C’était une occasion en or.
Après avoir tout fait pour que les partis ultra-orthodoxes rejoignent la coalition, tout en raflant les portefeuilles ministériels des Finances et de l’éducation, le parti libéral Yesh Atid, a ensuite réussi le tour de force de subordonner les subventions des écoles ultra-orthodoxes à l’introduction des matières profanes dans leurs programmes d’enseignement.

Et aujourd’hui bien sûr, on assiste à un retournement de situation typiquement israélien. Le nouveau gouvernement actuel s’apprête à supprimer cette réforme, enterrinée par le gouvernement précédent. Au grand dam de la population laïque.  Et après avoir mis les nerfs de la population haredi à vif, pour rien.

La semaine dernière, ce projet de loi du gouvernement qui viendra annuler cette condition pour l’obtention des subventions a été approuvée en première lecture en séance plénière de la Knesset. Cette réforme donc, en passe d’être annulée, aurait permis de supprimer les budgets des écoles récalcitrantes refusant d’enseigner les matières profanes dans leur programme éducatif à savoir l’anglais, les mathématiques et au choix les sciences sociales et les sciences exactes.

«L’histoire vous jugera pour ce que vous avez fait », a promis le député Mickey Levy (Yesh Atid). Jetant ainsi l’opprobe sur les ultras-orthodoxe, auxquels il reproche de « condamner à la pauvreté » 400.000 de leurs enfants et adolescents.   » Qu’y a-t-il de mal à enseigner l’anglais, les mathématiques et les sciences ? Qu’y at-il de mal à aborder ces matières environ une dizaine d’heures par semaine? « Levy, aujourd’hui dans l’opposition, et vice-ministre des Finances à l’époque du vote initial de la loi, exprimait une frustration largement partagée par les laïques et les modernes-orthodoxes israéliens.

Au regard de ces nouveaux développements, il semblerait que Yair Lapid, le patron de Levy et ministre des finances d’alors, ainsi que son collègue, Shai Piron, le ministre de l’éducation, aient fait une erreur en acceptant de remettre à 2018, la mise en application de cette loi. Une erreur qui permet aujourd’hui son annulation pure et simple alors qu’ils avaient eu tant de mal à la faire passer.

Cette défaite du pouvoir législatif est à mettre sur le compte d’une tradition séculaire qui impacte la politique israélienne; les réformes ne sont habituellement adoptées par un gouvernement que pour être ensuite rejettées par un autre. C’est ce qui est arrivé par exemple au ministère de l’Education lorsque Piron a annulé le raccourcissement de la pause estivale, qui avait été adoptée par son prédécesseur Gideon Sa’ar. Ou avant cela quand Yuli Tamir du parti travailliste a coupé les ailes de son prédécesseur Limor Livnat, du Likoud, et son Plan Dovrat pour la réforme de la gestion des écoles israéliennes.

Pourtant, les racines de ce conflit sont plus profondes. Elles puisent ailleurs que dans de sombres querelles de chapelle et intrigues des hommes politiques pour le pouvoir. Elles remontent en fait au conflit qui opposa les autorités rabbiniques du judaïsme à la Russie tsariste et même à la Rome antique.

Quand les traumas de l’histoire font la politique

Avec le démantèlement de la Pologne à la fin du 18ème siècle, l’Empire russe se retrouva soudain à la tête de la plus importante communauté juive au monde. Et chercha par tous les moyens d’assimiler cette population qu’il avait peu ou prou été contraint d’accueillir sur son sol.
Au départ, et ce pendant plusieurs décennies, le régime tsariste se contenta de la création d’une zone de résidence réservée au Juifs. Mais le gouvernement se mit soudain en tête non seulement de contenir géographiquement ses Juifs, mais de les changer, par la conscription et l’éducation.

A l’origine, les généraux russes avaient décrétés que les Juifs étaient inaptes à la soldatesque. Par conséquent ils étaient exemptés du service militaire.  Mais à partir de 1827, ils furent des dizaines de milliers, dont nombre de mineurs, a être enrôlés pour servir 25 ans sous les drapeaux. Et ce que les Russes espéraient arriva. Les Juifs changèrent effectivement: avec les conversions massives qui s’ensuivirent, des milliers d’entre eux furent perdus pour leurs familles et leur peuple.

Dans le même temps, dans le but de ‘moderniser’ les Juifs et remplacer le heder, un réseau d’écoles gouvernementales fut spécialement créé pour eux, afin de les détacher de leurs traditions et les rééduquer. Sergei Uvarov, le ministre de l’éducation du tsar Nicolas, un  intellectuel et ami personnel de Goethe, aux ambitions réformistes, espérait sincèrement améliorer le sort des Juifs en faisant d’eux, selon son expression, des Russes utiles. Or les Juifs, ne virent dans ces efforts déployés à la soit-disant bonification de leurs existences, qu’une intrusion et un affront. Un stratagème déléterre visant non pas l’amélioration de leur statut et de leurs droits civiques, mais une main mise sur leur vie spirituelle.

Le fait que ce projet d’émancipation émanant du Ministère de l’Education se faisaient sous la houlette de Max Lilienthal, un Juif allemand instruit, ne faisait qu’envenimer les choses. Les rabbins voyait en lui un collaborateur instrumentalisé par le pouvoir en place, dans une tentative d’imposer aux Juifs russes les façons de vivre et les convictions de la communauté juive allemande, alors en voie de sécularisation accélérée.

La volonté commune aux deux hommes de vouloir émanciper les Juifs et leur conviction qu’il fallait pour se faire les débarrassés de l’influence rétrograde du Talmud, a eu pour seul effet de braquer l’irréductibilité les rabbins qui se sont arcboutés sur leurs convictions. L’éducation de leurs enfants était leur affaire personnelle et personne au monde ne devait s’immiscer dans leur enseignement.

Quatre ans plus tard,  Lilienthal jetait l’éponge. Ses efforts pour lancer un réseau d’écoles réformistes et rééduquer la communauté juive de Russie en important des enseignants juifs allemands, se soldaient par un échec. Il avait compris que la communauté juive de Russie rejetait son credo et demeurerait rebelle à son shéma éducatif. Il a donc recommandé au Tzar de légiférer afin de contraindre tous les Juifs à envoyer leurs enfants dans les établissements Lilienthal. Cependant cette mesure coercitive fut mal perçue par les Russes eux-mêmes, qui la trouvait contraignante. Le plan fut donc abandonné et Lilienthal, alors âgé de 29 ans, immigra aux Etats-unis, où il devint un rabbin réformiste. Il y gagna ensuite une certaine notoriété pour son rejet du sionisme avec un nouveau crédo mémorable : «L’Amérique est notre Sion. »

Retour en Russie. Le stratagème de leurs adversaires une fois repoussé, les rabbins qui avaient eu gain de cause, n’en n’étaient pas moins traumatisés pour des générations.
A l’heure des conversions en masse des Juifs allemands, et tandis qu’en Russie, les hommes juifs étaient contraints de se raser la barbe, et leurs enfants enlevés par les militaires, cette volonté de transformer les écoles juives fut perçue comme une agression envers la foi juive. Dans la psyché rabbinique, elle renvoyait à l’interdiction de l’étude de la Torah imposée par les romains après la révolte de Bar-Kochba. Et la résistance des rabbins d’aujourd’hui fait écho à celle des sages du Talmud, glorifiés pour avoir résisté au décret romain.

C’est pourquoi aujourd’hui, quand les politiciens ultra-orthodoxes sont confrontés aux assaults  répétés du courant mainstream en Israël, qui cherche à modifier leur système éducatif, c’est cette histoire cuisante et ses tragédies, qui leur revient en mémoire. C’est ce que Meir Porush, le ministre de l’Education adjoint a suggéré à la Knesset cette semaine, en ramenant le problème à une question de principe. « Ben-Gurion a promis que chaque Juif serait instruit en accord avec son mode de vie», a-t-il dit. « Il a compris qu’on ne pouvait pas imposer à un Juif de ne pas vivre selon sa tradition. »  Imposer un programme exogène à cette communauté irait donc à l’encontre de ce principe énoncé par Ben Gourion et trahirait sa promesse.
C’est bien sûr discutable.

 » Les étudiants qui étudient la Torah ne me dérangent pas », a déclaré le député Levy alors que le projet de loi était débattu au sein du Comité de l’éducation. « Ce qui me dérange c’est que vous refusiez d’accorder 10 heures hebdomadaires d’études profanes à ces enfants et que vous les priviez des outils nécessaires pour se construire un avenir en Israël. »

Porush et ses collègues évitent en général d’évoquer le sujet des opportunités professionnelles des enfants ultra-orthodoxes. Et ils feignent d’ignorer que la loi qu’ils veulent abroger n’allait pas les forcer à enseigner les matières profanes dans leurs écoles. Elle visait simplement à limiter les subvensions de l’état aux écoles ultra-orthodoxes qui accepteraient d’introduire ces matières dans leurs programmes. Sans compter le fait que ces fameuses matières n’auraient eu aucune incidence religieuse, puisqu’il n’était pas question d’aborder ce qui aurait pu avoir de quoi fâcher à savoir Darwin, Spinoza ou Nietzsche.

Le Shas une ultra-orthodoxie ouverte ?

Cette insistance avec laquelle les ultras-orthodoxe se posent en victimes et veulent faire croire que le judaïsme est menacé, est mise à mal par le fait que des juifs pratiquants comme Piron, qui est un rabbin orthodoxe, ainsi que l’ancien ministre des Finances Yaakov Neeman, un expert en droit juif, comptent parmi ceux qui étaient favorables à l’introduction de ces matières profanes dans leurs programmes éducatifs depuis des décennies.

