Le judaïsme entre vie et survie….

Réflexions sur une dialectique existentielle du peuple juif.

par Maurice-Ruben HAYOUN

Depuis plusieurs année le m’interroge sur l’aspect qu’aurait eu le judaïsme si son histoire avait ressemblé à celle d’autres nations comparables. Cette opposition entre la spécificité de l’histoire juive et la norme généralement admise ailleurs m’a fait penser que parfois, l’histoire juive n’en est pas une mais évoque plutôt une martyrologie, tant c’est une cascade de malheurs, de persécutions et d’itinérances qui défilent sous nos yeux: on est très loin des schémas historiens à la Hérodote ou à la Thucydide. Pourquoi cela ? C’est que l’historiographie juive comporte un facteur absent chez les autres peuples et qui concentre sur lui l’essentiel du pouvoir et du moteur de l’histoire. Ce facteur premier qui fit son apparition à l’aube du genre humain s’appelle Dieu. Dans l’histoire juive, c’est la divinité qui imprime sa marque à tous les événements, ce qui a fait dire à certains théologiens ou exégètes que la Bible proc !de à une lecture théologique de l’histoire… Chez les juifs l’histoire est «prophétisante», pour parler comme André Chouraqui.

Pourquoi ai-je choisi un titre renfermant un paradoxe, une opposition entre la vie et la survie ? Si l’histoire juive avait été semblable à celle des autres peuples épargnes par la révolution monothéiste, les juifs seraient restés un peuple comme tous les autres peuples. Selon toute vraisemblance le dessein divin en a décidé autrement. Mais cette Révélation qui a scindé le genre humain en deux grands groupes distincts, avait un contenu que les uns et les autres n’ont pas commenté ni interprété de la même manière. Depuis, nous vivons sous le signe des contestations religieuses, chaque peuple, chaque ethnie voit dans le message divin une vérité qui lui est propre. Le peuple d’Israël, destinataire de cette Révélation, n’échappe pas à cette loi d’airain. D’où l’émergence d’une vaste littérature exégétique qui fait de la Bible hébraïque une Bible juive. Les autres branches de la tradition monothéiste ont suivi d’autres trajectoires, tout en s’affirmant comme les seuls héritiers d’une même et unique Bible. Tout le mal vient de là bien que la polysémie ou le polysémantisme de la tradition biblique soient reconnus par tous Chaque tradition annexe cet héritage à sa propre histoire ou à sa propre histoire religieuse.
Alors, pourquoi cette dialectique entre la vie et la survie ? Pour la simple raison que le poids de l’oppression n’a pas laissé l’histoire et la tradition du judaïsme se dérouler naturellement, sans violence interne ou externe. La vie du judaïsme en tant que telle a souvent été arrachée à son cours naturel, comme un fleuve que l’on détourne de son lit. Qui nous dira à quoi aurait pu ressembler ce judaïsme originel que l’on suppose avoir existé, à l’abri de toute coercition ou déformation. Donc, ce n’est pas à la vie naturelle, légitime, du judaïsme que nous avons affaire, mais à une réalité générée par un contexte historique tout sauf ordinaire. Aujourd’hui, après plusieurs millénaires d’évolution incontrôlée, imposée par la violence des nations, il est quasi impossible de revenir à ce judaïsme des origines, quoi qu’en disent certains thuriféraires ou conférenciers de quartier qui détissent les documents de la tradition. La tradition authentique, quant à vêle, est trop respectueuse de la parole divine, pour lui faire dire ce qu’elle ne dit pas…

Cette remarque restrictive est fondamentale car elle détermine ce que sera le fameux «verus Israël». Si la vie n’avait pas té détrônée par la violence, notamment religieuse, et n’avait pas été remplacée par la survie, la volonté de se préserver aurait disparu à tout jamais. A partir du moment où le maintien en vie prime sur tout le reste, les comportements ne sont plus les mêmes et n’évoquent plus du tout la pureté doctrinale des belles années où le peuple vivait en toute quiétude dans des frontières reconnues, voire même dans une certaine opulence. On peut alors dire que durant cette poque bénie, presque légendaire,, une utopie, le peuple juif VIVAIT. Une existence qui ne connait ni paix , ni sécurité, n’est pas une vie. Et ses lois ne sont pas justes ni appropriées mais résultent de la contrainte et de la nécessité. C’est ce type d ’existence que nous melons depuis la destruction du Temple de Jérusalem : toute la sève intellectuelle d’Israël qui est gaspillée dans la recherche éperdue du judaïsme des origines : a-t-il jamais existé ?

