Jacob Rogozinski, Moïse, l’insurgé. Le Cerf, 2022.

Dire que la figure de Moïse est à la mode et occupe la plume à la fois des savants et des romanciers, relève de la litote. Lors des décennies passées ou des siècles anciens, c’était la figure énigmatique de Jésus qui retenait plus ou moins durablement l’attention. Il est vrai que la problématique mosaïque concentre en elle et autour d’elle bien des questions irrésolues à ce jour. Et je doute vraiment que les ouvrages récents y parviennent, en dépit d’efforts de qualité récemment déployés. Certains commencent ab ovo et se demandent si ce personnage emblématique auquel le judaïsme doit sa naissance, a vraiment existé… D’autres s’interrogent sur ses véritables origines : était-il un Hébreu ou un principe égyptien dissimulé par sa varie mère, une fille du pharaon d’Égypte, coupable de s’être donnée à un homme qui ni n’avait pas le même statuts princier qu’elle… La princesse aurait menti sur l’origine de l’enfant dont elle était la mère, mais qu’elle prétend avoir péché des eaux du Nil.
Que nous dit la Bible, notamment le livre de l’Exode, second livre attribué à ce même Moïse, sur le héros incontestable du monothéisme ? Pour y voir clair, il faut sérier les questions en s’aidant des résultats de la critique biblique, sans jamais tomber dans ses travers bien connus.
En clair : le livre de la Genèse, dominé par les figures tutélaires des patriarches, se signale par une égyptophilie indéniable où les scribes, responsables de l’historiographie biblique, voyaient d’un très bon œil les acquis de la civilisation égyptienne, incarnée par Joseph, fils du patriarche Jacob. Le futur vice-roi d’Égypte, épouse une femme égyptienne, fille d’un grand prêtre de surcroît, donne naissance à deux enfants qui reçoivent des pronoms hébraïses (avec des étymologies populaires) ; il, grimpe tous les échelons, s’habille comme un Égyptien, membre de la famille royale. s’engage dans la défense de son pays d’adoption . Mais dès le livre suivant, celui de l’Exode, on sent souffler un vent contraire qui instaure une totale égyptophobie. L’historiographie judéenne s’éloigne de la voie tracée par les Anciens et se pose en s’opposant à l’égyptianité. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la reconstitution des faits, historiques ou légendaires concernant Moïse. D’ailleurs, ce livre de l’Exode est une véritable vita Mosis, bien plus que tous les autres livres du Pentateuque. Nous verrons infra que la mosaïcité du Pentateuque a plus une valeur littéraire qu’historique.
Dès les premiers versets du livre de l’Exode, mieux nommés les NOMS par la tradition hébraïque, on parle de la famille de Moïse dans l’anonymat le plus total. Ses parents dont les prénoms ne seront donnés que plus tard (Amram et Yokhévéd), sont membres de la tribu de Lévi. Cette même tribu qui sera maudite (vraiment ?) par le vieux patriarche Jacob (Genèse 49), après le raid punitif contre une peuplade qui avait fait subir à Dinah, l’unique fille dans la descendance, un traitement dégradant. L’auteur du présent ouvrage rassemble trois éléments qui seraient défavorables à la nature même de Moïse : être issu d’une tribu maudite, être issu d’une union non homologuées par la littérature biblique, le fait d’avoir souffert de la lèpre. Ce dernier point reposant sur une interprétation erronée du verset biblique en question. En conclusion, avec un tel bagage, la tradition écrite de la Torah aurait pu se choisir un autre héros ! Pourtant, c’est celui-ci auquel elle a lié son destin pour des millénaires.
En fait, les rédacteurs et les scripteurs ont fusionné plusieurs tradition écrites ou orales qui ne disaient pas toutes la même chose. La critique qu’on peut faire de ces indications biographiques de Moïse nous est fournie par l’hypothèse documentaire : la préexistence de plusieurs documents qui ont servi, mis côté à côte, à fabriquer ou à confectionner un Moise qui est passé sous cette forme littéraire dans l’histoire.
On assiste au même phénomène pour un autre personnage, clef de voute du monothéisme hébraïque, Abraham. On sent bien que plusieurs témoignages ont été accordés entre eux pour donner une figure abrahamique parée de toutes les vertus. Prenons l’exemple du chapitre 22 du livre de la Genèse où Abraham s’apprête à immoler son fils Isaac. Comment expliquer que Dieu exige pareil sacrifice alors qu’il a promis à son serviteur Abraham une grande descendance ? Immoler Isaac revient à rendre irréalisable la promesse divine… La seule réponse qui s’impose, consiste à dire que le chapitre a été surchargé par d’autres mains, adeptes d’un yahavisme charismatique. Une sorte de surenchère dans la forme exacerbée de l’amour de Dieu : non pas se tuer soi-même, qui est plus facile, mais immoler de ses propres mains ce qu’on a de plus cher au monde. Et c’était bien le cas d’Isaac aux yeux de ses parents Abraham et Sarah.
