«Depuis le début, il voulait des papiers»: les mariages gris, cette filière d’immigration qui arnaque les plus vulnérables
Les escroqueries sentimentales dans un but migratoire frappent en particulier les Français issus de l’immigration. Punies par la loi, elles sont très difficiles à démontrer devant un tribunal. Les contempteurs de cette notion dénoncent son caractère «raciste».
Asma H., 44 ans, essaie d’arrêter de fumer. Pour les enfants, «c’est un mauvais exemple». Elle le sait mais depuis le 21 avril 2023, cette habitante de Brignoles (Var) grille les cigarettes en ressassant son chagrin. Ce jour-là, raconte-t-elle de sa voix enrouée, son mari Chérif, père de son cadet, Aylan, alors âgé d’un an, lui a expliqué qu’il n’était plus amoureux et préférait partir. Depuis, et en dépit d’un jugement du tribunal de Draguignan qui lui rappelle ses devoirs, il ne rend plus visite à son fils. Pour la pension, la CAF a dû puiser dans ses comptes.
À Marseille où il possède deux petites sociétés, il attend, a-t-on dit à Asma, une fille d’une nouvelle épouse. L’histoire pourrait conter la banale dissolution d’une relation usée et d’un père sans morale. Seulement l’ajout d’un élément complique la donne. La veille du jour où il a quitté Asma, Chérif, Algérien entré en France avec un visa touristique de trois mois en 2017, a obtenu une carte de résident de dix ans. En remontant le fil de leur relation, Asma s’est forgé une certitude : «c’était un mariage gris, depuis le début il voulait des papiers».
«Mais pourquoi on marie les clandestins ?»
Le «mariage gris» est une notion politique, entrée dans la loi en juin 2011. À l’époque le philosophe Philippe Huneman railla dans Libération «la dernière trouvaille du ministre de l’Immigration». Ce dernier, Éric Besson, socialiste rallié à la droite sarkozyste, voulait en effet distinguer les mariages blancs, où les deux parties sont complices, des «escroqueries sentimentales à but migratoire» dans laquelle un conjoint duperait l’autre. Désormais ces deux fraudes sont punies de cinq ans d’emprisonnement et de 15.000 euros d’amende. Car dans les deux cas, rappelle le ministère de l’Intérieur au Figaro, il s’agit «d’un détournement des voies légales d’immigration permettant l’entrée et/ou le séjour en France».
Si le mariage a eu lieu à l’étranger, il permet au conjoint d’obtenir le droit de venir en France. Et si la relation dure, de solliciter un titre de séjour pour «vie privée et familiale» voire une régularisation. D’après Beauvau, il est très difficile de quantifier les escroqueries avérées. Un rapport du réseau européen des migrations daté de 2012 affirme toutefois que la multiplication par deux en quinze ans des demandes d’annulation de mariages en traduisait une augmentation. Il évoquait même une «sous-évaluation».
C’est un peu le jeu des Z’amours, on demande au monsieur le nom de sa future belle-mère Vincent Chauvet, maire d’Autun
Si l’ampleur se mesure mal, le phénomène existe. Ses répercussions sont assez fortes pour avoir motivé des propositions de loi. Le 20 février, un texte du sénateur Stéphane Demilly arrivera au Sénat. Il demande l’interdiction du mariage entre Français et clandestins sur le territoire national. «Ce ne sont pas les mariages gris qui me l’ont inspiré mais des amis maires m’ont dit qu’il pourrait en empêcher une partie», dit-il au Figaro. Demilly est parti de la mésaventure délirante qu’a vécue le maire d’Hautmont (Nord), Stéphane Wilmotte, poursuivi en 2023 pour avoir refusé de marier une Française et son conjoint en situation irrégulière, visé par une OQTF, auparavant à la tête d’une mosquée fermée pour apologie du terrorisme.
Des entretiens pour sonder
Si une telle loi avait été en vigueur en 2021, Asma H. n’aurait pas pu, cette année-là, épouser Chérif à Brignoles. Elle secoue la tête, soupire : «mais pourquoi on marie les clandestins en fait ?». Parce que le respect de la liberté du mariage est une «composante de la liberté personnelle protégée par la Déclaration de 1789», rappelait une décision du Conseil constitutionnel de 2003. Et le «caractère irrégulier du séjour d’un étranger» ne peut y faire obstacle. Pour détecter les fraudes, les autorités – les mairies en France, les consulats et ambassades à l’étranger – sont tenus de sonder la motivation matrimoniale des intéressés via des entretiens.
