MAIMONIDE ET LE DIALOGUE DES CULTURES :
JUDAÏSME, HELLÉNISME ET ISLAM
Moïse Maimonide avait une approche dénuée de préjugés; il procède à une critique raisonnée des traditions religieuses. Un homme à cheval sur trois univers et qui pensait en grec, écrivait en arabe et priait en hébreu. Peut-on parler de cultures au pluriel, ne s’agit-il pas, en réalité, d’un fonds commun à l’humanité mais qui se décline différemment suivant les latitudes et les cultures.
Mais qu’est-ce qu’une culture ? N’existe-t-il pas une culture universelle, comme il existe une philosophie générale, une pensée humaine ? Une Culture universelle englobant toutes les autres et dont les idéaux puissent se résumer en deux points : penser le vrai et faire le bien.
La religion, l’appartenance religieuse, fait-elle partie de la Culture ? Est-ce que la religion juive constitue une partie de la culture juive ? Maimonide ne scindait pas cette réalité protéiforme qu’est le judaïsme en des catégories distinctes même s’il admettait la classification des sciences de son temps: la grammaire, les mathématiques, la physique, la métaphysique et l’éthique. A ses yeux, le seul problème qui comptait était celui de l’être et de la vérité, laquelle n’est l’apanage exclusif d’aucune nation.
Chaque culture ou forme de culture génère une tradition, le plus souvent de nature ou d’origine religieuses qui sert de depositorium, de réservoir à ses croyances, à son passé et à sa vision de l’univers. On chercherait difficilement un seul vocable pour désigner cette réalité aux multiples facettes : tarbout ne convient pas. massoret signifie tradition. Et hochma veut dire sagesse. Il manque un terme générique englobant l’ensemble.
Il convient dès à présent d’expliquer l’absence du christianisme dans le titre: si on laisse provisoirement de côté le christianisme, ce n’est pas par ostracisme mais simplement parce que Maimonide est un produit de la socio-culture judéo-arabe alors que d’autres, notamment ses successeurs, furent imprégnés de culture chrétienne . Maimonide n’a pas déclaré le christianisme religion strictement monothéiste en raison, probablement, des croyances trinitaires, mais il procéda à cette démarche pour le cas de l’Islam. Deux siècles plus tard, un penseur éminent, vivant au XIVe siècle à Perpignan, Rabbi Menahem ha-Méiri, a déclaré le christianisme religion monothéiste car il vivait en milieu chrétien et savait ce que les Chrétiens entendaient réellement par cette divinité trine.
Prenons le judaïsme et l’Islam qui font fond sur la révélation, à savoir une communication directe entre Dieu et les hommes par l’intermédiaire d’un prophète : comment les adeptes de ces religions monothéistes peuvent-ils dialoguer avec les Grecs, découvreurs de la philosophie et adeptes du polythéisme ? Et pourtant, ce fut le pari qui fut réussi par toute la tradition philosophique gréco-musulmane (Al-Farabi, Al-Kindi, Avicenne, Averroès, Ibn Badja et Ibn Tufayl) et la tradition judéo-arabe (Salomon Ibn Gabirol, Abraham ibn Ezra, Maimonide, Moïse Narboni, Joseph ibn Caspi etc…)
Nous allons examiner comment Maimonide a préconisé ce dialogue entre son propre judaïsme d’une part et l’hellénisme et l’Islam d’autre part.
Rappelons le point de départ de la spéculation maimonidienne : face au désarroi que ressent le juif religieux, fidèle à sa tradition mais aussi adepte de la recherche philosophique, il convient de donner aux égarés un guide. D’où le titre du livre. Mais au lieu de pratiquer l’autarcie intellectuelle et morale, Maimonide se tourne vers une pensée polythéiste, certes, mais bien armée au plan intellectuel (syllogisme, Physique et Métaphysique). Aux Grecs, il emprunte l’instrument syllogistique et aux Arabes il emprunte rien moins que la méthode d’interprétation non littérale (TAWIL), allégorique de la Bible. Ce qui n’est pas rien..
Out dialogue nécessite des conditions préalables. Ce n’est pas toute forme de judaïsme qui pouvait amorcer le dialogue avec les autres religions et les autres culture. La reformulation philosophique de la religion d’Israël par l’auteur du Guide des égarés constituait une bon point de départ.
Un judaïsme ouvert, conscient des valeurs qu’il incarne mais aussi désireux de s’ouvrir et de pratiquer une exégèse dialoguale. Un judaïsme qui ne réduise pas la portée du verbe et de la révélation de Dieu à sa seule portée ou convenance. Un judaïsme qui s’occupe autant de ses adeptes (Dix commandements) que de l’écrasante majorité de l’humanité (les sept lois des Noahides). Un judaïsme instruit de l’exacte nature de son essence et en mesure de séparer l’essentiel de l’accessoire, le transitoire du permanent.
Maimonide a pu montrer qu’au-delà de la pratique religieuse simple il y a un univers qui s’ouvre au regard de ceux savent interroger correctement le verbe divin.
Les emprunts de Maimonide à l’hellénisme (plus exactement à la tradition philosophique gréco-musulmane de son temps) sont l’ approche intellectuelle, la recherche du vrai à l’aide d’instruments qui ont fait leurs preuves et un discours universel.
Il y a aussi une méthodologie maimonidienne : l’observation des faits, leur analyse et la démonstration. Le rapprochement entre deux univers monothéiste et païen ne pouvait manquer d’être fécond. Ainsi des affinités idéologiques entre l’univers de la Physique aristotélicienne et celui du Maassé beréchit d’une part, l’univers de la Métaphysique et celui du Maassé Merkaba. Cette équivalence, à elle seule, établit une passerelle entre deux formes de pensées condamnées à se tourner le dos. Or, sans le legs spirituel de l’hellénisme, nous n’aurions pas eu de philosophie ni de théologie médiévale, juive, chrétienne et musulmane. Et les Lumières de Cordoue n’auraient pas précédé celles de Berlin, ni ne leur auraient ouvert la voie.
Toutefois, cette symbiose, ce transfert culturel a aussi ses limites ; l’éthique juive ne coïncide pas entièrement avec l’éthique grecque.
Quels sont les emprunts de Maimonide à l’islam ?
Maimonide appartient à l’univers socio-culturel et linguistique de l’Islam puisque son apprentissage philosophique s’est fait en langue arabe, auprès de penseurs arabes et sur des textes gréco-arabes. Mais pour préserver son intégrité religieuse et son essence profonde, Maimonide n’a pas abandonné son identité juive qu’il a voulu enrichir au contact d’autres cultures N’oublions pas que l’islam fut lui aussi le premier sur la liste des emprunteurs. Les grandes sources philosophiques de Maimonide sont, on l’a déjà noté, de provenance arabo-musulmane : Al-Farabi, Ibn Badja, Ibn Tufayl et Avicenne. Ibn Rushd, l’Averroès des Latins, a surtout influencé surtout les commentateurs de Maimonide qui n’a pris connaissance des écrits de son compatriote cordouan qu’à la fin de sa vie, à un moment où son œuvre philosophique était déjà achevée.
Quels furent les fruits de ce dialogue ? Le recul de l’intolérance, la suppression du fanatisme, la disparition de l’exclusivisme religieux et enfin l’instauration de la paix dans les consciences. L’émergence d’une culture universelle unifiée, qui s’adresse à tous, en respectant les différences de leurs traditions religieuses. Au fond, Maimonide tentait d’apporter une réponse positive à la question biblique, restée sans réponse : Suis-je le gardien de mon frère ?
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève.
par Jforum.fr