J’avoue humblement l’ignorer. Mais ce que je n’ignore pas, c’est que cette situation anormale a imprimé sa marque à toute l’histoire et à la philosophie du judaïsme. Et que cela perdure aujourd’hui encore… Les lourds folios talmudiques, les règles rituelles, les interdits alimentaires, les mariages endogamiques les restrictions de toutes sortes prouvent qu’on est passé de la vie pleine et entière à tout autre chose, la survie. Le message de la Révélation n’est pas resté intouché par cette révolution historique : elle fut interprétée dans ce nouveau sens, tenant compte de toutes les servitudes imposées par cette nouvelle donne. Si le pulpe d’Israël était resté dans sa petite Judée, à l’abri des révolutions et des conflits régionaux ou mondiaux, il aurait développé une toute pensée, et une tout autre spiritualité. Son éthique eut été aussi autre, très différente de ce que nous connaissons.

Pour être complet, il faut signaler les groupes du peuple juif qui ont tenté de nous donner une description de ce qu’aurait pu être ou dû être ce judaïsme originel dont les séquelles sont parvenues jusqu’à nous. Il s’agit principalement de la tradition mystique juive, dans sa double temporalité : médiévale avec Moïse de Léon, et prémoderne avec la kabbale lourianique de Safed. Mais même avant cette époque là, on peut remonter à l’acte fondateur du judaïsme rabbinique, avec la grande figure de rabbi Yahabanan ben Zakkaï, sinuant la sortie de la vie politique et diplomatique  du peuple juif. En quelques mots le vénérable sage a mis le peuple d’Israël en dehors de l’histoire des nations. Israël, comme dirait Ernest Renan, Israël avait changé de nature et devenait un peuple de prêtres, ne nourrissant plus aucun intérêt pour le jeu compliqué des alliances et des ruptures. Qui nous dira de manière définitive si le vieux sage a choisi la bonne solution, mettant la politique entre parenthèses durant deux mille ans. Nous payons lourdement cette décision qui a, toutefois, il faut le dire, préservé le peuple juif d’une éradication totale… La prière devenait plus importante que les armes sur le champ de bataille. Pour être juste, reconnaissons, tout de même, que le peuple et ses élites ont mis à prédit toute cette longue période d’absence et de sommeil pour réfléchir, approfondir et rénover la parole divine. Ainsi, le peuple d’Israël s’est doté d’une théologie digne de ce nom même si les chefs religieux n’ont jamais recherché une vision systématique de la foi.

Après les ruines du temple, les sages ont recherché la parole vivifiante de la prière et de l’amour de Dieu. Cette période a duré un bon moment avant de donner naissance à une période médiévale particulièrement féconde. L’aristotélisme se dressa face à la kabbale qui s’était assigné une double mission : scruter la vie intime de la divinité et rechercher une interprétation profonde des préceptes divins.

Le Zohar et les commentaires de cette Bible de la kabbale ont clairement défini à quoi ils voulaient s’en retourner pour accéder à un judaïsme originel, à l’l’abri de tout apport impur. Dans le monde séfirotique émerge une Tora de la grâce qui ignore tout des servitudes matérielles. Cette Torah de l grâce, Torarat héséd est censée avoir servi à la création du monde, un monde à son image où ne figurent plus ni mort, ni impureté ni oppression. Pour parler comme Kant, le royaume des fins, au delà duquel plus rien de pur n’existe. A un monde parfait correspond naturellement une Tora parfaite. Plus besoin d’aller chercher des choses occultes, il suffit d’observer ce qui se passe autour de soi. Pour les kabbalistes, il suffit d’imiter les sefirot afin de réaliser la neutralisation les oppositions et la vie coulera de nouveau comme un log fleuve tranquille. Dns un tel univers, chacun occupe la place qui lui revient dans le schéma de la Création. Le cataclysme ne peut provenir que de l’éloignement des humains de leur source située dans les régions supérieures de l’être. Les kabbalistes avaient compris que tant que les hiérarchies des forces maléfique, la sitra ahara, étaient maintenues derrière certaines limites, le monde suit sa route sans déviation. Le mal joue un certain rôle dans l’économie générale de la création. La situation change du tout au tout, lorsque survient une rupture d’équilibre.. Les anciens partisans du courant ésotérique enseignent que même les serpent du récit de la Genèse joue un oôle positif dans la mesure où demeure à sa place dans son Sitz im Leben. En gros, pour les mystique ,la vie juive parfaite imite l’univers séfirotique. . Dans le système excogité par le fondateur de la kabbale de Safed, Isaac Louria, le monde obéit à une trilogie : laq divinité se contracte sur elle-même pour faire place à la création ; ensuite intervient le bris des vases provoquant la dispersion des étincelles de lumière dans des régions désacralisées. Les vases étaient censées recueillir en eux-mêmes le flux vivifiant émané de la source divine sui maintient ainsi le monde en vie. La boucle de cette trilogie se nomme le tikkoun, la restauration de l’harmonie cosmique. Dans le cas du judaïsme, c’est par la prière que l’orant récupère les étincelles de lumière et les resitue dans leur emplacement premier. Pour les penseurs ésotériques, le respect des règles empêche la vie religieuse de dévier de sa trajectoire première. Mais ce drame cosmique montre que l’homme juif doit lutter pour sauver cet équilibre entre les forces du mal et les forces du bien. A l’évidence, la pensée kabbalistique se fonde sur un vieux fonds manichéen, voire gnostique. Aux yeux des partisans des sefirot, le respect des préceptes divins, interprétés sur ce même plan, est la meilleure garantie que les choses se passeront bien. C’est donc une anthropologie religieuse nouvelle que propose l kabbale, même si elle entend faire revivre une doctrine bien plus ancienne. En effet, de même que les rabbins ont voulu «rabbiniser» la foi juive les kabbalistes ont voulu «kabbaliser» le judaïsme. Le même processus avec d’autres termes fut celui des frères franciscains, désireux de convertir tout l’édifice chrétiens pour en faire un ensemble franciscain. Pour le mystique juif, l’authentique judaïsme fut celui de rabbi Siméon bar Yohaï ; il convient de le redécouvrir…

