Fin février, à la recherche de vestiges de la présence du Hezbollah en Syrie. De Qousseir à Alep en passant par la région d’Idleb, nous avons trouvé des documents, des armes et de la drogue, qui témoignent de la manière de faire des forces iraniennes et de leurs milices affiliées. 

Le Hezbollah en Syrie : sur les traces d’un empire en décomposition

Dans le centre culturel iranien qui jouxte la mosquée al-Noqta, à Alep, les portraits de Hassan Nasrallah et de Imad Moghniyé ont été retrouvés, le 1er mars 2025. Photo Lucile Wassermann. Montage Jaime Lee Haddad

« Nous étions déployés pour le décor. Tout était sous contrôle du Hezbollah, avec la complicité de la quatrième division, dirigée par Maher el-Assad. Le trafic de drogue, les armes et la contrebande en tout genre. » Mohammad* a servi dès la fin 2017 dans la région de Qousseir en tant que garde-frontière. Membre d’une armée entraînée à la délation et à terroriser la population, son rôle a, en réalité, principalement consisté à faire tout l’inverse : être là, mais faire semblant de ne rien voir, ni entendre, et surtout, ne rien dire sur les activités de ceux qui lui faisaient vraiment peur : les forces du Hezbollah.

CE QUE LE HEZBOLLAH VOULAIT CACHER EN SYRIE

Le renversement de Bachar el-Assad et la prise de pouvoir par les forces de Hay’at Tahrir el-Cham ont sonné le glas de la domination iranienne en Syrie. Ses mandataires, notamment le Hezbollah, venu apporter son soutien à Damas dès 2012, ont été contraints d’abandonner leurs positions, marquant la fin de plus d’une décennie de présence active dans l’ensemble du pays.

Le jeune soldat, démobilisé, par pure coïncidence, un mois à peine avant la chute du régime le 8 décembre 2024, n’est pas chiche en détails lorsqu’il dépeint une hiérarchie inversée, où l’armée syrienne, censée contrôler sa frontière et faire respecter l’ordre, s’incline face aux desiderata de « la milice libanaise », qui profitait d’une frontière totalement poreuse.

Des armes de fabrication russe retrouvées dans une usine de Captagon, à Hawik, dans la région de Qousseir, le 27 février 2025. Photo Lucile WassermannDes armes de fabrication russe retrouvées dans une usine de Captagon, à Hawik, dans la région de Qousseir, le 27 février 2025. Photo Lucile Wassermann

Car à cette époque-là, au contrôle douanier entre la ville de Qasr (Hermel) et celle de Joussié – l’un des six postes-frontières officiels entre les deux pays, en plus de centaines de points de passage illégaux –, l’autorité de l’État syrien s’effaçait. Les soldats comme lui, simples figurants en képi kaki, assistaient au ballet quotidien de convois et de crimes sans jamais intervenir. Là-bas « le Hezbollah était partout, et bien plus fort que nous… Il était plus fort que Bachar el-Assad ». C’est la première fois qu’il raconte son histoire, et « la dernière », dit-il, s’assurant plutôt deux fois qu’une qu’il restera bien anonyme. « Ils pourraient me retrouver… Ils ont le bras long. »

À la chute du régime, le parti-milice libanais, doublement affaibli après la guerre contre Israël, a vu son hégémonie régionale, construite depuis des années, s’effondrer comme un château de cartes. Si cette présence reste gravée dans les mémoires, les Syriens s’assurent bien, depuis trois mois, d’en effacer toutes les traces… Fin février, notre journal est allé à la recherche de cet empire en décomposition, en faisant le choix de remonter vers le nord, notamment dans les provinces de Homs, d’Idleb et d’Alep, moins documentées que celle de Damas. Nous avons visité une dizaine de bases militaires, exploré des villages dédiés à la production de Captagon ainsi qu’un centre de propagande de l’« axe de la résistance », et mis la main sur des centaines de documents – en arabe et en farsi –, qui témoignent de sa présence jusqu’aux derniers instants. L’image du Hezbollah, perçu autrefois par les Syriens comme le symbole de la résistance contre Israël, s’est gravement détériorée dès son intervention en soutien à Assad. Sollicité afin de répondre à nos questions dans le cadre de cette enquête, le Hezbollah a indiqué « ne pas vouloir s’exprimer pour le moment ». 

