Débat Finkielkraut-Minc : après les attentats, le modèle français est-il en danger?

Dix mois après ceux contre Charlie Hebdo, les attentats perpétrés le 13 novembre à Paris ravivent les débats sur l’immigration, l’accueil des réfugiés, la place de l’islam, la lutte contre la radicalisation, l’intégration des populations d’origine musulmane. Alain Finkielkraut et Alain Minc débattent de la riposte à apporter à Daech et des dangers auxquels est confronté notre modèle culturel.

Alain Finkielkraut et Alain Minc. William Beaucardet pour ChallengesAlain Finkielkraut et Alain Minc. William Beaucardet pour Challenges

Le mot « guerre » est-il approprié ?

Alain Minc. Ce débat sémantique est absurde. Guerre, conflit, autodéfense, autoprotection ? Quelle différence ? Nous faisons face à un ennemi insaisissable, proliférant, mutant que nous devons à tout prix éliminer. Ce n’est pas par autocensure verbale que nous réduirons le bain amniotique dans lequel se meuvent les terroristes d’aujourd’hui et de demain.

Alain Finkielkraut. Depuis la mort d’Hitler, on s’inquiète en Europe de la résurgence des vieux démons. On répète à satiété que le ventre est encore fécond d’où est sortie la « bête immonde ». Et l’on se prépare au pire. Cette vigilance a été prise à contre-pied le 7 janvier et le 13 novembre. Le pire n’est pas nos démons, mais notre ennemi. Il n’est pas en nous mais contre nous. Il ne nous fait pas la guerre, il viole toutes les lois de la guerre pour nous plonger dans une terreur totale. Mais, à la différence d’Al-Qaïda, le califat a une adresse. Nous pouvons donc, et nous devons, répondre au terrorisme par la guerre. L’existence de Daech est une menace pour le monde entier.

La société française peut-elle encaisser un tel choc ?

A. M. Sa résilience fait honneur à la France. Elle a, me semble-t-il, résisté aux dérapages antimusulmans que l’on pouvait craindre et elle ressent une certaine fierté devant la solidarité que suscite encore le pays. Il y a eu bien plus de morts à Madrid en 2004, mais l’onde de choc mondiale n’a pas eu cette ampleur. Madrid n’est pas Paris, ni l’Espagne la France. Se savoir regardés, épiés par le monde entier crée un devoir de tenue pour les Français et ils se comportent en conséquence.

A. F. Par la multiplication des attentats, l’Etat islamique veut provoquer des réactions violentes et déclencher une guerre civile en France. Ce serait tomber dans le piège qu’il nous tend que d’incriminer l’ensemble des musulmans de France. Il ne faut pas se lasser de le répéter : nombre d’entre eux se sentent pris en otages par les terroristes du califat. Mais notre ennemi, ce n’est pas seulement l’Etat islamique, c’est l’islamisme, et l’on ne réglera pas à Raqqa le problème posé par Molenbeek, Roubaix ou les quartiers nord de Marseille.

Les dirigeants politiques sont-ils en mesure de maintenir la cohésion nationale ?

A. M. Les images du Congrès étaient fortes, et malgré les tiraillements inhérents aux prochaines échéances électorales, la classe politique se tient décemment, même si les arrière-pensées ne cessent d’affleurer. Je ne sais si l’opinion publique donnera ou non une prime aux responsables qui font leur l’union nationale ou à ceux qui reprennent peu à peu une posture de combat vis-à-vis du gouvernement.

A. F. La France est en voie de désintégration. Pour enrayer le processus, il faut contrôler et freiner les flux migratoires. Car le nombre joue en faveur des islamistes. Il incombe donc aux responsables politiques de ne plus tergiverser et de prendre le problème à bras-le-corps.

« La France se désintègre. Elle faisait naguère encore envie, elle fait maintenant pitié. Elle était un modèle, elle devient un repoussoir »… Alain Minc, pourriez-vous commenter cette apostrophe d’Alain Finkielkraut ?

A. M. La France, en effet, ne fait pas envie. Nous n’arriverons même pas à remplir notre quota de 24.000 réfugiés syriens face à une Allemagne qui en recevra au minimum 1 million. Cela fait litière de tous ceux qui proclament que notre Etat providence est à ce point merveilleux que la terre entière voudrait se précipiter chez nous.

