Gershom Scholem et Hannah Arendt: Correspondance (1)
«Les juifs meurent en Europe et on les enterre comme des chiens.» (Hannah Arendt à Paris, le 21 octobre 1940, p 22))
Par Maurice-Ruben HAYOUN
Cet ouvrage (éditions du Seuil, 2012), attendu depuis un certain temps déjà, renferme bon nombre de lettres échangées entre deux hautes personnalités du judaïsme allemand, deux êtres qui ont commencé par bien s’entendre, par poursuivre les mêmes objectifs pour ensuite diverger sur des questions particulièrement graves de l’histoire juive, ancienne ou contemporaine.
Le volume se compose de deux parties, la première, la plus étendue renferme les lettres tandis que la seconde contient des textes d’Arendt, notamment sa recension tant attendue par Scholem de ses Major trends in jewish mysticism et des contributions des éditeurs de la version allemande, censées éclairer l’arrière-plan historique et culturel de l’ensemble.
La première lettre émane de Arendt qui l’écrit depuis Paris où elle se trouve en mai 1039 ; c’est une femme qui a quitté son pays natal, l’Allemagne, tombée sous la coupe de nazis qui y ont commis les pires exactions contre les juifs et menacent l’ensemble de l’Europe. On y perçoit des doutes sur la symbiose judéo-allemande, mais aussitôt après, le grand souci que les deux intellectuels juifs éprouvent à l’égard d’un troisième compatriote, Walter Benjamin, lui aussi réfugié à Paris où il subsiste tant bien que mal grâce à une maigre subvention de Max Horkheimer, directeur de l’Institut für Sozialforschung de New York. Réfugié en Palestine mandataire depuis 1923, Scholem était très lié à son ami Benjamin qu’il a maintes fois tenté, en vain, d’attirer en Terre sainte, tout comme il avait plaidé en sa faveur auprès de l’éditeur Zalman Schocken sans plus de succès. Quand Scholem apprendra le suicide de son ami à Portbou, après que l’alcade eut refusé au convoi où se trouvait Benjamin l’entrée en Espagne, sa principale préoccupation sera de réunir les œuvres du disparu et de les publier, en partie ou en totalité. Arendt déploiera aussi, de son côté, de grands efforts, pour atteindre cet objectif. Le dernier grand thème qui occupera de larges espaces dans cette correspondance consiste dans la publication et la recension du grand ouvrage qui allait faire connaître Scholem dans le monde entier, les Major trends in jewish mysticism. Il s’agissait des leçons sur le mysticisme juif, données par Scholem en 1938 à New York. Le beau compte rendu que Arendt finira par rédiger et par publier , figure en annexe dans le présent volume. Nous y reviendrons.
Le ton de ces lettres est assez amical sans être vraiment familier. Arendt parle de son époux non juif Blücher en l’appelant Monsieur… Mais c’est surtout la Shoah qui retient l’attention, une Shoah dont on n’anticipe pas encore l’étendue, même si Scholem, dès 1943, alors qu’il se trouve, coupé de tout, à Jérusalem, s’attend au pire : ce qui nous attend encore en matière de révélations sur la situation du peuple juif en Europe, nous l’ignorons, mais l’idée de ce que nous allons apprendre nous rend déjà malades.. ( p 45 in fine). Mais Scholem était alors en pleine ascension au plan universitaire, il parle aussi de sa vision personnelle de la mystique juive et notamment du hassidisme, ce qui est une polémique silencieuse contre l’entreprise de Buber et sa vision du mouvement piétiste au sein du judaïsme. (je suis décidé à permettre un jour… à un public de qualité de regarder le hassidisme à travers mes yeux.. (p 53). Scholem qui devait pourtant tout ce qu’il avait appris à Berlin à son maître Buber prenait ombrage de la célébrité de son aîné : c’est en 1961, alors que Buber n’avait plus que quatre années à vivre qu’il publia un violent article contre l’interprétation bubérienne du hassidisme.
Scholem se fait aussi parfois l’écho des difficultés pour la jeune Université Hébraïque de Jérusalem (UHJ) de recruter d’excellents éléments au sein du corps professoral. Il déplore la paucité de moyens de la jeune université qui l’empêche d’attirer des célébrités. A quoi Arendt répond que ce n’est pas tant l’argent que la nécessité d’apprendre la langue hébraïque qui décourage les candidats à rejoindre l’UHJ. Cela signifie, écrit Arendt, que l’on sacrifier tout son temps et donc son travail personnel pour maîtriser la langue de la Bible. De son côté, Scholem regrette de ne pas trouver de traducteur compétent pour traduire son livre hébraïque en anglais, Réshit ha-Qabbala be-Provens qui finira par voir le jour en allemand, bien plus tard, sous le titre Ursprung und Anfänge der Kabbalah (en français ; les origines de la kabbale).
Scholem ne s’est pas contenté, dans son livre sur les Grands courants, de présenter des contenus doctrinaux, il en a aussi donné une interprétation globalisante au plan de l’histoire politique et sociale. Selon lui, au cours des vingt siècles qu’a duré l’exil, les juifs n’auront fait que deux tentatives pour secouer le joug des oppresseurs antisémites et d’un rabbinisme tyrannique : une première fois avec la révolte de Sabbataï Zewi (1626-1676) et une seconde fois avec l’émergence du mouvement sioniste, décidé à abolir les chaînes d’une tradition qui avait récusé tout mouvement politique ; c’est ce phénomène de sécularisation qui donna la Haskala et aboutit à une rentrée des juifs dans l’histoire politique de leur époque. Donc au sionisme politique.
(A suivre)…
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève.
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