FIGAROVOX. – Pascal Bruckner comparaissait mercredi devant la 17e chambre pour des propos visant deux associations, selon lui, «complices idéologiques» des terroristes: «Les Indivisibles» de la militante antiraciste Rokhaya Diallo (qui n’en est plus membre) et «Les Indigènes de la République» d’Houria Bouteldja. Le philosophe avait déclaré sur le plateau de «28 Minutes», une émission d’Arte, qu’il fallait «faire le dossier des collabos, des assassins de Charlie» et accusé ces associations de «justifier idéologiquement la mort des journalistes de Charlie Hebdo». Que pensez-vous de cette décision? Est-ce une victoire de la liberté d’expression?

Laurent BOUVET. – Cette décision est importante. D’abord, en effet, parce qu’elle est une victoire de la liberté d’expression. Une liberté d’expression de tous ceux qui refusent de se laisser intimider par les entrepreneurs identitaires, comme les Indivisibles ou le PIR, qui utilisent tous les moyens possibles (des réseaux sociaux à la justice) pour faire progresser leur vision communautariste et séparatiste sur une base ethno-raciale dans la société française.

C’est aussi une décision importante parce qu’elle met en évidence un phénomène souligné notamment par Pascal Bruckner dans son propos incriminé: la continuité idéologique entre les formes les plus violentes, terroristes et djihadistes, et les formes les plus anodines de la dérive islamiste ou de l’islam politique. Il s’agit en effet d’une différence de degré mais pas de nature entre les unes et les autres. On peut rappeler ici les propos tenus par certains des entrepreneurs identitaires en novembre 2011, après la première attaque contre les locaux de Charlie Hebdo au cocktail molotov: «Il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur les journalistes de Charlie Hebdo, que les dégâts matériels seront pris en charge par leur assurance, que le buzz médiatique et l’islamophobie ambiante assureront certainement à l’hebdomadaire, au moins ponctuellement, des ventes décuplées, comme cela s’était produit à l’occasion de la première «affaire des caricatures» -bref: que ce fameux cocktail molotov risque plutôt de relancer pour un tour un hebdomadaire qui, ces derniers mois, s’enlisait en silence dans la mévente et les difficultés financières».

Ce qui est réconfortant, c’est que la justice n’est pas dupe de la stratégie de ces gens.

Sur le fond, le mot «collabo» employé par Bruckner n’est-il pas excessif?

Le mot paraît fort parce qu’il renvoie à la Seconde Guerre mondiale et à l’Occupation, aux «collabos» français avec le nazisme. Mais au-delà de cette évocation historique, il dit bien ce qu’est cette continuité idéologique. Quand on justifie ainsi un premier acte de violence contre un journal comme Charlie Hebdo parce qu’on n’en apprécie pas le contenu, on joue un jeu dangereux dont la tuerie du 7 janvier 2015 sera l’aboutissement tragique. Si les frères Kouachi sont passés à l’acte, ce n’est bien évidemment pas en raison de telles déclarations mais elles font partie d’un contexte général, d’un contexte défavorable à la liberté d’expression dont Charlie Hebdo était déjà un symbole depuis l’affaire des caricatures de Mahomet.

Avec le recul, le débat déclenché par ce procès n’a-t-il pas été salutaire ?

Tout débat de ce genre est salutaire. Il permet d’éclairer, publiquement, les positions des uns et des autres, de mettre à jour les stratégies de ces entrepreneurs identitaires comme les islamistes. Il permet de le faire de manière impartiale, devant la justice. Chacun peut alors comprendre, on peut l’espérer, où est non pas la vérité mais la défense de la liberté, d’un certain nombre de principes qui nous permettent de continuer, malgré nos différences et nos différends, de partager l’essentiel, notre commun. En France, en l’espèce, il s’agit de la laïcité, de la liberté d’expression et du droit à la caricature y compris à propos de la religion – du refus de toute idée de blasphème.

Lors du procès, Sihem Habchi, ancienne présidente de «Ni putes ni soumises» a évoqué un «fascisme vert», mais aussi un «fascisme blanc» – qui propage «l’idéologie de l’opprimé et installe l’idée que ces jeunes ne sortiront jamais de leur condition et que les coupables sont la République et la France». Certains intellectuels ont-ils aussi une responsabilité dans cette dérive?

Oui, cette forme d’explication de tous les phénomènes dans la société par le social, et plus précisément par les effets de domination sociale, caractéristique aujourd’hui de tout un pan des sciences sociales françaises fournit son carburant en quelque sorte aux entreprises identitaires. Elle permet en effet à tous ceux qui agissent politiquement sous le couvert de la religion – de l’islam politique tout spécialement – de justifier leur idéologie par une forme d’empirisme qui serait incontestable et imparable. Les jeunes qui versent dans le djihad, par exemple, seraient des dominés, des exclus et des discriminés à la fois, «victimes» (avant donc d’être coupables de quoi que ce soit) des inégalités et de «l’islamophobie» d’une société française décrite comme fermée et figée dans une identité spécifique (laïque, «blanche», occidentale, chrétienne, etc.).