« Respirer l’odeur, c’était presque comme consommer »

Il faut traverser une vingtaine de kilomètres de routes cabossées depuis Qousseir, pour arriver au centre du village de Hawik. En chemin, l’inscription « Labaik ya Nasrallah » (« À ton service Nasrallah ») recouverte de peinture récente reste toutefois déchiffrable sur une façade. Deux semaines plus tôt, des affrontements avec des trafiquants armés y avaient encore lieu, ainsi qu’à Jarmach, Wadi al-Hawrani et Akoum, lors d’une campagne des nouvelles autorités syriennes visant à contrôler les frontières occidentales du pays. Une région encore sous haute tension, comme en témoignent les récentes escarmouches.

Un char abandonné sur la route vers Hawik, dans la région de Qousseir. Photo Lucile WassermannUn char abandonné sur la route vers Hawik, dans la région de Qousseir. Photo Lucile Wassermann

Depuis son 4 x 4 blindé, Abou Mazen*, de la brigade antidrogue à Homs, salue des soldats cagoulés postés devant une villa cossue, saccagée depuis, et se félicite que tous les drapeaux jaunes du Hezbollah aient été retirés de la vallée. « Il y en avait partout, et des portraits de Nasrallah sur tous les points de contrôle. »

À première vue, Hawik pourrait passer pour une bourgade rurale oubliée, avec ses maisons abandonnées, sa husseiniyé, son cimetière et ses entrepôts. Mais sous la surface, beaucoup d’indices laissés derrière par ses occupants témoignent de l’ampleur des activités illicites, notamment le trafic de Captagon, dont la Syrie captait jusqu’à 80 % de la production mondiale avant la chute du régime. Depuis la reconquête, des mains de l’Armée syrienne libre (ASL), de la ville de Qousseir en juin 2013 par le camp loyaliste, appuyé par les forces du Hezbollah, ce dernier a consolidé son emprise sur cette région stratégiquement située entre Homs et la plaine libanaise du Hermel, présentée comme son « arrière-cour » par l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). C’est durant cette bataille que le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, reconnaît officiellement que des cadres militaires de son parti combattent en soutien au régime Assad.

Une fois « acquise », la zone devient un pôle logistique des cartels Zeaïter et Jaafar pour la production, le stockage et la distribution de cette amphétamine peu chère inondant le marché moyen-oriental, mais aussi de haschisch. « Depuis la guerre civile libanaise, le Hezbollah, s’il ne produisait pas lui-même directement, couvrait des familles impliquées dans les trafics de drogue. Mais depuis l’explosion du Captagon en 2020, il a participé directement dans sa production en Syrie, en collaboration avec la quatrième brigade », explique Joseph Daher, docteur en sciences politiques. Le Trésor américain avait accusé le groupe d’être impliqué dans le blanchiment d’argent et le trafic de drogue le 10 juillet 2012. Une implication niée officiellement par ses dirigeants, notamment par Hassan Nasrallah en 2018, mais aussi à travers un communiqué en octobre 2019, le parti affirmant que « cette accusation est une pure invention et s’inscrit dans le contexte de la campagne américaine visant à déformer l’image du Hezbollah par des fabrications et des allégations totalement fausses ». Si les spécialistes ne s’accordent pas tous sur le rôle exact et la nature de l’implication de la milice pro-iranienne dans ce trafic à cheval sur les territoires syrien et libanais, nombreux sont ceux qui considèrent que de telles activités ne peuvent être menés a minima sans son aval dans des zones contrôlées par lui.

