Maimonide : Aristote ira-t-il au paradis ?

Nous connaissons l’adage latin selon lequel les livres ont leur propre destin, indépendamment de leurs auteurs (habent sua fata libelli). Quel ne fut mon étonnement de recevoir un mail d’Italie, envoyé par un collègue que je ne connaissais pas, le Dr Riccardo Gioviale Catania, lequel a lu mon Maïmonide ou l’autre Moïse traduit en italien et me demande des éclaircissements sur point particulièrement délicat. Notre éminent collègue transalpin s’intéresse à la question de savoir si l’auteur du Guide des égarés et du Mishneh Torah accordait aux sages des nations de prendre part au monde futur (olam ha-ba).

La question est loin d’être oiseuse mais fait fond sur une problématique délicate au plan religieux : on sait que Maimonide vénérait les enseignements d’Aristote pour lequel il avait un profond respect. Mais voila le Stagirite n’était pas juif, n’avait jamais eu connaissance de la Révélation divine de la Torah ni de quelque discours prophétique que ce soit. Avait-il droit de prendre part au monde futur ? Si l’on compare les différents passages où Maimonide s’exprime sur le sujet, on bute sur des contradictions sur lesquelles l’éminent penseur juif du Moyen Age (1138-1204) ne s’est jamais vraiment expliqué. Enfin, Maimonide discutait parfois aussi quelques thèses d’Aristote sur l’origine du monde…

Un mot d’explication, tout d’abord, sur cette expression rabbinique concernant le monde qui vient Les docteurs du Talmud se sont voulus très peu diserts sur cette notion qui marque le royaume des fins, l’époque messianique, la fin de l’Histoire, en quelque sorte. Mais pour Maimonide qui était un philosophe néo-aristotélicien mais aussi un juif pieux, pouvait-il accorder l’immortalité de son âme ou la félicité éternelle à un Grec polythéiste qui n’avait aucune notion du monothéisme éthique d’Israël ?

On connait le passage talmudique qui a d’ailleurs donné son nom à toute cette problématique, engageant une décision éthique (Hakdama le-pérék hélék) : kol Israël yesh lahém hélék le olam ha ba : chaque juif prendra part au monde futur. En clair : après la mort, l’âme juive est assurée de vivre dans l’éternité alors que les païens seront condamnés à ce qui ressemble à une damnation éternelle, même si cette notion des peines éternelles n’est jamais clairement attestée dans les sources juives anciennes. La question que me pose mon correspondant italien en s’appuyant principalement sur des passages tirés du Mishneh Torah (et non du Guide des égarés), ce détail est crucial.

La question est : est ce qu’Aristote qui a servi de souche à Maimonide dans sa philosophie religieuse (Le Guide des égarés) se verra-t-il interdire l’accès au paradis (sic) au motif qu’il a découvert la vérité par le truchement de a raison ou de son intellect et non par la voie de la Révélation ou de la connaissance prophétique. La tradition talmudique appelle ces hommes vertueux parmi les nations, hassidé oummot ha olam. Mais là où le bat blesse, c’est que Maimonide énumère une liste de conditions selon lesquelles, si on le comprend bien, Aristote ne serait pas admissible, alors que sans lui, Maimonide n’aura pas pu ériger son système philosophico-religieux. C’est ici qu’intervient le respect des sept lois des Noachides, condition sine qua non d’accueillir le Stagirite au paradis. Mais ce n’est pas tout, il y a une condition dirimante : le païen doit respecter ces sept lois sur la base de la Torah, donc de la Révélation et non pas sur la base de la déduction philosophique. Visiblement, Maimonide change de registre car il se voit confronté à une décision qui le dépasse nettement : pouvait-il mettre sur un même pied d’égalité la Torah de Dieu et les syllogismes aristotéliciens ? Admettre que le fruit de la Révélation divine devienne l’équivalent d’une humaine spéculation intellectuelle ? Conscient de l’enjeu, qui fait que toute décision laxiste pouvait compromettre tout l’édifice de la religion d’Israël, Maimonide qui conteste même cette approche dispose que même ces sages des nations (ou ces homes vertueux) ne seront pas admis à prendre part à la félicité éternelle, ce qui est une façon de parler de l’immortalité de l’âme humaine.

La Bible hébraïque ne souscrit pas clairement à la dichotomie grecque qui scinde l’Homme en deux, l’âme, d’un côté, et le corps, de l’autre. Ce n’est que plus tard que cette notion fait son apparition dans la prière du matin qui stipule que seule l’âme pure, appelée à rendre de comptes devant le trône divin, donc à survivre à la mort et à échapper à la disparition pure et simple. On le voit, cette problématique est tout sauf artificielle… Si l’on suit Maimonide, si on le pousse dans -ses derniers retranchements, il se contredit et interdit à Aristote l’entrée au paradis. Faute de reconnaître la supériorité de la connaissance prophétique sur la connaissance intellectuelle, les païens ne sont plus des Justes parmi les nations mais de simples savants (hakhmé oummot ha olam). La connaissance intellectuelle est remise à sa place et du coup, Aristote n’est plus un Juste mais un simple savant, un philosophe, quoi, et rien de plus.

