Rabbi Isaac Louria (1534-1572) et le chant LE-MITSBA AL RIFTA…

par Maurice-Ruben HAYOUN.

Les historiens s’interrogent aujourd’hui encore sur cette mutation, cette transformation de fond en comble du judaïsme rabbinique, sous la férule d’une tradition nouvelle, la tradition kabbalistique ou mystique… Plusieurs facteurs contribuent à expliquer ce qui s’est passé. J’ajoute, pour couper court à toute controverse que ce processus de novation et, de substitution, de remplacement, a pris des siècles.

Comme toujours, je puise mes arguments et ma science dans le judaïsme allemand du XIXe-XXe siècle qui nous a fourni l’ossature intellectuelle et philologique qui, hélas, fait encore défaut au judaïsme séfarade. Un éminent spécialiste des études juives, un savant germano-hongrois nommé Wilhelm Bacher a frappé une belle formule pour désigner notre question du jour : la kabbale est une tradition autoproclamée (eine sich selbst benennende Kabbala…). Ce qui signifie que c’est elle-même qui s’est octroyée ce titre. Ce qui n’est pas peu dire.

Comment s’explique cette prise du pouvoir par la mystique au sein du judaïsme ? Selon moi, cela s’explique de la manière suivante : Moïse Maimonide (1138-1204) avait constaté un vide dans la défense raisonnée, intellectuelle, de la religion juive ; il avait réagi de deux façons : pour les gens simples un code religieux (Mishné Tora) faisant le point sur la pratique religieuse, d’une part, et le Guide des égarés pour les philosophes d’autre part. Le problème est que ces deux univers ressortissent à des systèmes différents.

A la mort de Maimonide, deux clans se sont affrontés avec pour enjeu la définition de la foi juive : était-ce le judaïsme talmudique ou une formulation philosophico-religieuse de notre héritage ? Pour faire court, je dirais que l’intellectualisme maimonidien a entraîné un éloignement des modalités de la pratique religieuse. Les rabbins orthodoxes ont tôt fait d’identifier cette évolution comme un danger existentiel pour le judaïsme. Cela n’implique nullement que Maimonide ait émis des réserves sur la pratique religieuse, il estimait simplement que le judaïsme méritait plus et mieux. Il ne fallait pas le réduire à une simple orthopraxie . Pratiquer minutieusement les commandements divins et réfléchir sur leurs motivations et leur portée n’étaient pas mutuellement exclusif. Chez l’homme cultivé et instruit, les deux pouvaient avancer main dans la main. Mais tout le monde juif n’était pas de cet avis. La diffusion du contenu du Guide des égarés , pourtant soumise à des règles strictes a permis d’identifier les problèmes et les dangers. Certaines autorités juives, qui rejetaient les enseignements philosophiques se regroupèrent en cénacles plus ou moins confidentiels où l’on tentait de barrer la route à la pensée discussive. Ces sages, éduqués dans le strict respect de la tradition juive, se refusaient à puiser leurs arguments dans la philosophie d’Aristote ou dans les commentaires arabes des autres philosophes grecs. L’apparition de la kabbale et la diffusion de ses écrits principaux comme le Sefer ha-Bahir, le Zohar et les exégèses mystiques du rabbin Isaac Louria, ont fait le reste.

Ces écrits étaient censés conserver au judaïsme rabbinique sa force et une vigueur renouvelée. Mais on restait entre soi, il n’était pas question d’accueillir une approche fondée sur la raison et les logiques grecques. Se profilait à l’horizon un véritable rejet de tout apport allogène, reléguant la Tora à l’arrière-plan.
Encore un mot sur le terme kabbale, dérivé de l’hébreu kabbala. A l’origine, ce terme n’avait aucune cooptation mystique ou mystifiante. Il signifie réception d’une tradition, un legs religieux ou spirituel transmis par les générations précédentes. Une expression que l’on retrouve dans la littérature talmudique : eyn lanou kabbala al zé (Nos ancêtres ne nous ont rien transmis à ce sujet…)

C’est à partir du milieu du XIIIe siècle que les adeptes de ce courant ésotérique se considéraient comme investis par l’authentique tradition du judaïsme originel et se nommaient les mequbbalim, en français les kabbalistes. Kabbala a changé de sens pour ne désigner que l’héritage mystique du judaïsme.

Derrière cette affirmation identitaire il y a un procès en illégitimité intenté aux partisans de la philosophie rationaliste de Maimonide (1138-1204) lequel semblait ne s’intéresser qu’ à la contemplation pure. L’évacuation systématique de tous les anthropomorphismes bibliques à laquelle se livre Maimonide dans son Guide des égarés, sa volonté de dépouiller l’essence divine de toute corporéité, faisaient craindre l’émergence d’un judaïsme abstrait et désincarné, ce qui augurait mal de son avenir, voire de sa survie. Au-delà de son essence profonde qui recélait dès les origines de grandes richesses, le mouvement kabbalistique fut donc principalement une réaction de défense face à une formulation intellectualiste et rationaliste du judaïsme. Mais avec le temps, il se constitua une solide armature théologique qu’il fit prospérer, même au sein d’une kabbale dite chrétienne.

