Quand l’armée russe utilise les enlèvements pour intimider les Ukrainiens.

Des journalistes ukrainiens, des fonctionnaires, des militants des droits civils et même des citoyens opposés à l’invasion de leur pays sont détenus arbitrairement par les forces russes. Selon certains, cette stratégie est utilisée pour semer la peur dans les communautés locales, les détentions forcées pouvant durer d’un jour à deux semaines.
Le 23 mars, par un matin glacial, des membres des forces russes ont frappé à la porte de Svetlana Zalizetskaya qui habite à Melitopol, dans le sud-est de l’Ukraine. Croyant la voir à l’intérieur, ils se sont retrouvés nez à nez avec ses parents âgés. « Je n’étais pas à la maison à ce moment-là », confie-t-elle à France 24. Les trois hommes armés ont fouillé l’appartement en le mettant « sens dessus dessous », avant d’emmener son père de 75 ans dans un lieu inconnu.
Directrice du journal local Holovna Gazeta Melitopolya et du site d’information RIA-Melitopol, Svetlana Zalizetskaya avait fui la ville quelques jours auparavant. « J’ai été intimidée par Galina Danilchenko », a-t-elle ajouté, en faisant référence à la maire intérimaire pro-russe qui a remplacé Ivan Fedorov, lui-même enlevé le 11 mars puis finalement libéré en échange de neuf conscrits russes.
« [Galina Danilchenko] m’a demandée de devenir propagandiste de la Russie et de commencer à faire des reportages en soutien de l’occupation. Elle a essayé de me convaincre en me promettant une grande carrière à Moscou », explique Svetlana Zalizetskaya, qui a refusé cette proposition. Par crainte de représailles, elle a préparé ses affaires pour quitter la ville. Quelques jours plus tard, elle a reçu un appel lui apprenant que son père avait été pris en otage.
« Leur demande était claire : il serait libéré si je me rendais », explique-t-elle. Svetlana Zalizetskaya a refusé une nouvelle fois la proposition russe. « Alors ils ont exigé que je ferme RIA-Melitopol », précise-t-elle.
Le 25 mars, deux jours après l’enlèvement de son père, elle a publié sur Facebook un message annonçant le transfert de son site d’information à des tiers « en échange d’une évacuation » et « sur le territoire contrôlé par l’Ukraine » qui, selon elle, « fournissent des informations objectives ». Elle partage toujours des articles de RIA-Melitopol sur sa page Facebook, mais déclare qu’elle n’a consenti à aucune autre coopération depuis son message.
Son père a été libéré, plus tard, le même jour, relativement indemne mais privé des médicaments dont il avait besoin et fortement choqué par son enlèvement. Bien que Svetlana Zalizetskaya soit soulagée, la colère qu’elle ressent est palpable. « Je considère ce genre d’actions des forces d’occupation comme du terrorisme », ajoute-t-elle, tout en se disant déterminée à poursuivre son travail de journaliste pour documenter les horreurs auxquelles les Ukrainiens sont confrontés dans les territoires occupés par la Russie.

Ce n’est pas la première fois qu’un journaliste ou un proche a été détenu par les forces russes en Ukraine. La mission de surveillance des Nations unies, présente sur le terrain et qui recense les enlèvements, a constaté que 21 journalistes et militants de la société civile ont été arrêtés depuis le début de l’invasion russe, lancée le 24 février. Les familles sont souvent maintenues dans l’ignorance, sans rien savoir de l’endroit où sont détenus leurs proches, sans aucune idée de ce qui leur arrive. Sur les 21 personnes enlevées, seules neuf d’entre elles « auraient été libérées », selon l’ONU.
L’ONG Reporters sans frontières a publié, de son côté, une série de témoignages alarmants concernant la détention, la torture, l’intimidation et les menaces auxquelles sont confrontés les professionnels des médias en Ukraine.