«C’est un peu le jeu des Zamours, explique Vincent Chauvet, maire d’Autun, commune en Saône-et-Loire de 13.000 habitants. On demande au monsieur le nom de sa future belle-mère, des choses comme ça.» S’ils ont des doutes sur la sincérité, ils peuvent s’opposer au mariage en se référant au procureur. Dans le cas d’Asma, il y a eu une audition par les équipes de la mairie mais elle était enceinte. L’implication de Chérif se manifestait de façon criante. Ne s’était-elle pas elle-même enquise dix fois de ses intentions ?
En 2019, divorcée, déjà mère de deux fils, Asma visite les puces de Marseille avec sa mère à la recherche d’un canapé. Le marchand, aimable, engage la discussion. Il l’asticote au sujet de son célibat. Il n’est pas bon, dit-il, pour une musulmane d’être seule. Lui justement connaît un garçon travailleur, gentil, un peu plus jeune c’est vrai. Par l’entremise de cet homme, Chérif et Asma finissent par partager un café. «Je lui ai dit qu’il y avait des jolies jeunes filles à Marseille. Il m’a dit qu’il préférait une femme plus âgée, qui connaît la vie.» Elle se laisse charmer. «Quand j’ai su qu’il n’avait pas de papier, j’ai coincé mais il parlait super bien, il travaillait, il était beau gosse, il connaissait les valeurs de la famille…» Six mois plus tard, ils se fiancent. Chérif tient au giron de la religion, Asma espère mettre de l’ordre dans sa vie.
Annuler plutôt que divorcer
Les victimes de mariages gris souffrent à double titre. Dans leur chair, leur orgueil car ils ont cru au grand amour et blâment leur naïveté. De façon plus philosophique «parce qu’il leur est insupportable de penser que la personne reste en France par le fait de ce mensonge», explique Maître Laurence Mayer. Inscrite au barreau de Paris, l’avocate a plusieurs fois défendu l’annulation de mariage pour ce type d’affaires. Une mesure rare «que les juges n’aiment pas beaucoup» car ils «considèrent grosso modo que si les gens ne sont pas contents, ils n’ont qu’à divorcer». Dans le cas de tromperie sur les sentiments, le conjoint lésé peut obtenir une annulation s’il parvient à prouver l’absence «d’intention matrimoniale» de l’autre au moment de l’union.
L’avocate se souvient d’un cas facile. La jeune femme avait pu apporter «des témoignages d’autres femmes à qui son mari avait aussi proposé un mariage de façon empressée» et des captures de messages où il assurait à une autre «qu’il serait bientôt célibataire, qu’il fallait attendre que le délai pour le titre de séjour soit passé». Une autre annulation a pris plus de temps. «La femme s’était mariée avec une personne visée par une OQTF , raconte Me Mayer. Dans un premier temps, elle l’a dénoncé auprès de la préfecture.» Ces courriers de dénonciation dont la motivation est souvent «floue» nous informe un connaisseur, «sont généralement transmis à la police aux frontières». Une fraude avérée doit entraîner une suspension ou un retrait du titre de séjour. Ce fut le cas pour la cliente de Laurence Mayer.
On a réussi à démontrer l’absence d’intention matrimoniale de son mari. C’est ce qui importe aux juges
Me Laurence Mayer
«Quand elle a définitivement conclu qu’il n’avait été avec elle que pour les papiers, elle a demandé une annulation de mariage.» Le tribunal, perplexe devant ces revirements successifs, n’a pas donné suite mais Me Mayer a gagné en appel. «On a réussi à démontrer l’absence d’intention matrimoniale de son mari. C’est ce qui importe.» Ce critère doit empêcher des personnes amères d’avoir été quittées d’utiliser l’accusation d’escroquerie migratoire pour se venger d’étrangers de bonne foi. Prouver la duperie est donc très compliqué. Le Figaro a échangé avec neuf personnes en plus d’Asma se disant victimes de mariages gris. Seules trois d’entre elles ont demandé (et obtenu) l’annulation de leur union. Parmi elles, Mohamed Okba.
