Joseph vendu par ses frères Konstantin Flavitsky (1855)

Le Professeur Maurice-Ruben HAYOUN est un auteur prolifique et des plus ouverts sur son temps. Il peut aussi bien nous parler d’Emmanuel Levinas, du Golem de Gustav Meyrink comme nous donner son sentiment sur la politique intérieure et internationale, ou évoquer ses séjours en Israël ou New-York.

Ici même, sur JForum, il nous a ainsi livré de très beaux textes.

Autre exemple de sa capacité d’adaptation, son immersion dans « L’histoire biblique de Joseph et ses frères », qu’il nous relatera en plusieurs parties.

En voici le deuxième épisode (après Joseph et ses frères I ©par Maurice-Ruben HAYOUN)

 


L’histoire biblique de Joseph et ses frères©
(chapitre 37 à 50 du livre de la Genèse)

 Essai de  critique d’un récit merveilleux

Deuxième partie

Regardons les choses d’un peu plus près ; on rappelle tout d’abord que le roman de Joseph examine tous les avatars d’une existence humaine. C’est un exemplaire de la vie humaine sur cette terre.

Les ingrédients principaux sont choisis avec un soin particulier. On y trouve tout : les joies  et les peines, les exemples de  sagesse mais aussi de la folie des passions humaines. Tout ce qui jalonne l’existence est là : les songes qui jouent un rôle crucial, la famine qui va déterminer l’ascension sociale de Joseph, la femme tentatrice qui va le conduire à la prison où sa vie connaîtra un tournant décisif, le désir, donc, et la concupiscence, la fermeté des principes moraux (Joseph refuse les avances de la femme de son maître*), l’envie, la jalousie, la haine, etc…

Mais c’est un autre élément qui semble être le pivot de tout ce drame, la fraternité !

C’est ce qui manque le plus dans cette fratrie où l’on n’hésite pas à ourdir un plan pour tuer un être du même sang que soi. Cette carence de fraternité est présente dans ce même livre de la Genèse : Caïn tue son frère Abel et ose poser l’incroyable question : suis-je le gardien de mon frère ? Esaü, circonvenu par son frère Jacob qui lui a ravi son droit d’aînesse, sa primogéniture, envisage de le tuer dès que leur père Jacob aura quitté ce bas monde, et enfin Joseph qui n’échappe à une mort certaine que grâce aux interventions successives de Ruben et de Juda, ses grands frères.

Le destin de Joseph est en quelque sorte scellé par son insouciante jeunesse, son égocentrisme qui constitue le charme de tous les être doués, bien dotés par la nature et  gâtés par la vie ; face à ces êtres d’exception dont Joseph fait partie se dresse la masse grise et compacte des hommes moyens et sans relief, qui haïssent ceux qui sont mieux lotis, mieux dotés qu’eux-mêmes. Dans son analyse de l’action malfaisante des frères de Joseph, le talmud frappe une formule qui ressemble à un oxymore, la haine des frères (sin’at achim).

En principe, la fraternité exclut totalement la haine. Elle implique tout au contraire l’amour au sein de la fratrie.

Tel que l’expose le livre de la Genèse, ce récit de la vie de Joseph se subdivise en cinq parties qui s’emboîtent pour donner au récit une cohérence parfaite :

  • Le facteur déclenchant de toute l’affaire est l’affection exclusive de Jacob pour son fils Joseph, l’enfant de sa vieillesse, le fils né de son épouse préférée mais hélas défunte, Rachel ; cet amour heurte la sensibilité de ses autres frères, tous issus de Léa et de ses servantes Bilha et Zilpa, devenues les concubines de Jacob. Cette différence de traitement va générer une jalousie, une haine paroxystique pouvant aller jusqu’au désir d’éliminer celui que tous considèrent comme un intrus, oubliant qu’il est de leur sang puisqu’ils ont tous le même père.

    Joseph vendu par ses frères Konstantin Flavitsky (1855)
  • Il y a aussi l’épisode peu reluisant de Juda et de sa belle-fille Tamar dont la présence ici entend peut-être servir de repoussoir : autant Joseph, en dépit de son égocentrisme et de sa jeunesse, ne croit pas que tout lui est permis, mais au contraire, se retient et s’abstient d’enfreindre la loi qui interdit l’adultère, autant Juda, lui, n’hésite pas à solliciter une péripatéticienne qui hante les carrefours des grandes routes, sans s’apercevoir que cette femme n’est autre que sa propre belle fille Tamar qui sera bientôt enceinte de ses œuvres. Nous y reviendrons.
  • Ensuite, les événements se bousculent : l’arrivée mouvementée de Joseph en terre d’Egypte, son achat par Potiphar qui en fait son majordome, les avances de l’épouse de ce dernier qui souhaite en faire son amant, le séjour en prison et la rencontre avec les sujets du monarque tombés en disgrâce pour faute professionnelle grave…

    oseph et la femme de Putiphar Lazzaro BALDI (c.1703)
  • Lorsque la famine survint, Joseph est déjà, pour ainsi dire, aux commandes. C’est une nouvelle vie qui commence, Joseph a mangé son pain noir. Il s’est hissé au plus haut niveau dans ce pays qu’il a connu en qualité d’esclave, il a pu fonder une famille avec Asénét, la fille d’un prêtre égyptien d’On, qui lui donnera deux fils, Ephraïm et Manassé. Ses frères se rendent en Egypte pour se procurer des vivres car la famine sévit partout dans le pays de Canaan. Mais Joseph refuse de se faire connaître et ses frères sont à mille lieux de deviner que leur frère est toujours en vie et surtout qu’il a réussi un tel parcours. Lorsqu’ils annonceront à leur père, après maintes péripéties, qu’ils ont rencontré Joseph en Egypte, tous s’écrient la même chose : Joseph est toujours vivant. On se souvient qu’il était donné pour mort.
  • Après d’émouvantes retrouvailles, Jacob, le vieux patriarche, comblé par ce rebondissement inespéré, finit sa vie dans le bonheur et la paix. Il est même reçu par le pharaon qu’il bénit !! Encore un paradoxe : comment le grand patriarche d’Israël peut-il accorder sa bénédiction à un monarque qui se considérait comme un Dieu et n’hésitait pas à se comparer au Nil !! Les conceptions de cet épisode pourraient passer les plus anciens promoteurs du dialogue interreligieux…

    Joseph et les rêves de Pharaon (1857) J-A GUIGNET Musée des B-A de Rouen

Dans l’élaboration de l’identité nationale et religieuse de l’ancien Israël, les historiographes qui tenaient la plume, ont pris soin d’épurer leur peuple de tout élément allogène ; on a dit plus haut qu’ils ont déployé un soin particulier à dépouiller Joseph de ses oripeaux égyptiens. Ils l’ont, d’une certaine manière, «cachérisé». On peut dire que Joseph constitue le prolongement naturel de l’installation du cycle patriarcal.

Josias sur une peinture du XVIIe siècle du chœur de l'église Sainte-Marie d'Åhus, en Suède (artiste inconnu)
Josias sur une peinture du xviie siècle du chœur de l’église Sainte-Marie d’Åhus, en Suède (artiste inconnu)

Nous verrons plus loin que ce furent les hauts fonctionnaires de la cour du roi Josias (640-609) qui mirent la dernière main à de vénérables récits épiques d’un passé qu’ils voulaient glorieux, voire illustre. L’Egypte dont les archers du pharaon Nékoé II tueront le jeune roi, perdait son statut de modèle et d’exemple à suivre. Pour s’affirmer, l’entourage du jeune roi Josias se confectionna une Egypte esclavagiste, dominatrice et hégémonique, en un mot menaçante pour la petite Judée. C’est peut-être pour galvaniser son peuple et le mobiliser au combat que la cour du jeune monarque s’est focalisée sur un tel sujet : l’opposition entre l’identité judéenne et la nature essentiellement néfaste de l’Egypte pharaonique. On trouve des traces de cette égyptophobie jusque dans la littérature prophétique.

On peut bien parler d’une récusation de l’Egypte et de ce qu’elle symbolise ou évoque : les patriarches d’Israël, notamment Jacob et son fils Joseph, ne reposeront pas en terre égyptienne. Les patriarches d’Israël ne descendent en Egypte que contraints et forcés, par la famine notamment. Et quand ils s’y trouvent il leur arrive bien des mésaventures, comme par exemple, le rapt de leur épouse par le pharaon…

Rien d’étonnant si dans leurs dernières volontés ils réclament qu’une sépulture leur donnée ailleurs qu’en Egypte. Et surtout par Jacob dont le second nom, comme nous l’avons déjà vu, est justement Israël. Un tel symbole ne peut reposer que dans la Terre promise.