Un terrain « de plus en plus dangereux » pour les journalistes

Selon l’ONU, de nombreux auteurs d’enlèvements viennent des régions de Kherson, Louhansk et Zaporijie, où se trouvent des « Républiques » autoproclamées alliées à la Fédération de Russie et à des groupes armés pro-russes. Des cas ont également été signalés dans certaines parties de Kiev, Kheron, Donetsk, Soumy et Tchernihiv.
« Il est de plus en plus dangereux pour les journalistes et les rédacteurs de rester dans les régions occupées par la Russie », prévient Sergiy Tomilenko, président de l’Union nationale des journalistes d’Ukraine, interrogé par France 24. « Ils sont isolés dans ces territoires, souligne-t-il. Ils ne peuvent pas partir ».
Les fonctionnaires locaux sont également la cible de détentions. Des enlèvements présumés ont également été signalés dans des villes du nord, notamment à Nova Kakhovka, où le secrétaire du conseil municipal a disparu, et à Bucha, où, selon la BBC, six membres du conseil local ont été détenus puis finalement libérés.
L’ONU a constaté que 24 agents publics et fonctionnaires des autorités locales ont été détenus dans les régions contrôlées par la Russie. Treize d’entre eux auraient été libérés, mais le lieu et le sort des 11 autres restent inconnus.
L’analyste politique Mattia Nelles, normalement basé à Kiev mais désormais résidant en Allemagne, a suivi de près les enlèvements signalés dans l’est et le sud de l’Ukraine. Selon lui, les forces russes vont s’en prendre à « toute personne qui dénonce activement l’occupation » et sont particulièrement promptes à arrêter ceux qui appellent à manifester.
« J’ai même entendu parler de deux cas à Kherson où des personnes ont été arrêtées au hasard à des points de contrôle après que les forces russes eurent fouillé leurs téléphones et trouvé de nombreux canaux pro-ukrainiens ouverts sur leur [application] Telegram, indique-t-il. Mon ami, qui vit là-bas, dit qu’il ne prend plus jamais son téléphone quand il sort ».

« Vous pourriez être le prochain »

Mattia Nelles, son épouse ukrainienne et ses beaux-parents ont réussi à fuir le pays très tôt, même si une grande partie de leur famille vit toujours à Svatove, une ville située dans la région de Louhansk. Le 26 mars, des voisins ont informé son oncle que les forces russes étaient venues le chercher. « La raison n’était pas claire, mais nous avons supposé que c’était parce qu’il est un vétéran. Il avait servi comme médecin en 2016 et en 2018 pour l’armée ukrainienne dans le Donbass. »
Alors qu’il s’était caché, son oncle a été retrouvé par les forces russes qui l’ont arrêté pour interrogatoire. « Cela a duré trois heures », précise Mattia Nelles. « Et il s’est avéré qu’ils recherchaient son gendre, un soldat actif enregistré au domicile de mon oncle. D’où la confusion. »
Son parent proche a finalement été libéré et, bien que profondément bouleversé, il n’a pas été blessé. D’autres, comme le fixeur ukrainien de Radio France torturé durant neuf jours, n’ont pas eu la même chance.
« Il y a différents degrés de sévérité dans la manière avec laquelle [les occupants russes] traitent les gens », explique l’analyste politique. « J’imagine que c’est du cas par cas. Cela dépend du degré de résistance de la personne, de son engagement dans l’armée ukrainienne ou du problème qu’elle peut poser pour les occupants. »
Cela dépend également de ce que les forces russes veulent obtenir de leurs détenus. En évoquant l’enlèvement du père de Svetlana Zalizetskaya, Sergiy Tomilenko a expliqué que cette affaire était un exemple évident des tentatives russes de neutralisation des médias ukrainiens en utilisant la stratégie de la carotte et du bâton.
« Tout d’abord, ils arrêtent les journalistes locaux, tentent de les intimider en leur faisant dire qu’ils soutiennent l’occupation », a-t-il déclaré. Si cela échoue, les forces russes « exigent simplement qu’ils cessent de couvrir l’actualité ».
Le but de ces enlèvements est clair : instiller la peur dans les populations locales, ce qui permet aux forces russes d’exercer plus facilement leur contrôle.
Et pour certains, cela semble fonctionner. Sergiy Tomilenko entend parler chaque jour de nouveaux enlèvements et connaît un nombre croissant de collègues journalistes qui ont peur de quitter leur maison. « À Kherson, deux collègues ne sont plus sortis de chez eux depuis deux semaines », dit-il.
Pour faire face à cette situation, les ONG de défense des droits de l’Homme en Ukraine établissent des listes de personnes disparues et font campagne pour faire la lumière sur ce qui se passe sur le terrain. L’Union nationale des journalistes ukrainiens a également publié une série de recommandations à l’intention des journalistes à l’œuvre dans les territoires occupés, leur demandant de s’abstenir de publier quoi que ce soit sur les réseaux sociaux et d’utiliser des pseudonymes s’ils travaillent comme correspondants locaux pour des médias internationaux ou nationaux.
Mais le sentiment d’intimidation suscité par les enlèvements peut même être ressenti par les âmes les plus courageuses. « Le message envoyé est le suivant : ‘Si vous osez parler, vous pourriez être le prochain’, conclut Mattia Nelles. C’est terrifiant. Surtout pour ceux qui occupent un quelconque poste officiel ».

France 24

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