« C’est à cause de ce type d’exemple que l’Occident nous craint. Diffusez cette information sur les réseaux, noyez-les sous les tweets ! » Vendredi 13 mars, l’Etat islamique rendait un hommage particulier à Jake Bilardi, un jeune Australien de 18 ans auteur, la veille, d’un attentat-suicide contre des positions de l’armée irakienne dans la ville de Ramadi

4603068_3_dab1_capture-d-une-video-de-l-ei-destinee-a-ses_54e9cab06cd3312bddc9a8b6b3922afdCette incitation a eu lieu sur Twitter, devenu l’une des armes de propagandes majeures de la djihadosphère, qui lutte pour y maintenir sa présence et son influence, malgré la vague de suspensions de comptes qui l’a frappée début mars.

Jeudi 26 mars, pour la première fois, les responsables de la communication de l’Etat islamique se sont adressés directement à leurs sympathisants en ligne, dans une « Lettre aux chevaliers des médias », via une vidéo tournée dans un jardin de la ville syrienne de Raqqa. Le message : le djihad en ligne n’est pas moins important que le djihad sur les champs de bataille.

« Notre guerre est aussi une guerre médiatique. (…) Les Etats-Unis ou le Royaume-Uni ont déployé des armées sur le Net pour combattre l’Etat islamique. Allah les a vaincus. Ils n’ont pas pu arrêter les partisans de l’Etat islamique sur le Net. (…) Nous considérons ces gens parmi les moudjahidin et les appelons à ne pas renoncer et à persévérer sur ce chemin. Celui du soutien à Allah et à l’EI. »

Ce jeudi sur le site Pastebin, un message émanant d’un groupe de soutien proche de l’EI invitait même ses partisans à passer à la « phase 2 » de sa communication en ligne, celle d’une activité abondante sur YouTube, de la création de mèmes de propagande sur Photoshop, et toujours d’activité sur Twitter. « Nous vivons à une époque où la guerre médiatique est plus forte que le sabre », peut-on y lire en anglais.

En « guerre virtuelle » contre Twitter

Après avoir longtemps affiché une posture hésitante, Twitter a décidé de mener en effet une lutte de plus en plus active contre la djihadosphère. L’entreprise américaine a lancé une vague importante de suspensions de comptes début mars, et contre ses principales figures, avec lesquelles elle joue depuis de longs mois au chat et la souris.

En réponse, les sympathisants de l’EI s’en sont pris à Jack Dorsey, le cofondateur du réseau social. « La guerre virtuelle que vous nous livrez va vous en valoir une vraie », menaçaient-ils dans un communiqué mis en ligne sur la plateforme Justpaste.it et massivement retweeté par la communauté des sympathisants du groupe.

Quelques temps plus tard, AsawartiMedia, l’un des principaux comptes de propagande pro-EI, a fêté son centième compte sur le réseau social en envoyant une photo de bougies d’anniversaire à l’observoire américain du djihad, SITE. Une bravade : quelques jours et nouvelles suspensions plus tard, il en est à son 109e compte, tandis que des milliers de comptes plus anonymes s’expriment sans être inquiétés.

 

 AsawartiMedia, l'un des principaux comptes de propagande pro-EI, a littéralement fêté son centième compte sur le réseau social en envoyant une photo de bougies d'anniversaire à l'observoire américain du djihad, SITE.

AsawartiMedia, l’un des principaux comptes de propagande pro-EI, a littéralement fêté son centième compte sur le réseau social en envoyant une photo de bougies d’anniversaire à l’observatoire américain du djihad, SITE.

Menacé par l’EI, Twitter est également critiqué par les gouvernements pour ses actions jugées éparses et inefficaces. « [Leur] approche actuelle tend à mettre l’accent sur les comptes plus visibles et plus actifs, selon nos analyses, observent J.M. Berger et Jonathan Morgan, auteurs d’une étude massive sur le profil des partisans de l’Etat islamique sur le réseau social. Twitter pourrait choisir d’envisager le problème de manière proactive en cherchant à démanteler le réseau plutôt qu’en faisant feu quand des têtes dépassent. »

« Sur le terrorisme, c’est une question difficile. Nous recevons beaucoup de pressions, de tous les côtés. Nous recevons des lettres du Congrès pour lutter contre le terrorisme, et l’Etat islamique nous menace de mort parce nous censurons » résumait M. Zimmerman lors d’une table ronde au festival South by Southwest. Laissant l’EI se redéployer sous une organisation ad hoc, plus isolée, mais plus difficile à combattre.

La censure, mais aussi la traque menée par les services de sécurité de plusieurs pays contre les propriétaires de comptes relayant la propagande de l’organisation (à l’image de l’arrestation de Shami Witness en Inde) ont cela dit obligé les activistes dirigeant la communication de l’organisation à basculer dans une forme de clandestinité en ligne.