Le présent ouvrage mêle plusieurs sources et plusieurs approches : la tradition juive bien interprétée, la critique biblique parfois prise au pied de la lettre alors qu’on la revisite tous les six mois et enfin le texte massorétique lui-même. En fait, un seul principe est apte à guider le chercheur qui traque la vérité historique : la Bible est une vaste littérature qui procède à une lecture théologique de l’Histoire. Tout part d’un seul être et tout y revient, en l’occurrence Dieu. C’est sur les bords du Rhin que cette critique biblique s’est affinée et enracinée. Mais des incertitudes demeurent : pourquoi avoir favorisé la dynastie davidique alors que le roi Saül n’a jamais commis de faute rédhibitoire ? D’autres ont commis de tels crimes mais n’ont pas été voués aux gémonies d’une manière aussi absolue. Le roi Josias, mort au combat en 609 avant notre ère, seizième membre de la dynastie davidique, concentre en lui maint détail sur le travail de hauts dignitaires de la cour royale. A quelques détails près, tous les savants s’accordent à voir en ce dernier monarque le symbole de bien des personnalités bibliques de premier plan… Mais ceci nous éloigne de la vérité historique pour nous projeter dans l’imaginaire.
En fouillant tout ce qui entoure la personnalité réelle ou fictive de Moïse, on se trouve confronté à diverses hypothèses plus ou moins vérifiables. Et on pense justement à ces habirous dont le nom ferait penser à une origine hébraïque lointaine. Mais il ne s’agirait pas d’une tribu ou d’un clan en tant que tel mais plutôt de d’une attitude, d’un mode de vie ; de cette hypothèse ne sera jamais menée à bien de manière satisfaisante. Il s’agirait de bandes sans foi ni loi, une attitude face à l’existence, une philosophie de la vie permettant de vivre au-dessus des lois et des conventions. L’hypothèse parait assez aventureuse.
Un mot aussi sur les limites de l’archéologie qui n’est pas la panacée, malgré l’entrée en scène fracassante des auteurs de la Bible déterrée. Ce n’est pas parce que l’archéologie n’a rien donné , que telle ou telle personne ou événement n’e jamais existé. J’en veux pour preuve -et l’auteur y fait allusion en parlant du roi David-, la découverte relativement récente d’une pierre parlant de la maison de David. Elle fut découverte par un professeur israélien d’archéologie. Donc, depuis cette découverte dans le nord d’Israël, nous savons avec certitude que la dynastie davidique a bien existé…
Mais pour Moïse, je doute que l’on découvre un jour un indice matériel de la même importance ; ce qui est nettement plus probable, c’est ce que peut nous apprendre l’exégèse bien comprise de certains textes. Je pense justement à la différence, reconnue par le chapitre du livre de l’Exode, entre le Dieu des patriarches (El elyon, El shaddaï par exemple) et le Dieu de Moïse, tel que le lui avait soufflé son beau-père Jethro. C’est ce qu’on nomme l’hypothèse Kénite. YHWH serait alors d’origine midianite… La Torah (Exode 6 ;3) dit expressément je suis le Dieu des patriarches Abraham, Isaac et Jacob mais je ne me suis pas fait connaître d’eux par mon nom YHWH… On reconnait clairement qu’il y a là deux désignations de deux divinités différentes et qu’on tente de fusionner. Les noms diffèrent mais l’origine est la même, apparemment. Cette remarque pose un problème important concernant la nature même du livre de l’Exode, la provenance de Moïse lui-même et le rapport du monothéisme hébreu avec des divinités Cananéennes…
Ce livre tente de démêler cet imbroglio mais se perd parfois dans des digressions sans rapport direct avec le sujet. Certes, on peut arguer que tout dans ce Pentateuque touche à Moïse, de près ou de loin. Mais les développements consacrés à la shéérite Israël (le résidu du peuple d’Israël) ou aux habirous sont trop longs, tout en étant de bonne facture.