Illustration Jaime Lee HaddadIllustration Jaime Lee Haddad

Abou Mazen, arme à la ceinture, inspecte l’une des maisons abandonnées à Hawik, à moins d’un kilomètre à vol d’oiseau du Liban. « Nous avons libéré cette zone il y a deux jours à peine (le 26 février). Certaines maisons n’ont toujours pas été inspectées », dit-il, alors que l’homme armé qui l’accompagne tend des vêtements militaires et un casque qu’il présente comme ayant appartenu au Hezbollah. Ils découvrent sur le perron et à l’intérieur de la bâtisse des sachets de Captagon, un sac de haschisch, une plaque d’immatriculation syrienne et des restes de nourriture dans des assiettes témoignant de la précipitation lors de la fuite. Sur un petit calepin est noté au stylo-bille le décompte des heures de travail des narcotrafiquants, et sur un autre, une liste de produits : de l’acide formique, de l’ammoniaque, de l’éphédrine et du sucre. Les ingrédients de cette amphétamine bon marché. À travers la montagne et les champs d’oliviers, l’odeur âcre des produits chimiques flotte encore fortement dans l’air, une fois passé le seuil des entrepôts et de certaines maisons saccagées. Dans un des quatre hangars visités se trouve un tambour rotatif ayant pu servir au mélange des matières chimiques, qui côtoie de grands ballotins de pilules, mais aussi des blocs de résine de cannabis jetés à même le sol, ou encore des munitions et roquettes PG 30 de fabrication russe. Le nombre de sacs de produits chimiques suggérant une production à grande échelle.

« Durant la période de récolte du cannabis, on était tout le temps euphorique : respirer l’odeur, c’était presque comme consommer », raconte l’ancien soldat du régime, Mohammad.

Un masque à gaz dans une maison de Hawik, dans la région de Qousseir. Photo Lucile WassermannUn masque à gaz dans une maison de Hawik, dans la région de Qousseir. Photo Lucile Wassermann

Dans une petite maison de béton qui semble avoir servi de lieu de conditionnement, des sachets en plastique portent la marque « Z » et des pochettes en toile remplies de pilules sont, elles, estampillées de noms cocasses comme « Lexus », « Mercedes » ou « Only God ». D’autres arborent la croix nazie… Partout on trouve de petits drapeaux du Hezbollah, des portraits de son défunt leader ou des banderoles de martyrs.

La mosquée Sayyeda Zeinab, géographiquement située à Hawik, est présentée sur l’écriteau placé devant son entrée comme étant à Jarmach, un village libanais, les tribus du Hermel ayant toujours été présentes entre les deux pays depuis des décennies. À l’intérieur quasi intact sont entreposés des centaines d’ouvrages religieux chiites, mais aussi des fascicules à la gloire de l’ancien commandant de la force al-Qods, Kassem Soleimani, ou du guide suprême iranien l’ayatollah Khamenei. À l’extérieur, un uniforme des gardiens de la révolution a été abandonné sur une chaise, ainsi que deux grandes banderoles du Hezbollah. La majorité des Libanais habitant la région auraient pris la fuite, abandonnant tout derrière eux, au plus fort des combats avec les nouvelles autorités à la mi-février. « Certains de ces hors-la-loi sont aux mains des autorités, d’autres ont été neutralisés », explique Anwar Abdel-Hay, commandant de l’Administration générale du contrôle des stupéfiants, rencontré à Homs, qui affirme qu’un grand nombre d’usines de la région ont été saisies dès le 8 février.

De haut en bas : À Homs, entrepôt stockant les drogues retrouvées dans la région de Qousseir. Des pilules de Captagon à Hawik. Un pont à Qousseir détruit par l’aviation israélienne fin novembre 2024. Photos Lucile Wassermann. Montage Jaimee Lee HaddadDe haut en bas : À Homs, entrepôt stockant les drogues retrouvées dans la région de Qousseir. Des pilules de Captagon à Hawik. Un pont à Qousseir détruit par l’aviation israélienne fin novembre 2024. Photos Lucile Wassermann. Montage Jaimee Lee Haddad

Dans ces vallons escarpés où le signal du réseau cellulaire se perd, l’ancien régime et le Hezbollah auraient notamment construit un système de tunnels pour faire transiter la drogue et les armes. « Nous sommes actuellement en train de rechercher ces corridors souterrains », appuie ce responsable syrien.