Cette rencontre de la sociologie dite critique et des dérives idéologiques contemporaines conduisent, au sein de la gauche radicale ou encore du féminisme notamment, à de bien étranges positionnements. Celui, par exemple, qui consiste à expliquer que l’émancipation des femmes musulmanes passe par la liberté de porter le voile. Une liberté non seulement totalement individualisée mais qui ne s’embarrasse même plus de la question de la domination masculine.

Bref, nous assistons là à un naufrage idéologique de toute une partie de la gauche, politique et intellectuelle qui, sous couvert de poursuite de la lutte pour l’émancipation et contre la domination, se retrouve à justifier les pires atteintes aux libertés. D’autant que cette fois, contrairement à ce qui a pu se passer au XXème siècle notamment, ces atteintes aux libertés se font au nom de la religion.

Cette affaire interroge aussi deux concepts qui ont été banalisés par les médias: celui d’«islamophobie» et de «racisme d’État»…?

Exactement. Le déploiement dans le débat public ces dernières années, sous l’impulsion de ces entrepreneurs identitaires (on pense aussi pour «l’islamophobie» au CCIF notamment) et de certains intellectuels et chercheurs, de tels «concepts» est le signe le plus frappant du naufrage dont je parlais à l’instant. Qu’ils soient repris tels quels par certains médias qui les propagent sans les interroger en dit long aussi sur la capitulation d’une partie de la presse.

Ces «concepts» ne sont pourtant que des instruments au service d’un combat idéologique. Ils servent en particulier, c’était tout l’enjeu de ce procès, à tenter de décrédibiliser et de disqualifier – c’est le cas aussi à l’Université – tous ceux qui refusent cette nouvelle doxa identitaire qui divise et catégorise les uns et les autres en fonction de leur religion, de la couleur de leur peau ou d’ailleurs aussi de leur genre. Le processus est simple: toute critique de l’islamisme, de l’islam politique, des délires «décoloniaux»… est une critique «islamophobe» ou raciste. Il s’agit d’une pensée par amalgame: toute critique de l’islamisme est une critique de l’islam, donc des musulmans ; toute critique du séparatisme racialiste «décolonial» est une critique de la lutte contre le racisme, une pratique de «blanc» héritier du colonialisme et de l’esclavage, donc nécessairement favorable à ceux-ci. Fausse transitivité et syllogismes permanents sont à la base de ces procès permanents intentés à quiconque se risque à la critique – une belle démonstration au passage que l’idée même de critique serait réservée à certains chercheurs et interdite à d’autres en fonction de l’orientation politique de ce qu’ils disent!

On retrouve là, au niveau institutionnel, exactement le même processus que celui appliqué aux individus ; un processus qui se situe toujours à la croisée de l’entreprise idéologique identitaire et de sciences sociales au service, plus ou moins conscient, de celle-ci. L’État est lui-même «islamophobe» et raciste, comme il est «colonial» dans la double mesure où il a pu l’être par le passé (transitivité dans le temps) et où il ne peut concrètement guérir par ses politiques publiques toutes les meurtrissures identitaires contemporaines (transitivité dans l’action ou l’inaction plus exactement). L’État est donc non seulement responsable mais coupable, et il doit être à ce titre dénoncé, attaqué et, dans la version la plus violente, abîmé ou détruit. On retrouve ici à la fois un discours assez classique de l’ultra-gauche, en partie issu de l’anarchisme bien évidemment, mais encore toute une rhétorique – souvent élaborée des agents publics d’ailleurs! – anti-républicaine et très hostile au modèle laïque français. Une rhétorique qui va le plus souvent puiser dans le libéralisme culturel à l’anglo-saxonne un modèle alternatif.

La contradiction, au sein de cette gauche radicale ou critique, entre d’un côté cette quête incessante d’un idéal libéral, individualiste, séparatiste et différentialiste en matière identitaire, et de l’autre un antilibéralisme militant en matière économique, est une source perpétuelle d’interrogation ; en même temps qu’elle est un obstacle, ce dont on ne peut que se féliciter, à la diffusion de telles idées au sein d’une population plus large, au-delà des meetings et rassemblement de ces associations identitaires, des séances de séminaire et les colloques de ces chercheurs ou des pages des médias qui en livrent complaisamment le feuilleton.

Laurent Bouvet est professeur de Science politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a publié L’Insécurité culturelle chez Fayard en 2015.

  Figaro Vox

 

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