant que ceux-là tâchent de rapporter et d’illustrer l’actualité, je m’abandonne à la sieste. Chacun son métier. C’est sans compter sur Abdullah, 18 ans, qui rejoue sempiternellement les pitreries que j’ai vues à son âge dans les casernes belges. Sand et Aseel, deux beaux bébés de 19 ans et 90 kilos, s’en mêlent. Ramy, un ancien para, en profite pour coller devant mon visage son jeu en ligne multijoueur, tandis qu’Aesar, 20 ans, m’agrippe de l’autre côté pour me montrer les nouvelles vidéos de ses prouesses à la kalach’.
« Trop vieux pour ces conneries », je m’extirpe pour rejoindre Evan qui a pris son tour de garde. Commence le grignotage frénétique de fruits à coque et l’incessant don et contre-don de clopes. Evan achevait sa licence en histoire quand Daech a surgi. Sa sœur a émigré en Australie ; lui est resté pour se battre. Toute la troupe attend surtout sa noce dans deux semaines, même s’il ne faut pas dire qu’il ne fera pas d’enfant en Irak. Alors ce sera peut-être aussi l’Australie. Jameel, qui nous a entretemps rejoints, regarde son « frère » avec tendresse. Réfugié, emprisonné, torturé, ce géographe de 26 ans a sombré dans l’indigence avant de rejoindre la milice. Dans l’intervalle, sa fiancée a épousé un médecin par nécessité plutôt que par opportunité. Mais le nom de cette femme aimée est resté tatoué sur son bras.
La guerre reprend rapidement ses droits dans la discussion. Revoilà les Peshmergas qui étirent leur ligne au Nord-Est de Qaraqosh dans le même temps que l’armée fédérale marche en colonne depuis le Sud-Est. La milice, à l’Est, occupe pour sa part deux positions à l’extrême centre de cet arc. L’une d’elles, à Khazir, est l’école en ruine où j’écris. Enceinte extérieure éclatée, murs criblés d’impacts, les classes servent d’armurerie, de bureaux et de dortoirs. Les miliciens se font forts de rendre un jour ce lieu aux enfants. Mais à quels enfants ? Tout autour, le village n’est qu’un tas de décombres laissé derrière elle par l’aviation américaine.
Sur le départ, les journalistes me font part de quelques astucieuses conjectures quant à la date de l’offensive et aux enjeux géopolitiques du jour d’après. Elle est imminente, tant et si bien que ce texte sera peut-être publié après la reprise de la ville. Cela n’a pas d’importance. Les contours du visage d’Osama, sous son chapeau de jungle type guerre du Vietnam, m’est devenu infiniment plus précieux que les contours de la carte qu’Erdogan, Barzani et al-Abadi dessinent.
Mais pour ces jeunes, ce n’est pas rien. D’abord, leur survie en Irak se joue sur cette carte. Ensuite, Qaraqosh était la plus importante ville chrétienne de la plaine de Ninive. La milice est donc bien décidée à s’engager dans la reconquête de la ville. Peu importe que les villes et les villages traversés en sa compagnie soient des cartes postales lunaires. Et peu importe que Qaraqosh libérée sera presqu’inhabitée tant la présence chrétienne a été décimée. Le général Benham Abbush et Evan veulent revoir leur maison ; Osama l’église et Jameel sa bibliothèque. Le capitaine Nashat Fathel, originaire de Mossoul, y avait sa maison de vacances. Lucide sur le futur de sa ville natale, il sait que sa résidence secondaire sera au mieux sa résidence principale. Il ne se plaint pas ; il a tout autour de lui le paysage apocalyptique que les réfugiés vont découvrir à leur retour.
Le Huffington Post /Récit de