On sent sous le discours en apparence convenu de certains kabbalistes une pointe d’antinomisme, en clair la volonté de s’affranchir du carcan des préceptes divins. Par définition, l’âme mystique aspire à la liberté, elle veut rompre tout lien de servitude mais le tout sans rejeter la loi de la Tora. Alors ils prétendent qu’une lettre de la Tora, la lettre SHIN ne comporte pas les branches requises et que, par conséquent, la Tora est susceptible d’évoluer et que lorsque cette mutation aura accompli son effet, le message de la Tora changera de sens. Cette idée d’un renouveau dans le sein même des documents sacrés est présente aussi en milieu chrétien. Je pense notamment à Joachim de Flore, mais il n’est pas le seul : dans les deux cas, juif et chrétien, l’idée est la même : on peut aspirer à un changement sans rompre avec l’orthodoxie sourcilleuse de l’institution. Comme le disais plus haut, la Tora épouse les caractéristiques de son époque. La Tora matérielle que nous avons présentement sera, le moment venu, remplacé e par une Tora plus spirituelle ; ce sera la même Tora, pourrait on dire, mais on la lira et on la recevra autrement… Cette démarche s’appelle la relativisation du message religieux, revu et corrigé par les kabbalistes. Les mystiques musulmans connaissaient eux aussi ce phénomène

Dans la période moderne, je pense au XIXe siècle allemand, nous observons l’émergence des adeptes du libéralisme et de la réforme. J’ai écrit un livre de près de 300 pages paru chez Hermann éditeur) j sur le judaïsme libéral et ne souhaite pas répéter ici ce que j’ai l là-bs. Pour ces penseurs, la meilleure manière de faire émerger l’image du judaïsme dans sa nudité originelle, sans la moindre déformation, consiste à revenir au mosaïsme, c’est-dire à l’exclusion de la moindre trace de la tradition orale, à une époque où le judaïsme ne vivait qu’à ’travers la Bible écrite, loin de toute interprétation venant se surajouter à ce texte. Ces adeptes de la réforme au sein du judaïsme trouvaient que les rabbins avaient gravement compromis la pureté de la loi mosaïque. Cela évoque la dérive du littéralisme étroit, l’interprétation étant censée vivifier le texte et l’empêcher de devenir lettre morte…

Les libéraux pensaient se concilier ainsi les bonnes grâces de l’environnement social protestant tout en se rapprochant du judaïsme originel. Ce parti paris s’est révélé plutôt hasardeux mais il a permis aux juifs de cette époque de se soustraire au mépris des théologiens antisémites et qui recherchaient pour leu part, une neutralisation pure et simple du judaïsme. Les juifs pensaient sauver l’essentiel en se retranchant derrière la tranchée du législateur biblique : toitures les lois de la Bible étaient maintenues, plus ou moins convenablement, à partir du moment où elles étaient interprétées dans le sens social recherché : tout ce qui compromettait l’esprit de l’assimilation et de l’intégration devait être supprimé : le juif mosaïque prenait le pas sur le juif talmudique.

Ainsi , comme le disait Heinrich Heine, il fallait jeter le talmud par-dessus bord. Il prétendit même que Moïse Mendelssohn s’en était chargé, ce qui n’est pas vrai.

Le meilleur baromètre de cette évolution du judaïsme européen au XIXe siècle est constitué par la convocation de synodes rabiques dans les années quarante de ce siècle là : de 1840 à 1845 des congrès rabbiniques eurent lieu à Francfort sur le Main et ailleurs afin de réformer ce qui pouvait l’être. Ces assemblées ont connu des succès divers. Et l’essentiel de ce travail de rénovation consistait à abroger un certain nombre de pratiques purement rabbiniques, sans lien évident avec les livres de la Tora. On l’aura compris, pour les modernes, le judaïsme originel est celui que l’on aura dépouillé de tourtes les «scories » qui se sont accumulées au cours des siècles…

Historiquement, cela parait juste mais religieusement cela semble erroné et va à l’encontre des adages talmudiques comme celui de rabbi Akiba : De même que le poisson ne peut pas survivre hors de l’eau, le peuple d’Israël ne peut pas subsister sans l’accomplissement des préceptes divins.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.

 

par Jforum.fr

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