La première compilation franchement mystique est le Sefer ha-Bahir Livre de l’éclat dont le titre est une réminiscence du livre de Job. Ce texte présente des conceptions absolument nouvelles par rapport à la théologie rabbinique habituelle ; la kabbale allait recevoir ses lettres de noblesse avec la diffusion du Zohar, le Livre de la splendeur. On notera, en passant, que l’apport t kabbalistique est toujours conçu comme une approche lumineuse (hahir, zohar, etc.)

Devenu la Bible de la kabbale, entourée aujourd’hui encore d’une véritable aura de sainteté, le Zohar constitue l’indispensable arrière-plan idéologique et religieux de tous les mouvements qui prirent leur essor dans son sillage. Le terme Zohar est un terme générique qui sert de titre à un corpus littéraire composite dont la rédaction s’étend sur plusieurs décennies. En réalité, ce titre n’en désigne que la partie principale dont l’auteur est parfaitement identifié ; il s’agit d’un intellectuel juif du XIIIe siècle, Moïse de Léon (1250-1305), qui avait aussi rédigé des ouvrages en langue hébraïque alors que dans le Zohar il recourt à l’araméen afin de faire croire à la paternité littéraire d’un éminent Sage talmudique du IIe siècle, Siméon ben Yohaï. L’expulsion des juifs de la péninsule ibérique fut ressentie comme un châtiment sanctionnant la proximité trop forte des juifs à la philosophie… En somme, le courant kabbalistique rappelait les enfants d’Israël à leurs devoirs et réinstallait la tradition authentique dans ses droits . Depuis son émergence en tant qu’une tradition nouvelle mais qui se donnait pour la transmission authentique de la religion d’Israël, le corpus zoharique s’est enrichi d’apports littéraires nouveaux dont les plus importants sont Le berger fidèle (Ra’ya méhémena) (une analyse symbolique des préceptes bibliques), les Additifs du Zohar (Tikkouné Zohar) et le Nouveau Zohar (Zohar hadash). Ainsi constitué, le corpus zoharique traversa les siècles sans encombre pour parvenir jusqu’à nous.

Il existe deux traditions mystiques dans notre cas : l’ancienne kabbale, dite aussi la kabbale espagnole, dont Moïse de Léon est considéré comme l’auteur de la partie principale. Je cite les termes propres d’un rabbin viennois du XIXe siècle parlant du Urheber des Haupttteils des Sohars…Ce texte se veut avant tout un commentaire parfaitement mystique.

Il s’agit d’un commentaire mystique (ou kabbalistique) de la Tora. Est-ce que le Zohar a inventé de toutes pièces ce qu’il transcrit dans ses épais folios ? Non point, il reprend presque toujours les interprétations traditionnelles mais son originalité tient au fait qu’il les rehausse d’une saveur incontestablement mystique. Face ou comparée à l’exégèse biblique maimondienne qui insérait dans le Pentateuque les données de la philosophie grecque, telle que relayée par les commentateurs médiévaux de son époque, l’interprétation zoharique, quant à elle, parlait au cœur du juif croyant et peuplait son univers mental de figures familières (les sefirot) et de notions connues et reconnues par sa tradition ancestrale.

J’en viens à la seconde tradition mystique au sein du judaïsme. Ainsi naquit au milieu du XVIe siècle la kabbale de Safed, dite lourianique, en raison du nom de son fondateur Isaac Louria (1534-1572). L’expulsion des juifs de la péninsule ibérique était passée par là. Ce fut un drame qui prit, dans l’essart de certains, les dimensions d’une catastrophe cosmique, ce qui transparait dans les doctrines de cette kabbale lourianique. Et cela eut un impact indéniable sur le judaïsme de cette époque. Après toutes ces avanies recensées par l’histoire juive, les contemporains de la catastrophe eurent à cœur de déchiffrer le message : était-ce une punition divine ? Un sage aussi fin qu’Isaac Abrabanel, coutumier des rois et des reines, a dit que ce drame sans pareil, s’était abattu sur la communauté juive car nous, les juifs, avions abandonné la Torah de Dieu pour nous jeter avec effusion dans les bras du l’idolâtre Aristote. Il fallait donc revenir aux sources et mettre un terme à l’idylle entre le judaïsme et la philosophie.          (à suivre)

Je remercie Madame Annie ABIHSSIRA et Monsieur Prosper HAYOUN pour leur aide décisive. Et fraternelle. J’ai une pensée pour notre père Isaac HAYOUN (Zal) qui m’a enseigné toutes ces choses.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage:

Maurice-Ruben HAYOUN. (hayounmauriceruben@gmail.com)

CYCLE DE CONFÉRENCES *

Le 30 mai à 19heures, mairie du XVIe arrondissement, salle des mariages, sur le thème suivant:
André Chouraqui, un champion du dialogue interreligieux
Le 4 juin  à 19heures, mairie du XVIe arrondissement, salle des mariages, sur le thème suivant:
Maimonide et Averroès face à leurs traditions religieuses respectives

Entrée libre. Salle des mariages.

Pour tout renseignement contacter hayoun.raymonde@wanadoo.fr ou le 0611342874

JForum.fr

 

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

0 Commentaires
Le plus récent
Le plus ancien Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires