Google, victime du dilemme de l’innovateur avec ChatGPT ?

Le robot conversationnel ChatGPT, un moteur de recherche « intelligent », représente une rupture majeure. On aurait pu s’attendre à ce que ce soit Google, le leader des moteurs de recherche depuis vingt ans, et qui depuis des années investit dans l’intelligence artificielle, qui en soit à l’origine, mais il n’en a rien été. Est-ce que Google est la nouvelle victime du dilemme de l’innovateur, un syndrome souvent observé qui voit un leader se faire dépasser par un nouvel entrant?

Interpellé par des employés qui l’interrogeaient sur « l’opportunité manquée » de lancer un concurrent à ChatGPT, son PDG Sundar Pitchai s’est défendu en expliquant qu’un robot conversationnel représentait un risque réputationnel important pour une grande entreprise, ajoutant que Google devait être géré de façon plus prudente qu’une start-up comme OpenAI (à l’origine de ChatGPT). La réponse de Pitchai semble très raisonnable; il agit de façon responsable pour protéger son entreprise, conscient des risques encourus à se précipiter sur une nouvelle technologie qui n’a pas fait ses preuves. Elle est pourtant caractéristique du dilemme de l’innovateur, un syndrome décrit par le chercheur Clayton Christensen dans ses recherches il y a plus de vingt ans.

Le dilemme de l’innovateur

Le dilemme de l’innovateur part d’une observation assez simple: malgré leurs moyens souvent considérables, les entreprises leaders ont tendance à échouer face à une innovation de rupture. C’est rarement dû à un aveuglement sur les ruptures en cours, un manque de moyens ou de compétences. Mais alors à quoi? Christensen explique que lorsque se produit une rupture, l’acteur en place est confronté à un dilemme qui est le suivant: s’il mise sur la rupture, il risque de compromettre son activité historique, sans pour autant être certain de réussir. Il peut donc se retrouver avec une perte massive, immédiate et certaine, tout cela pour un gain limité, à un horizon éloigné et pas du tout certain. En substance, il lâche la proie pour l’ombre. Mais s’il refuse de miser sur la rupture pour protéger son activité historique, il prend le risque de rater l’opportunité et de péricliter. Dans mon ouvrage Relevez le défi de l’innovation de rupture, je montre ainsi que le dilemme explique l’échec de Kodak. Parfaitement conscient de l’émergence du numérique, l’entreprise a néanmoins cherché à préserver son activité argentique le plus longtemps possible, ce qui était rationnel, avant de tout miser, mais bien trop tard, sur le numérique. Marconi, une société de technologie d’électronique très en pointe dans les années 90 offre l’exemple inverse: poussée par les analystes, elle a abandonné son activité traditionnelle pour tout miser sur Internet, juste avant l’éclatement de la bulle en 2000. Elle a disparu peu après.

C’est ainsi qu’on peut lire la situation de Google. L’entreprise, créée en 1998, gagne principalement de l’argent avec son moteur de recherche et la publicité associée. Elle a depuis lancé de nombreuses initiatives d’innovation, dont beaucoup ont cependant échoué. ChatGPT représente une rupture pour Google Search parce qu’on peut imaginer que les gens abandonnent ce dernier pour ne plus se servir que de ChatGPT. Après tout, pourquoi utiliser un « bête » moteur de recherche quand on peut avoir un outil beaucoup plus sophistiqué? Il y a donc une vraie menace de substitution. Il faut évidemment nuancer cette menace parce que la substitution n’est jamais complète (le magnétoscope n’a pas tué le cinéma). Google search est plus simple, plus rapide, moins coûteux en temps machine et gratuit, ce qui ne restera probablement pas le cas pour ChatGPT. Il n’empêche, il est quand-même étonnant que ce ne soit pas Google, qui depuis des années est le spécialiste de la recherche et a investi des milliards en IA, qui ait sorti ChatGPT. Cela ressemble fort à ce qui est arrivé à Sony: à partir des années 80, l’entreprise japonaise a investi des milliards pour marier le contenu (musique, films) au contenant (électronique); c’est pourtant Apple qui a gagné le marché du lecteur MP3. Pourquoi? Parce que Sony craignait que le MP3 développe le piratage et compromette ses ventes de CD.

Les disrupteurs sont disputés (Source: Wikipedia)
Bien qu’ayant toutes les cartes en main pour sortir un équivalent de ChatGPT et y aller à fond, Google est pourtant victime du dilemme de l’innovateur : d’une part, il y a la crainte que GoogleGPT (appelons-le ainsi) cannibalise Google Search et fasse donc baisser les revenu publicitaires. D’autre part, ChatGPT, tout impressionnant qu’il soit, a encore de nombreuses limitations. C’est typiquement le cas d’une rupture: elle offre un service séduisant, mais souffre de nombreuses faiblesses. Son niveau de performance reste longtemps insuffisant pour l’acteur en place. Les premières automobiles tombaient tout le temps en panne et personne de « sérieux » ne les utilisait. Une entreprise « sérieuse » (grande) va donc attendre que la technologie soit suffisamment performante à ses yeux, avant de miser sur elle; ce-faisant, elle laisse la place aux autres.

Enfin, comme le souligne Pitchai, GoogleGPT représenterait un risque réputationnel. On se souvient sans doute de Tay, le robot conversationnel, ancêtre de ChatGPT, lancé par Microsoft en 2016. En quelques heures, il s’est mis à émettre des messages racistes et misogynes. Il fut retiré précipitamment et causa un tort considérable à Microsoft. Après cet épisode, on comprend la prudence du PDG de Google qui ne veut pas revivre la même chose. Cette prudence, tout à fait rationnelle et défendable, laisse néanmoins de facto le champ libre à des concurrents qui ne courent pas le même risque, notamment les startups. Le fait de laisser le champ libre à des concurrents sur une rupture n’est donc pas dû à l’aveuglement ou à l’incompétence. C’est le résultat d’une réaction rationnelle de l’acteur en place qui doit gérer son risque.

Les avantages des nouveaux entrants

Face à un acteur en place comme Google, les startups ont donc trois avantages : elles n’ont pas d’activité historique à protéger ; elles peuvent déjà prospérer avec la nouvelle technologie, même si elle est moins performante ; et elles courent un risque réputationnel bien moindre. On peut tolérer des choses d’une startup qu’on ne pardonnerait pas à une très grande entreprise comme Google. C’est pour cela que les startups auront toujours un avantage sur les grandes entreprises en place dans les situations de rupture.

Le dilemme de l’innovateur touche toutes les entreprises, y compris les plus en pointe. Ce qui est intéressant avec Google, c’est que nous n’avons pas à faire à un vieux mastodonte de « l’ancienne économie », mais à une entreprise de la Silicon Valley. Pour paraphraser Karl Marx, les disrupteurs d’hier sont disputés à leur tour. L’histoire se répète. Ce qui est étonnant ici, c’est que le dilemme a été décrit depuis plus de vingt ans, et que des dirigeants aguerris comme ceux de Google ne semblent pas conscients qu’il joue contre eux en ce moment. On ne peut que leur recommander, ainsi qu’aux leaders de n’importe quel autre secteur, de s’y intéresser fortement s’ils ne veulent pas finir comme Kodak.

Source : philippesilberzahn.com – Par Philippe Silberzahn

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