Lenteur des vérifications et trous dans la raquette
En 2017, ce Franco-Algérien alors âgé de 27 ans, est déprimé. En fauteuil roulant, il touche l’allocation adulte handicapé et se pense voué à la solitude amoureuse. Pendant des vacances en Algérie, il confie sa peine à un voisin. Lequel mentionne l’existence d’une cousine, une jolie fille. Elle s’appelle Imène, elle ne parle pas français mais accepte de le fréquenter. Mohamed et sa mère, Fatima Attmani Terki, sont reçus par la famille. Si le jeune homme s’amourache et pense être apprécié, Fatima est un peu plus lucide. «Je savais qu’il n’y avait pas de sentiment mais je la croyais honnête.»
Avant la célébration en Algérie, la famille s’adresse au consulat de France à Oran. Il lui faut un certificat de capacité de mariage, un CCAM. Nécessaire à la transcription sur les registres de l’état civil français. Un minimum de vie commune est un préalable à son obtention, nous précise Xavier Driencourt, ancien ambassadeur français en Algérie. Dans le cas de Mohamed et Imène, la relation se réduit à rien. Le CCAM est refusé. «Ils avaient compris avant nous…», estime Fatima. Le mariage a tout de même lieu le 3 janvier 2019.
Mon fils est en fauteuil roulant, il ne tient pas sur ses jambes !
Fatima Attmani Terki
Afin de le voir transcrit sur les registres de l’état civil français et obtenir un visa pour Imène, Fatima et Mohamed s’adressent au Service central d’état civil (SCEC) des Affaires étrangères établi à Nantes. En l’absence de CCAM, un de ses 360 fonctionnaires doit recevoir les époux et en cas de doute sur l’intention matrimoniale adresser le dossier au parquet civil du tribunal judiciaire de Nantes. Le procureur de cette juridiction est le seul du pays à pouvoir annuler une union contractée à l’étranger. Le refus du CCAM par Oran devrait mettre la puce à l’oreille de l’administration.
L’escroc était une femme
Mohamed et Imène n’auraient pas passé la barrière de l’audition, suppose Fatima. Il n’y a pas eu de barrière. Ils n’ont pas été auditionnés, la transcription a été faite. Imène est arrivée en France le 10 septembre 2020. La même année, mais sur un autre sujet, un ancien sénateur socialiste décrivait le SCEC comme «débordé et en sous-effectif», ce que confirmait récemment une source judiciaire au Figaro.
La suite est laide. Deux mois et demi plus tard, Imène quitte le domicile de Mohamed à Béziers (Hérault). Pour y revenir en compagnie de trois policiers et d’une assistante sociale car elle a porté plainte… pour violences conjugales. «Mon fils, fulmine encore Fatima, est en fauteuil roulant, il ne tient pas sur ses jambes !» En fouillant dans la correspondance de la jeune femme, Fatima tombe sur plusieurs profils Facebook, des identités sous lesquelles Imène fait des avances à des hommes. Elle qui disait ne pas parler français le parle couramment. Et demande désormais le divorce, pour faute.
Le 14 mars 2024, Laurent Maurin, avocat au barreau de Montpellier, a obtenu l’annulation du mariage de Mohamed et Imène en première instance. Dans le jugement, le magistrat de la cour d’appel écrit que celle-ci «a non seulement faussement consenti à un mariage dans le seul but d’obtenir un titre de séjour» mais a aussi «manœuvré pour obtenir une condamnation pour violences» puis un divorce pour faute «de nature à lui assurer une protection statutaire sur le territoire français.» Depuis, Imène serait retournée vivre en Algérie. Des connaissances de Mohamed l’y croisent de temps en temps.
Sur les cinq dossiers de mariages gris que Me Maurin a portés devant la justice, celui-ci est l’un des deux pour lesquels il a obtenu l’annulation – et encore, pour Mohamed, elle n’a pas encore été «validée» par le procureur de Nantes. L’autre concernait un homme atteint de démence à Nice. Dans les cinq cas, l’escroc était une femme. «Algériennes ou Marocaines, toutes jeunes et jolies.» Durant les plaidoiries, Me Maurin danse sur un fil car «en allant chercher une fille “au bled”, on peut aussi dire que mes clients ont profité du système». Ces jeunes femmes peuvent se présenter en victimes emmenées en France contre leur gré. «Alors que l’examen des dossiers montre le visage de femmes indépendantes pour qui le mariage était une porte de sortie. Et qui ont le plus souvent des comportements désastreux en France.»