« La route entre Hawik et Jermach, c’était la voie de transport que le Hezb ne voulait surtout pas que quiconque voie », raconte pour sa part l’ancien soldat transfrontalier. Le trafic illégal opérait à partir de 23h jusqu’à l’aube. « Des voitures libanaises passaient devant nos postes, souvent sans plaque d’immatriculation. Quand un convoi arrivait, on savait que c’était un haut responsable du parti. On ouvrait simplement la barrière et on les laissait passer, raconte Mohammad. Personne n’osait leur dire : “Ouvrez-moi le coffre”. »

Mohammad a vu un jour sous ses yeux des soldats de l’armée syrienne « se faire tuer » parce qu’ils avaient osé arrêter une voiture aux vitres teintées, dans laquelle se trouvaient des trafiquants recherchés par la Sûreté militaire syrienne. « Le lendemain, ces types sont repassés et personne ne leur a rien dit. »

Ce climat d’impunité va peu à peu s’arrêter à mesure que la guerre qui oppose Israël au Hezbollah s’intensifie, suite à son soutien au Hamas après les massacres du 7 octobre 2023. Des dizaines de milliers de familles libanaises vont traverser la frontière côté syrien avec la bénédiction du régime Assad, pour se protéger des bombardements. « Nous avions alors reçu l’ordre de laisser passer tous les Libanais chiites. Ils ne payaient pas les 100 dollars de visa obligatoire. Alors que le Syrien qui rentrait au pays devait payer ou rebrousser chemin », déplore l’ancien soldat. Devant un pont qui enjambe l’Oronte, détruit par l’aviation israélienne fin novembre 2024, des hommes se prennent en selfie en faisant le V de la victoire. L’État hébreu avait accentué la pression sur la région durant la guerre contre le Hezbollah, en ciblant des entrepôts d’armes et des routes afin « d’empêcher l’acheminement d’armes vers le Liban, en provenance d’Iran ».

« Opération Zulficar »

Lorsque la guerre civile syrienne éclate en 2011, avec des manifestations pacifiques réprimées violemment par le régime, le Hezbollah observe d’abord la situation. Les deux premières années, son implication reste discrète et non officielle : des conseillers et de petits contingents sont envoyés pour protéger les communautés chiites près de la frontière libanaise, comme à Qousseir, mais le Hezbollah nie toute participation directe au conflit, jusqu’en avril 2013. « Il y avait environ 4 000 à 6 000 soldats du Hezbollah de manière quasi permanente en Syrie », selon Joseph Daher. « Ce pays va devenir un centre stratégique, aussi bien au niveau des transferts d’armes que de l’accumulation de capitaux pour renflouer les caisses », affirme le chercheur syro-suisse.

Des canons d’artillerie dans un entrepôt ayant appartenu aux forces iraniennes, dans la zone industrielle de Cheikh Najjar, à Alep. Photo Lucile WassermannDes canons d’artillerie dans un entrepôt ayant appartenu aux forces iraniennes, dans la zone industrielle de Cheikh Najjar, à Alep. Photo Lucile Wassermann

Le destin de la milice libanaise étant intimement lié à celui du régime, elle perd tous ses gains stratégiques et est forcée de laisser derrière elle ses routes de ravitaillement, mais aussi des dizaines de bases militaires disséminées dans tout le pays. Si la plupart ont désormais été « nettoyées » par les nouvelles autorités de Damas, certains vestiges demeurent.

En 2013, la perte progressive de contrôle d’Alep par le régime face aux rebelles pousse le Hezbollah à étendre ses opérations au nord. Le soutien iranien – via ses mandataires – sera décisif, jusqu’à la reprise de la ville fin 2016.

Alep est libérée fin novembre 2024, lors de l’offensive des groupes armés de l’opposition qui en délogent les forces du régime, les Iraniens et ses milices étrangères. Si, pour Joseph Daher, la guerre avec Israël a sans doute poussé le gros des troupes à quitter le Nord syrien pour venir en renfort sur le front libanais, certains habitants rencontrés affirment avoir croisé, à Alep et son rif, des Libanais et des Iraniens jusqu’à quelques jours avant la chute du régime.