En gros, le récit de l’Exode ne peut pas être repris nec varietur car il contient certaines invraisemblances. Il s’agit visiblement d’une reconstitution ou d’une reconstruction de sources disparates. Comme le souligne l’auteur lui-même, déconstruction n’est pas destruction. Les rédacteurs, les scribes, en général, opéraient en toute bonne foi et répugnaient à rejeter certaines sources, considérant que toutes faisaient partie de la mémoire plurimillénaires du peuple d’Israël. Ce sont justement ces substrats humains de la tradition qui ont donné naissance à Israël en tant que peuple…
Pour faire court, je passe directement à la notion d’alliance dont le point culminant est le recueillement au pied du Sinaï, après la marche au désert. Et là aussi, Moïse joue un rôle important sans être exclusif : un contrat est passé entre le Dieu de la montagne et le peuple directement, sans intermédiaire ni prêtre, ni roi. C’est le peuple lui-même, si l’on en croit le texte biblique, qui se porte garant de lui-même. Et il se sert d’une formule assez étrange et qui ne s traduit pas facilement : na’assé we-nishma’, généralement rendu par : nous ferons et nous entendrons, ce qui ne fait pas sens. Normalement on écoute d’abord et on fait ensuite, si on est d’accord. L’interprétation rabbinique, à courte vue, se sert de cette formulation pour insister sur l’orthopraxie et assurer la bonne pratique religieuse juive. On respecte le commandement d’abord en l’accomplissant et on renvoie à plus tard l’intelligence du texte ou du précepte. Je pense qu’il faudrait traduire le deuxième verbe par le verbe être obéissant ou discipliné. Car le terme hébraïque pour la discipline est justement de la même racine, mémoushma’.
Dans l’histoire tourmentée du peuple d’Israël, il ne faut pas oublier que l’alliance avec Dieu a connu des rebondissements, notamment en 622 avant notre ère, une réforme attachée au nom du roi Josias. Lors de travaux de consolidation du Temple, on découvre un livre de l’alliance qui ne serait autre que notre version du Deutéronome… Les historiens parlent d’une fraude pieuse (frommer Betrug) : les prêtres avec leur chef, le grand prêtre, auraient eux-mêmes confectionné cet écrit dont la découverte plonge la haute hiérarchie religieuse et même le palais royale dans un profond désarroi. Des mesures d’assainissement doctrinal et religieux s’imposent ; en fait, il s’était agi d’une reprise en main du culte yahwiste. Un syncrétisme religieux de mauvais aloi s’était immiscé dans les mœurs. Mais ce qui nous intéresse ici aussi, c’est l’alliance entre Dieu et son peuple qui reprend sa place centrale dans le dispositif de la foi.
Enfin, on en arrive à l’essentiel, le chapitre intitulé Qui est le Dieu de Moïse ? Ce chapitre qui aurait dû figurer au début de cet ouvrage, après bien des détours et des digressions. C’est le point nodal. A mon humble avis, c’est tout le débat : est ce que Moïse a délaissé involontairement le Dieu des patriarches, du livre de la Genèse, pour donner aux enfants d’Israël le Dieu des Marianistes dont était issu son propre beau-père Jethro. Nous savons par d’autres passages bibliques que ce même beau-père avait des idées en matière d’organisation sociale et religieuse dont il gratifiait son gendre… Et puis il y a ce fameux passage du chapitre 6 de l’Exode où on distingue nettement entre le Dieu des patriarches et YHWH.
Je salue la limpidité, la clairvoyance des pages 247-249 au cours desquelles le projet est résumé et le combat de Moïse spécifié. Moïse aurait été l’âme d’un soulèvement violent fomenté par les pauvres, les lépreux et tous les laissés pour compte, introduisant en Canaan un nouvelle conception de la vie et donc un nouvelle divinité. Mon incompétence m’interdit de fouiller plus avant cette hypothèse d’une guerre civile. Mais il faut bien reconnaître que le récit de la sortie d’Égypte est trop lénifiant : comment imaginer que les satrapes du pharaon aient laissé partir une main d’œuvre bon marché, sans décocherla moindre flèche… D’ailleurs on nous dit que les Égyptiens se sont ravisés et se sont lancés à la poursuite de leurs anciens asservis… Comment concilier les deux thèses : sortie fuite négociée, sans violence, entre gens bien, et une autre thèse qui dit que les enfants d’Israël sont sortis et be yad rama, haut la main. Et hmoucihm, Avec les honneurs de la guerre…
Cette étude sur Moïse aurait pu s’arrêter ici. Nous sommes partis à la recherche d’un homme à l’identité imprécise, un homme sans visage et sans nom, né de parents inconnus, enterré sans mausolée en un lieu inconnu.. Un homme dont l’histoire a la faveur des légendes, dont personne ne sait ni où ni s’il a vécu, ni même s’il a vraiment existé.
C’est un excellent résumé de ce que fait cette étude sur Moïse. Est-ce que nous y souscrivons , c’est une autre affaire ; mais c’est un regard neuf sur une question fort ancienne. Sera-t-elle un jour résolue, c’est peu probable. Mais l’effort de l’auteur est hautement méritoire… Redonnons lui la parole, par équité :
Arrivé» au terme de cette enquête, nous ne savons toujours pas, si «Moïse» est le nom d’un homme qui aurait réellement existé ; mais nous avons découvert que sous ce nom ou surnom d’origine égyptienne relaté un événement sans précédent un soulèvement victorieux. Pour la première fois peut-être dans l’histoire humaine des multitudes rebelles ont réussi à sortir de la « Maison de Servitude» et à établir «une société plus juste, une société égalitaire sans état..
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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