Le pragmatisme politique et l’innocence religieuse dans ce bras de fer, sont devenus évidents lorsque le Grand Rabbin séfarade Yitzhak Yosef s’est prononcé en faveur du projet, et a également exprimé son intention de le faire adopter par El Hama’ayan, le système scolaire du Shas. S’inscrivant dans le sillage du père du Grand rabbin, le Rav Ovadia Yosef, les rabbins séfarades se sont révélés beaucoup plus pragmatiques dans cette affaire. Il faut dire aussi qu’ils ne sont pas traumatisé comme leurs pairs ashkénazes. Ils n’ont pas subi 175 ans de joug tsariste. Ils n’ont pas eu à lutter contre la réforme. Et ils ont été épargnés par les fléaux de l’assimilation et des conversions, dûes au conflit atavique entre le judaïsme européen et la modernité.

Chaque chose en son temps

Il n’empêche que sur le terrain, malgré cette victoire remportée par leurs législateurs cette semaine, cette résistance aux matières profanes dans le monde ultra-orthodoxe, aura ses limites. En effet, les jeunes adultes ultra-orthodoxes se pressent plus que jamais en masse vers les collèges nouvellement créés qui conjuguent matières profanes et religieuses. Et ils investissent de plus en plus le milieu séculaire pour se tailler une place de choix sur le marché de l’emploi. Là, ils croisent des diplômés du tous horizons et bénéficient des atouts de ce type de scolarité dont ils voudront à leur tour faire profiter leurs enfants. Les ultra-orthodoxes israéliens servent de plus en plus dans l’armée, accèdent à une diversité de professions et décrochent des emplois qualifiés. Par conséquent ils chercheront à obtenir pour leur progéniture, une meilleure éducation que celle que leur auront accordé leurs parents.

Voilà donc pourquoi qualifier cette semaine ce manque d’éducation profane des Ultra-orthodoxes de problème national majeur, était amplement exagéré. Il s’agit d’un problème national, certes, mais il va se résoudre progressivement de l’intérieur, et trouver sa solution grâce à la pression des parents, et avec la bénédiction de leurs élites rabbiniques. Ceux qui ont voulu contraindre les rabbins de l’extérieur vont devoir battre en retraite, comme Max Lilienthal a du le faire en son temps.

De même que la plupart des ancêtres des israéliens l’ont fait un jour, les ultra-orthodoxes s’émanciperont. Mais en creusant leur propre sillon vers la modernité.

Amotz ASA-EL

Jerusalem Post

 

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benalain

yacov
désolé mais le judaisme traditionnel n’a jamais évolué et est là et bien là.

A moyen terme, la population israelienne sera majoritairement fidèle à son orientation.

Dont acte

AaronA

Aujourdhui dans le monde ultra orthodoxe , il est vrai qu il y a matiere a discuter concernant les matieres profane , dans la Torah orale en l etudiant on peut apprendre et faire des math , developper sa comprehension grammaire etc … Mais c est sur que ca apprend pas l anglais c est pas au prohramme bien que en allant dans un seminaire ou yeshiva dans un pays anglosaxon beaucoup apprennent tres bien l anglais …

AaronA

@yacov
Votre citation est completement fausse surtout quand on parle du monde de la Torah et de son mode de vie transmis aux travers des coutumes ( minaguim) et rythmé par sa pratique .
Combien et combien d empires , de civilisations biens structurées ont disparues ? Presque toutes . Toutes les autres religions se sont reformées , changées et certaines sont continuellement en mutations … Ce qui prouve bien que leurs bases sont erronées et depourvues de quelque chose de divin.

Hector

« l’assassinat de combien de Mozarts ? »

Ah bon Mozart était juif!??!
Tout de même, un peu (beaucoup) d’humilité, svp. D’autres arguments plus rationnels et justes peuvent être exposés.

andre

A Hector: ne connaissez-vous pas l’expression « Mozart assassine », s’agissant de tout enfant ou adolescent que l’on empeche de suivre sa voie (non necessairement musicale, ni necessairement au niveau le plus prestigieux) ? la religion n’a rien a faire ici: remplacez donc Mozart par Einstein si vous y tenez. Sur le nombre d’enfants qui seront prives d’un enseignement propre a developper l’intelligence, certains (peu nombreux, surement) auraient peut-etre eu un talent dans une direction ou une autre. Quel gachis !

andre

Cette possibilite offerte a des ecoles religieuses d’offrir un cursus depourvu, par exemple (essentiel) , de toutes matieres scientifiques, n’est pas seulement une condamnation de leurs eleves a un avenir mediocre. C’est aussi
(par l’assassinat de combien de Mozarts ?) un crime contre le pays, dont l’intelligence reste la principale ressource.
Les rabbins devraient comprendre que l’enseignement des matieres « profanes » (je ne sais pas si, en hebreu, l’aspect pejoratif du mot, vu son etymologie, est present egalement) ne nuit en rien a celui de la Torah ou du Talmud. Le penser revient a pressentir, ce qui est faux, qu’un cerveau ouvert a la logique et a la science ne pourrait que mepriser tout ce qui a trait a la culture juive ou a la religion. Est-ce vraiment la conviction des rabbins ?

yacov

Celui qui n’évolue pas est condamné à disparaitre.