Un bâtiment détruit de la base iranienne à Jabal Azan, dans la province d’Alep, le 2 mars 2025. Photo Lucile WassermannUn bâtiment détruit de la base iranienne à Jabal Azan, dans la province d’Alep, le 2 mars 2025. Photo Lucile Wassermann

À une douzaine de kilomètres au sud de la ville, la base iranienne de Jabal Azan est en ligne de mire. Le 1er décembre, les groupes de la rébellion arrivent sur la place forte, située sur un mont avec vue dégagée sur le rif. Créée en 2015, la base était la principale salle d’opérations militaires de la région. Lorsqu’on y pénètre trois mois plus tard, une décennie semble s’être écoulée. Le lieu a des airs de décor de cinéma abandonné ou de vieux camp d’entraînement du siècle dernier. Deux adolescents qui ramassent de la ferraille fuient à toute vitesse sur leur pick-up, pensant avoir été pris la main dans le sac.

Dès l’entrée de ce vaste terre-plein ponctué de casernes, on aperçoit un graffiti sur une guérite montrant des poings main dans la main symbolisant l’Iran, la Syrie et l’Irak. Dans un entrepôt ouvert aux quatre vents, des banderoles en farsi trainent ici et là, tout comme des portraits de Soleimani et de Mouhandes, le numéro deux du Hachd el-Chaabi irakien (tué le 3 janvier 2020 aux côtés de Soleimani), quelques obus non explosés et un plan imprimé du rif sud d’Alef datant de juin 2023. Des documents ultrasensibles révèlent par ailleurs des coordonnées géolocalisées avec leur importance stratégique, comme une ville du rif d’Idleb où il est indiqué qu’il faut « soutenir des forces amies et réaliser du contre-espionnage ».

Tunnels et champs d’oliviers

C’est un nom qui revient sans cesse sur de nombreux documents militaires que nous avons trouvés : Saraqeb. Il faut parcourir cinquante kilomètres d’autoroute depuis la sortie d’Alep pour arriver dans cette ville de la province d’Idleb située à l’intersection de deux axes routiers majeurs. La M5 qui relie Alep à Damas en passant par Hama et Homs est une artère vitale pour le transport et le commerce, reliant le Nord économique à la capitale politique. Contrôler cette autoroute permet de sécuriser ou de perturber les lignes d’approvisionnement du régime. La M4, qui connecte Alep à Lattaquié, est essentielle pour l’accès aux ports et aux bases russes, comme celle de Tartous. En mars 2020, la ville est reprise par le régime syrien et ses alliés.

Les frères Houari dans leur domaine à Saraqeb. Ci-dessous, des vestiges militaires et de propagande retrouvés dans différentes casernes à Saraqeb (Idleb) en mars 2025. Photos Lucile Wassermann. Montage Jaimee Lee HaddadLes frères Houari dans leur domaine à Saraqeb. Ci-dessous, des vestiges militaires et de propagande retrouvés dans différentes casernes à Saraqeb (Idleb) en mars 2025. Photos Lucile Wassermann. Montage Jaimee Lee Haddad

Totalement dévastée, Saraqeb était devenue une ville fantôme, ressuscitée depuis peu par les quelques familles revenues sur leurs terres pour s’y reconstruire un avenir. Mohammad Houari, propriétaire d’une ferme agricole, rencontré début mars, n’avait pas pu retourner chez lui depuis 2012. « Quand nous sommes revenus il y a quelques semaines, nos fermes étaient remplies d’armes lourdes et de caisses de munitions avec des inscriptions en farsi. Il y avait même un char », dit-il. Le fermier et son frère ont fait leur propre autodafé avec les livres iraniens qu’ils ont retrouvés et fait effacer les slogans sur les murs. « Des tags à la gloire du Hezbollah, de Nasrallah et compagnie. On a viré tout ça. On ne voulait surtout pas que les enfants s’en imprègnent », ironise Mohammad Houari. Mais ce sont surtout ses champs d’oliviers dévastés, brûlés ou coupés qui le peinent le plus. Des années de labeur parties en fumée, non loin de tranchées servant à lancer des missiles sur les groupes armés de l’opposition.