Si pour Jacob cette sorte de reniement de l’Egypte ne fait pas problème, car, tout bien considéré, il n’a envoyé ses fils en Egypte que pour y acheter des provisions et survivre à  la famine en Canaan, il en va tout autrement pour son fils Joseph que les vicissitudes de l’existence ont conduit en Egypte, sa seconde patrie. A en croire la chronologie biblique, c’est âgé de dix-sept ans que Joseph est victime d’un rapt et envoyé en Egypte. En Canaan il n’a passé que son adolescence; et pourtant, l’historiographie biblique veut nous faire croire que Joseph renonce à sa brillante carrière de haut fonctionnaire égyptien. Le livre de la Genèse donne un luxe de détails sur sa mise vestimentaire, sur le bel anneau qu’il porte autour du cou et sur la blancheur éclatante de ses vêtements de soie, sans oublier la formule de politesse ou la marque de respect qu’on lui témoigne chaque fois qu’il est de passage devant soi.

Cette formule est hébraïsée en ce terme mystérieux Abréch dont la racine, à moins que toute ne trompe, a aussi donné le mot beracha, bénédiction. La Bible qui refuse pourtant cette égyptianisation indique tout de même que le pharaon donne à son fidèle serviteur un autre nom que Joseph, tsofnat pa’néya’ qui signifierait ceci : Dieu dit qu’il vive !  Mais la Bible hébraïque s’abstient évidemment de nommer par son nom cette divinité étrangère.

Toute cette partie du récit nous présente donc un Joseph totalement assimilé à la culture égyptienne, son pays d’adoption : il a pris pour femme une égyptienne, il est vêtu comme les autres dirigeants du pays et il porte même un nom égyptien. La Bible ne dit rien des conséquences d’une telle «naturalisation» : est-ce que le prénom Joseph a été relégué à l’arrière-plan, est il tombé en désuétude ou ne répondait-il qu’à un usage purement interne ? Une chose est sûre : la Bible ne recourt jamais à ce nom égyptien et préfère ne parler que de Joseph, terme hébraïque signifiant : qu’il (Dieu) ajoute… Prénom donné à son fils par Rachel ,laquelle souhaite que cette naissance soit suivie par beaucoup d’autres. D’où le nom ; que Dieu ajoute…

Penchons nous à présent sur quelques éléments fondamentaux de ce beau conte…

Certains apparaissent, à première vue, plutôt anodins ; comme par exemple la femme tentatrice, perçue comme l’essence de la duplicité et instrument de la chute de l’homme. Or, ici, dans cette histoire, la femme du chef des gardes joue un rôle crucial, presque aussi providentiel que les songes et leur interprétation.  Elle fait figure de vil instrument de la Providence.

Mais les rêves, eux, relèvent depuis toujours du divin, gouvernés par des forces surnaturelles et mystérieuses. D’ailleurs, lorsque Joseph est appelé à interpréter les songes il prend soin de dire que cet art est l’apanage exclusif de Dieu qui en investit qui il veut. Cette concession de pure forme montre, cependant, que Joseph qui a vécu le statut d’esclave et goûté à l’amertume de la prison, est devenu plus sage, moins obsédé par lui-même… Il s’est ouvert au monde et n’est donc plus le centre de son propre univers. Il ne s’attribue pas à lui-même cette expertise en matière onirique, ce n’est pas un oniromancien mais un simple mortel que Dieu a bien voulu distinguer d’une grâce particulière.  A lui de la mériter et de prouver qu’il peut s’améliorer, se bonifier. Disparue l’arrogance contenue dans ces songes dominateurs et triomphalistes qui ont causé sa perte, qui, grâce au Ciel, n’est pas définitive.

Si l’on additionne la liste des déconvenues, voire des véritables malheurs qui ont jalonné la première partie de la vie de Joseph, on est impressionné par cette accumulation et surtout par le caractère trempé d’un jeune homme, seul, sans famille dans un pays étranger dont il ne savait presque rien et qui va se forger une personnalité de conquérant. A plusieurs reprises, Joseph est tout proche d’une fin tragique : d’abord jeté dans une citerne vide, ensuite enlevé par une caravane, puis vendu comme esclave en Egypte ; sur place racheté par le chef des gardes du Pharaon auprès duquel il connaîtra de l’estime mais aussi un rejet en raison d’une fausse accusation de tentative de viol. Il y aura aussi l’amnésie du grand échanson qui, malgré les suppliques de Joseph qui avait correctement interprété son rêve, omettra de signaler l’emprisonnement injuste d’un jeune Hébreu innocent… Ce n’est qu’après toutes ces épreuves que le destin de Joseph se redresse (oui, le destin, car on sent qu’une force, une puissance extérieure est à l’œuvre).

L’horizon s’éclaircit enfin, il ne s’assombrira plus jamais.

* Dans la partie du chapitre 49, la bénédiction dédiée à Joseph met l’accent sur ce point en disant que son arc (métaphore du membre viril) n’a pas faibli, n’a pas cédé : mais son arc est demeuré ferme. Il n’a pas cédé à son instinct.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève

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