Mais Maimonide n’en reste pas là car il a compris que son propre système butait contre ses limites et que la partie engagée incluait le rang occupé par la Révélation dans son face à face avec la Raison. Car, lorsqu’il traite de cette question dans son Mishneh Torah, Maïmonide énumère une liste de 24 conditions qui, clairement, excluent Aristote et tous ceux qui contestèrent l’origine débine de la Torah (donc la Révélation) et rejettent la foi en la résurrection des morts, la prophétie mosaïque, et les traite de païens. S’y ajoutent la foi en la venue du Messie-Rédempteur, l’investissement de la science divine dans le cœur de certains hommes… Il parle même de ces gens, juifs et non-juifs qui seront punis éternellement pour leurs fautes et leurs péchés car ils ont pensé Dieu au lieu d’y croire…

Est il possible que Maimonide ait pu assimiler son maître Aristote dont il a été le représentant juif, à ces épicuriens qui seront la proie des châtiments éternels ? Notre collègue italien a raison de pointer ici une contradiction. Mais voila, il fallait élargir le débat et tenir compte de la problématique maïmonidienne : la pensée de Maimonide est -elle une unité ou une dualité ?

J’ai noté plus haut que les passages cités émanent tous dy Code religieux , le Misèneh Torah et non pas du Guide qui met en garde contre des contradictions volontaires de l’auteur, soucieux de cacher sa pensée sur des d-sujets délicats. Et c’en est un, et non des moindres…

Dans sa longue introduction à son Guide des égarés, Maimonide signale qu’il veut que son livre demeure ésotérique ; il va se servir de sept principes de la contradiction et y recourt dans son Guide… en se servant de la cinquième et de la septième contradictions. Mélanger les deux sources, celle de la philosophie et celle de la théologie fait apparaître une évidente disparité entre les deux discours, mais voila chacun de ces discours s’adresse à une catégorie des deux et non aux deux ensemble. Exemple : dans le Guide des égarés, l’auteur s’abstient de parler de la résurrection des mors alors qu’il l’affirme avec force dans la présente problématique. Après sa mort, il y eut même une grande controverse à ce sujet. Les disciples de Damas mirent en circulation un traité (Makala fi tehiyat ha-métim) qu’ils attribuèrent à leur maître afin d’étouffer la contestation. Mais comment Maimonide aurait il pu en parler alors que cela va à l’encontre de sa pensée philosophique ?

En conclusion, Maimonide ne se contredit pas mais s’adresse à des philosophes philosophiquement et à des demi-savants ou semi-habiles, de manière plus grossière. Ce n’est pas la même essence de discours. Dans son Code religieux, Maimonide ne pouvait pas heurter frontalement les croyances de la foule. En plus de la résurrection, je peux citer le cas du culte sacrificiel : dans le Code religieux, on traite du culte sacrificiel comme si l’on y croyait vraiment mais dans le Guide… Maimonide écrit textuellement que le culte sacrificiel fut une concession à la débilité mentale d’un peuple constitué d’anciens esclaves. A aucun moment, Maimonide n’a contesté l’existence du culte sacrificiel dans le Code, mais il en a dénoncé in petto, le caractère imaginaire.

Enfin, un dernier point, la venue du Messie et l’époque messianique. Maïmonide met en garde contre les conceptions selon lesquelles l’ordre naturel des choses serait bouleversé à l’époque du Messie… Il n’en sera rien. Maimonide dit que le seul changement -et il est de taille- sera la disparition de l’oppression des nations (shi’boud malkhouyot). Plus aucun peuple n’opprimera un autre peuple, la réalisation de l’adage prophétique d’Isaïe : Aucun peuple ne brandira plus le glaive contre un autre, et ils n’apprendront plus l’art de la guerre…

J’insiste sur le fait suivant : la synthèse maïmonidien butte contre ses limites quand il s’agit de naturaliser une thèse religieuse en un article philosophique : un théologoumène en philosophème. Mais Maimonide a eu raison de diviser l’humanité en deux groupes hermétiques. Le discours qui s’adresse à l’un n’est pas le discours qui s’adresse à l’autre. C’est le mélange des genres qui crée la confusion.

La vraie pensée religieuse se trouve dans le Guide des égarés, véritable testament philosophique du juif pieux et pratiquant, Maïmonide.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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Charles DALGER

Très souvent, les articles du professeur M-R HAYOUN laissent perplexe. Les gens cultivés, savent que le géant Rambam fut mis au « hérem » quand il publia don « guide des égarés », réhabilité depuis, heureusement. Mais comment M-R HAYOUN, n’a pas fait le rapprochement avec LE fondateur Abraham Abinou, qui découvrit Hachem par sa raison, justement ?