La nature a repris ses droits au sud de la ville. Ce sont désormais des biquettes qui broutent dans la cour d’une ancienne base iranienne en bordure d’autoroute, reconnaissable grâce à ses grands drapeaux vert et rouge peints sur des parapets. Des femmes qui font jouer leurs petits dans l’herbe indiquent l’entrée de leur maison reconvertie en cache militaire : « Vous pouvez visiter les tunnels qu’ils ont creusés chez nous », montre Rouba*, une adolescente. Des passages étroits, sans grande sophistication, menant de part et d’autre de la base. « Le drapeau chiite est notre parti », peut-on lire en farsi sur un pan de mur. Dans un immeuble vide, des plans militaires ont été abandonnés au sol, mais aussi des listes d’armements, datant de la fin 2014, ainsi qu’une carte de 2022 indiquant les positions stratégiques russes et iraniennes dans le rif d’Idleb. Et puis ce récent mémo écrit en farsi et destiné aux combattants : « Considérant les menaces de sécurité liées à l’utilisation de cartes sim iraniennes (…), leur utilisation est interdite dans la région. »

« La route de Jérusalem passe par Alep »

Mais les vestiges militaires ne sont pas les seuls témoins muets de ce passé. Téhéran a étendu ses ramifications jusque dans le tissu socioculturel, et ce, à Alep, dans une région très majoritairement sunnite. C’est un petit cahier retrouvé dans la cahute d’un gardien, à l’entrée de la mosquée al-Noqta, en apparence anodin : les identités, les heures d’arrivée et de départ et jusqu’aux plaques d’immatriculation ont été couchées sur papier. Nul intrus n’aurait probablement osé pénétrer dans cette fourmilière à la gloire de « l’axe de la résistance ».

Un lieu de pèlerinage sous haute surveillance, dans un domaine appartenant à la République islamiqe d’Iran. À proximité du consulat iranien à Alep, dans le quartier dit « al-Izeaa », on distingue l’édifice religieux, accroché sur les pentes du mont al-Jochan. Début novembre, deux semaines à peine avant que tout ne s’écroule, l’attaché culturel du consulat remettait des prix lors d’un concours artistique et littéraire intitulé… « La victoire est proche ». Le lauréat dans la catégorie poésie avait dédié sa victoire au « combattant internationaliste martyr cheikh Hassan Nasrallah ».

Vue du toit de la mosquée al-Noqta, à Alep, le 1er mars 2025. Photo Lucile WassermannVue du toit de la mosquée al-Noqta, à Alep, le 1er mars 2025. Photo Lucile Wassermann

Moins connu que le mausolée de Sayyed Zeinab en banlieue de Damas, ce sanctuaire est toutefois considéré comme l’un des plus importants lieux de pèlerinage chiites en Syrie, car il contenait un rocher sur lequel se trouverait une goutte de sang provenant de la tête de l’imam Hussein, après qu’elle eut été transportée jusqu’à Alep après sa mort lors de la bataille de Kerbala. Ce n’est qu’en novembre 2020 que la précieuse roche est ramenée dans la mosquée, selon l’agence iranienne de presse Mehr, après avoir disparu en 2011, lors de la percée de l’Armée syrienne libre. À l’époque, Mohammad al-Najjar, un chercheur syrien, expliquait au site al-Araby al-Jadeed que les Iraniens construisaient, à Alep, des mosquées, des sanctuaires et des mausolées, et qu’ils « revisitaient l’histoire pour y trouver une justification ». Le chercheur ajoute : « La mosquée al-Noqta en est l’exemple le plus clair. Les Russes établissent des bases militaires, et les Iraniens construisent des sanctuaires plus dangereux que ces bases militaires. »

Le centre socioculturel tout autour aurait été construit dès les années 1980, sous Hafez el-Assad, comprenant une bibliothèque, des salles de réception, une école et les locaux de l’association jaafarie de reconstruction et de charité islamique. De l’extérieur, il est désormais impossible de deviner la couleur religieuse et politique du lieu. Trois anciens combattants du groupe rebelle Ahrar el-Cham font aujourd’hui office de gardiens pour éviter toute intrusion. Abou Adam, en treillis et couvre-chef, connaissait le lieu à travers des témoignages, n’ayant pas pu remettre les pieds à Alep depuis sa reprise par le régime fin 2016. « Ils ont inventé cet endroit, désacralisé la mosquée sunnite fondée au Xe siècle, dans le but de construire un État pour les Iraniens », peste-t-il en montrant le mausolée en bois incrusté, conçu pour accueillir la relique, emportée par les maîtres des lieux durant leur fuite.