L’Algérie en première ligne
Ceux qui réfutent le concept de «mariage gris» affirment qu’il s’agit en fait d’un mariage blanc, union dans laquelle chacun a conscience d’obtenir un avantage, ou arrangé «mais qui a mal tourné comme la moitié des mariages», assure la chercheuse Jennifer Selby, auteur du Bled en banlieue, le mariage musulman face à l’État français (Ethnologie française, 2017). Pour Serge Slama, professeur de droit public à Grenoble, «les associations de victimes veulent un terme spécifique afin d’accréditer la thèse d’un réseau organisé». Au lieu d’admettre que les débâcles sentimentales font partie de la vie. «Je ne nie pas l’existence de la fraude, je dis que ces gens se font des illusions sur le mariage», lequel serait toujours une transaction d’intérêts même quand il y a de l’amour. Le terme «mariage gris» ne servirait qu’à «nourrir des stéréotypes racistes» qui compliqueraient la régularisation d’individus honnêtes.
Contrairement aux autres étrangers, les Algériens n’ont pas besoin de démontrer qu’ils subviennent aux besoins de l’enfant
Xavier Driencourt, ancien ambassadeur en Algérie
Les personnes assurant avoir subi une escroquerie sentimentale avec lesquelles Le Figaro a échangé ont conscience d’avoir été crédules. Mais, tient à marteler Fatima Attmani Terki, la mère de Mohamed, «ça peut arriver à énormément de monde, notamment les personnes d’origine étrangère». Aussi demande-t-elle à l’État de mieux protéger ses ressortissants. Pour porter la voix des victimes en haut lieu, la Biterroise a créé l’association DOMMAGES qui a reçu 150 signalements de mariages gris et étudié en profondeur une cinquantaine de dossiers. Parmi ceux-là, 80% sont issus de l’immigration. Du Maghreb notamment, de l’Algérie en particulier. C’était aussi le cas dans les histoires transmises par les avocats. Rien d’étonnant à cela, considère l’ancien ambassadeur en Algérie, Xavier Driencourt. L’immigration familiale et les floueries qui peuvent en découler sont facilitées par des traités passés par la France avec certains pays.
En ce qui concerne l’ex colonie française, l’accord de 1968, conclu après l’indépendance et la fin de la libre circulation, contient des clauses qui ont permis «un dévoiement du regroupement familial», considère Driencourt. Par exemple ? Les conjoints Algériens des Français «obtiennent un titre de séjour de dix ans après seulement un an de vie commune» contre trois voire cinq ans pour la plupart des autres étrangers. Le diplomate poursuit : «les ascendants ou descendants à charge de ces Algériens qui ont obtenu ce titre de séjour de dix ans n’ont pas besoin de visa de long séjour pour venir. Une fois en France, ces derniers ont le droit à un titre de séjour “vie privée et familiale” sans obligation de vie commune. Un certificat de résidence est accordé de droit à un Algérien parent d’un enfant né sur le sol national, les Algériens n’ont pas besoin de démontrer qu’ils subviennent aux besoins de l’enfant…»
Sans être si souples, les accords avec la Tunisie, le Maroc et l’Afrique subsaharienne contiennent aussi des dispositions spéciales. Sur les réseaux sociaux, des avocats très suivis les vulgarisent. D’où une méfiance, notamment dans la communauté d’origine maghrébine, envers les «blédards». Sur les groupes Facebook de «conseil aux sans papiers», sous les publications d’hommes qui demandent par exemple s’ils pourront prétendre à un titre de séjour alors que leur relation avec leur épouse française s’étiole, les réponses sont assassines. «Oh c’est marrant, les problèmes surviennent souvent quand vous avez eu votre carte de dix ans» ; «Combien d’années d’écart vous avez ta femme et toi ? Quinze ans ? Oh le beau mariage gris !»
Asma H. n’a pas eu le cœur de se lancer dans les démarches d’annulation de mariage. Après tout, sa relation avec Chérif était peut-être sincère avant de s’envenimer ? La jeune femme dont il attend un enfant est l’une de ses cousines. Il l’a épousée au bled en octobre 2023 puis ils se sont installés à Marseille. Quand elle deviendra mère en France, sa régularisation deviendra plus facile. «C’est moi qui ai permis ça», constate Asma avec regret.
Le FIGARO et JForum.fr
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Mais, qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir venir en France ?
Leur pays est un paradis, à croire les couplets de leur hymne FLNien.
QUAND LA FRANCE CESSERA D ÊTRE LE PAYS OÙ LE MARIAGE SE FAIT EN GRIS OU EN BLANC POUR LES OQTF ?