Un compte central discret et protégé

Concrètement, même si l’EI cherche à maintenir plusieurs de ses comptes les plus visibles possibles (au prix de parties de cache-cache avec Twitter), plusieurs de ses comptes officiels, dont ceux qui déclenchent ses campagnes de propagande en ligne, adoptent des profils et avatars anonymes (l’œuf de Twitter, un combattant anonyme, une rose, un visage juvénile…) et protègent désormais leurs messages.

A l’image de l’appel à « noyer » l’Occident de tweets divulgué à la mi-mars après l’attentat-suicide de l’Australien Jake Bilardi. La consigne avait été diffusée par un compte central, dit « officiel de l’organisation ». Première particularité : c’est un compte aux tweets protégés – fermé –, auquel n’ont accès que 600 abonnés, sous réserve de l’accord du titulaire du compte. Seconde particularité : son avatar (l’image associée à son compte) ne renvoie pas à un visuel habituel de l’organisation (l’emblème du califat, de l’une de ses branches géographiques ou « agences médias »), mais au visage anonyme d’un combattant : un compte parmi des dizaines de milliers d’autres, plus difficile à repérer par Twitter.

Se contentant sciemment d’un nombre d’abonnés limité pour rester sous les radars de Twitter, ces nouveaux comptes ont tissé entre eux une toile d’arraignée par le biais d’abonnements croisés. Ce faisant, ils élargissent le spectre des informations qu’ils diffusent : le compte de telle « wilaya » (province) en Irak retweetant les contenus de son homologue libyenne par exemple, ou indifférement des textes destinés à contrer « théologiquement » les propagandistes d’Al-Qaida en ligne, des vidéos des autres agences d’information de l’EI…

 

Un deuxième cercle de comptes dispensables

Les sympathisants et relayeurs de propagande du « deuxième cercle » doivent aujourd’hui s’abonner, et donc être cooptés, pour avoir accès aux contenus de l’organisation qu’ils sont chargés de retweeter frénétiquement par la suite pour inonder les réseaux. C’est sur eux que repose la diffusion massive de la propagande ; un rôle de maillon visible plus exposé aux suspensions.

La stratégie de l’EI est basée sur l’acceptation que tôt ou tard, chaque compte de relais ouvert est susceptible d’être fermé du jour au lendemain. Selon les auteurs de l’étude « The ISIS Census on Twitter », 10 % de leur activité sur le réseau social consisterait même à… reconstruire leur propre réseau.

Les sympathisants du mouvements « caractérisent eux-mêmes les effets des suspensions de comptes comme “dévastateurs” dans leurs documents de stratégie, et ont à de nombreuses reprises insisté sur l’importance de créer de nouveaux comptes », relèvent les auteurs.  Pour survivre à ces suspensions, les sympathisants de l’EI diffusent le nom de leurs comptes de réserve via des tweets ou leur texte de profil. Ainsi, leurs abonnés savent à l’avance où les retrouver le jour où leur compte actif sera suspendu. Ces comptes de secours sont en revanche inexploités pendant ce temps-là, afin de passer sous le radar de Twitter.

Avec un certain succès : à janvier 2015, selon le décompte de J. M. Berger et Jonathan Morgan, seuls 3,4 % de l’ensemble des comptes de l’organisation djihadiste référencés à l’automne avaient fait l’objet d’une suspension. « Nous en déduisons que de nombreuses suspensions ont visé les comptes créés par des utilisateurs revenus après une première suspension », observe l’étude. Mais à défaut de réussir à annihiler la propagande islamiste, les actions portées par Twitter ont le mérite de contrarier l’EI.

Représentation visuelle du réseau des comptes "officiels" de l'Etat islamique sur Twitter.
Représentation visuelle du réseau des comptes « officiels » de l’Etat islamique sur Twitter. J.M. Berger/Jonathan Morgan

Une organisation en « chambre de résonance »

Au fur et à mesure de l’année 2015, la djihadosphère a ainsi perdu de son caractère diffus pour se transformer en organe de diffusion à l’organisation plus concentrique. La puissance et l’efficacité du message, observent les deux chercheurs, croît de manière exponentielle à mesure que l’utilisateur se rapproche du cœur de ce réseau.

L’étude identifie plusieurs conséquences : la déradicalisation des éléments périphériques, et la « bunkerisation » du centre du réseau, voué à fonctionner comme une « chambre de résonance » plus difficile d’accès mais aux messages répétés en boucle, opérant comme un amplificateur pour la pensée djihadiste. Une sorte de quartier général numérique, difficile d’accès, et sans retour.

« Quelle que soit la place des individus sur le spectre, les recherches indiquent que les maladies mentales jouent un rôle significatif dans le terrorisme solitaire, et la propagande ultraviolente de l’EI fournit un niveau de stimulation inhabituellement élevé pour ceux qui pourraient être enclins à la violence », préviennent les deux chercheurs.

William Audureau et Madjid Zerrouky Le Monde 

 

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