Autour de l’édifice, un imposant complexe comprenant des chambres, des cuisines, des salles de classe, des salons et une grande cour intérieure a été construit pour accueillir clercs, étudiants et voyageurs de passage. « Les photos de Nasrallah, de Soleimani ou de Khamenei que vous voyez partout sont une preuve qu’il s’agit d’une zone militaire et non d’une zone éducative », insiste le quinquagénaire. « Pour les Iraniens et le Hezbollah, la route vers Jérusalem passe par Alep », lâche-t-il, hilare. Des centaines de documents retrouvés à l’intérieur par L’OLJ témoignent de l’écosystème y régnant encore deux mois plus tôt. Dans un bureau trônent des caricatures anti-israéliennes, montrant notamment Benjamin Netanyahu prenant d’assaut la tour Eiffel lors des derniers Jeux olympiques de Paris. Dans un tiroir, des documents répertorient le traitement sur les réseaux sociaux Twitter et Facebook des manifestations en Iran qui ont suivi le meurtre de Mahsa Amini en 2022.

L’intérieur du centre iranien collé à la mosquée al-Noqta, à Alep, le 1er mars 2025. Photo Lucile WassermannL’intérieur du centre iranien collé à la mosquée al-Noqta, à Alep, le 1er mars 2025. Photo Lucile Wassermann

Un pêle-mêle de portraits de responsables religieux ou militaires iraniens, irakiens et libanais, comme Imad Moghniyé –
le bras armé du mouvement jusqu’à son assassinat à Damas en février 2008 –, a été décroché du mur. Dans une salle de classe, des cahiers d’élève ont été fraîchement imprimés en mémoire des « martyrs sur la route de Jérusalem : Hachem Safieddine, Nasrallah et Soleimani ». Dans un bureau cossu, avec des fauteuils en bois et nacre, qui aurait été celui d’un responsable, se trouvent des cartes militaires, une plaque commémorative de la milice irakienne al-Nujaba… mais aussi des archives donnant un aperçu de la structure interne, comme un plan architectural des lieux, des dossiers relatifs aux dépenses des années 2023 et 2024 ou de nombreux contrats de vente d’appartement dans les hauteurs de la mosquée.

Derrière une porte dérobée de l’iwan, un escalier étroit mène vers une crypte en clef de voûte qui aurait servi de salle de réunion de « hauts responsables », selon Abou Adam. Dans une allée un peu plus loin, une école, présentée par les gardiens comme un orphelinat, a été quasiment vidée. « Lorsque nous avons libéré la zone, des élèves et des professeurs se sont pointés le lendemain comme si de rien n’était “pour suivre les cours”. Mais quels cours ? Sous prétexte de les éduquer, ils convertissaient les pauvres de la région au chiisme et leur faisaient avaler leur propagande », croit savoir Abou Adam. « Dieu soit loué, nous allons pouvoir les ramener sur le droit chemin », ajoute-t-il.

De nombreux articles traitant du sujet des conversions dans la région ont été publiés par des journalistes syriens au fil des ans. Nous n’avons pas pu vérifier de manière indépendante l’existence de telles initiatives. Mais grâce aux cartes d’identité de certains élèves, retrouvées dans les armoires, il est possible d’établir que des enfants sunnites étaient scolarisés sur place.

Seuls signes évidents du changement d’ère sur cette propriété iranienne ? Un grand drapeau turc et des bannières de l’ONG humanitaire « Deniz Feneri » habillent désormais la façade d’un des bâtiments…

Un des bâtiments du domaine de la mosquée al-Noqta, à Alep, propriété iranienne, désormais réquisitionné par une ONG turque. Photo prise le 1er mars 2025. Photo C.H.Un des bâtiments du domaine de la mosquée al-Noqta, à Alep, propriété iranienne, désormais réquisitionné par une ONG turque. Photo prise le 1er mars 2025. Photo C.H.

*Les noms ont été changés pour des raisons de sécurité. 

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