Michel Onfray, Les raisons de l’art. Une initiation à l’art de Lascaux à Koons (Albin Michel)

Quel livre somptueux ! Quelle écriture ! Je puis vous garantir une chose : quand vous vous saisirez de ce beau livre, aucun risque qu’il vous tombe des mains. Je confesse que je n’avais encore jamais lu d’ouvrage de Michel Onfray car ses approches philosophiques ne paraissaient pas très fiables au germaniste-philosophe que je suis… Qu’il me pardonne, je me rattrape avec le présent ouvrage qu’il a muni de précieux commentaires qui vous font aimer l’art dans une perceptive qui va de la préhistoire à la période contemporaine. On pourrait nous objecter que qui trop embrasse peu étreint, mais dans ce cas précis, c’est une performance et une réussite.

Et le tout en si peu de pages mais avec des illustrations aussi somptueuses que densément commentées. La prose de l’auteur est ciselée sans être surfaite, le style est à des années-lumière de toute prétention, la teneur absolument satisfaisante. Je ne croyais pas que l’on pouvait parler ainsi de l’art… Avec une telle clarté et une telle sobriété…

L’auteur pose les bonnes questions concernant l’essence de l’œuvre d’art : faut-il constamment la relier au Beau (que l’auteur écrit avec une majuscule comme en allemand dans tous les adjectifs substantivés) : das Schöne, das Erhabene… Justement, dans les toutes premières pages, l’auteur cite un historien allemand de l’esthétique, A. Baumgarten qui était un correspondant de Moïse Mendelssohn de Berlin (1729-1786) lequel avait largement contribué avec son ami Gottlob E. Lessing à parler d’esthétique… Dans ses œuvres complètes, éditées chez Frmann Verlag à Stuttgart, on trouve un imposant volume intitulé Schriften zur Ästhetik. On doit à Mendelssohn la notion d’assentiment (en allemand Billigungsvermögen) : c’est la faculté qui est à l’œuvre quand on contemple une belle toile. Il ne s’agit ni des facultés supérieures de l’âme (l’intellect) ni des facultés inférieures ( le désir, le besoin). Il existe une faculté intermédiaire qui sied exclusivement à la contemplation désintéressée des œuvres d’art.

Les rubriques choisies par M.O. pour traiter ce passionnant sujet, sont toutes génératrices d’enseignements et analysent ce que l’artiste peintre ou le sculpteur cherche à nous transmettre. C’est le message de l’œuvre d’art qui en a toujours un , voire plusieurs.

J’aurais peut-être quelques réserves sur le rapport à la Torah en tant que matrice et fondement premier du christianisme, mais ce n’est pas très important : la Torah écrite se caractérise par l’aniconisme absolu. Cet interdit de représentation touche principalement la divinité… Or, une église catholique sans icônes n’est plus une église mais une synagogue ou un temple protestant. C’est tout le problème de l’art religieux. Certains jugent qu’il s’agit là d’une indigence cultuelle car la concentration de l’orant et du fidèle sur des objets stimule et enracine sa foi plus profondément. L’image du Christ a donné lieu à tant de représentations, la crucifixion a été tellement traitée par de multiples artistes qu’elle en est devenue absolument indispensable.

Dans la littérature prophétique, notamment dans le chapitre 6 du livre d’Osée on évoque en un seul verset la Résurrection : Après deux jours il nous fera vivre et le troisième nous ressusciterons et vivrons devant Lui… Évidemment, aux yeux des juifs, le Messie est à venir alors que pour les chrétiens il est déjà venu et l’on attend désormais la Parousie. L’une des différences fondamentales entre les deux religions, la religion-mère et la religion-fille, tient justement à ce rejet du culte des images.. Mais tout en étant différentes l’une de l’autre, elles n’ont jamais été indifférentes l’une à l’autre.

Cependant, cette magnificence, ce luxe de représentations, ces fabuleux tableaux valant leur pesant d’or ont suscité des critiques qui rappelèrent le vœu des hommes d’église de vivre dans la pauvreté, avec les pauvres. Les représentations du roi-soleil, par exemple, laissent tant à désirer de ce point de vue là.

Il m’est difficile de commenter les commentaires, je veux dire de gloser sur les textes si bien ajustés de l’auteur. Certains, plus experts que moi, contesteront peut-être le choix de certaines œuvres, avantagées par rapport à d’autres. Pour ma part, j’ai bien apprécié les analyses de la lumière normande, de la luminosité de certaines toiles, de la lumière emprisonnée dans l’obscurité et le noir…

Mais ce livre évolue aussi dans un cadre historique, d’où l’impossibilité de passer par-dessus les attaques de l’idéologie nationale-socialiste contre tant de mouvements artistiques qui ont irrigué la vie culturelle depuis la fin du XIXe siècle, et qui furent condamnés sans appel par les Nazis. D’où l’expression allemande (entartete Kunst ; l’art dégénéré). M.O. illustre abondamment cette période, il reproduit le narratif accompagnant l’exposition sur cet art prétendument dégénéré dont je traduis les premières lignes :

Que cherche l’exposition «l’art dégénéré» ? Elle entend, à l’aube d’une ère nouvelle, fournir au peuple allemand, un aperçu général de cette abominable décadence de l’art, ces dernières décennies précédant le grand tournant, en s’appuyant sur des documents originaux.

L’art africain n’est pas oublié ; d’une certaine manière, M.O. le rétablit dans sa dignité première ; il lui rend justice alors que les missionnaires et les militaires l’avaient relégué à l’arrière-plan en le mesurant à l’aune de critères européens ou simplement occidentaux. L’auteur parle aussi du futurisme qui se définit clairement comme une réaction par rapport à ce qui se faisait à l’époque précédente. En règle générale, il faut préserver la liberté d’inspiration des artistes, dans la mesure où aucune tendance raciste ou antihumaniste n’irrigue ni n’alimente leur créativité…

M.O. sort un peu de son calme irénique lorsqu’il aborde le cas de l’art contemporain. Je partage aussi son indignation quand il parle rapidement des différents circuits qui mettent un tableau ou un artiste sous les feux de la rampe. J’apprécie aussi sa formule percutante : le coup d’État médiatique est la meilleure façon de sortir du lot. Quelle triste vérité ! Mais cela vaut pour tout le reste, toutes les autres productions dites culturelles…

Socrate, Platon, Aristote et quelques autres se passaient volontiers des services d’une attachée de presse et les lycéens du monde entier continuent pourtant de les étudier. Et ce n’est pas près de s’arrêter.

Mais je conclus en saluant une nouvelle fois cette belle performance de M.O.

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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