Cela précisé, pour revenir au malaise qui s’exprime, nous nous heurtons à un problème réel d’intégration d’une partie des communautés beur et noire. Mais il est indispensable de relativiser : nous n’avons pas de problème de « flux », nous avons une difficulté avec – le mot est très vilain – le « stock ». Pourquoi notre machine à intégrer ne fonctionne-t-elle plus ? Parce que, de ce point de vue, le système scolaire ne remplit pas son rôle. Je suis un ardent partisan d’une discrimination positive à l’américaine. Oui, il va falloir fabriquer de force une bourgeoisie beur et une bourgeoisie noire.

A. F. Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, a déclaré qu’il ne voulait pas que son pays devienne le Marseille de l’Europe centrale. Orban est un personnage inquiétant à bien des égards, mais les Polonais, les Tchèques, les Slovaques pensent la même chose, et les Danois aussi qui publient des encarts publicitaires dans la presse du Liban pour décourager les réfugiés syriens de venir chez eux. Ils veulent préserver un modèle d’Etat providence qui fonctionne grâce à l’homogénéité de leur société.

Nous assistons à un phénomène de sécessionnisme culturel et même territorial. L’injure « sale Français » est monnaie courante dans certains quartiers. Cette situation n’a pas de précédent. Il y a eu de la xénophobie en France, et il y en a toujours, mais ce qui est inédit, c’est la francophobie. Voilà pourquoi la France ne fait plus envie mais pitié.

Les sondages montrent pourtant que jamais en France le sentiment d’appartenance à la patrie n’a été aussi élevé… Par ailleurs, le multiculturalisme n’est-il pas inéluctable alors que 1 milliard d’individus dans le monde sont en migration ?

A. M. Pour une partie de la population française, il existe incontestablement un problème d’identification, de rejet. Pour le reste, le pays me paraît plutôt cohérent et uni. Et 90% de la population française se sent à l’aise dans cet étrange pays, où 65 millions d’optimistes individuels fabriquent un pessimisme collectif. Les migrations sont inévitables dans ce monde tel qu’il est. Comment faire pour que ceci se passe de la manière la plus acceptable et la plus cohérente qui soit dans le cadre de notre modèle culturel historique ? L’assimilation, dont l’un et l’autre avons bénéficié, n’est plus la panacée. Mais je crois que nous pouvons réussir l’intégration. Le problème des populations en mal-être vis-à-vis de la France s’apparente beaucoup à la question noire aux Etats-Unis. Il faut donc la saisir à bras-le-corps, comme les Américains ont su le faire il y a cinquante ans. Ce n’est pas le paradis, mais les progrès sont incontestables.

Il y a là, entre vous, un vrai désaccord : Alain Finkielkraut partisan de l’assimilation ; Alain Minc partisan de l’intégration et de la discrimination positive…

A. F. Nous vivons une étrange convergence entre la gauche humanitaire et le capitalisme conquérant. La gauche humanitaire nous dit qu’il faut ouvrir les frontières et accueillir les populations dans la détresse parce que c’est la vocation de la France. Le capitalisme triomphant nous dit que l’Europe ne fait plus assez d’enfants, que les entreprises ont besoin de main-d’œuvre et que, finalement, cette grande transhumance de la misère tombe à pic. Mediapart et le Medef parlent d’une même voix. Ce qu’ont en commun ces deux visions opposées du monde – le moralisme et l’économisme –, c’est l’idée que les hommes sont interchangeables. Or ils ne le sont pas. Ceux qu’on appelle les migrants ne sont réductibles ni à leur force de travail ni à leur dénuement. Ce sont des peuples qui arrivent avec leur monde. Nous entrons peut-être dans une société postnationale, mais nous ne devons pas nous réjouir trop tôt, car, en guise de multiculturalisme, nous aurons affaire au choc des cultures.

A. M. En France, il n’y a pas d’alliance entre la gauche humanitaire et le patronat. C’est une illusion. En Allemagne, certes, la morale et l’intérêt se rejoignent. Mais quel est le pays du monde, hormis la France, où le Premier ministre et la maire de la capitale pourraient être des naturalisés à l’âge de 20 ans ? Cela ne se produirait dans aucun autre pays. Nous devrions être incroyablement fiers de cela. Face à un problème difficile, regardons tout de même les aspects positifs.

A. F. Il faut admettre les difficultés que nous rencontrons avec l’islam. Comment allons-nous procéder, dans les décennies à venir, pour faire respecter la laïcité, et même l’interdiction du voile intégral dans l’espace public ? Cela sera de plus en plus difficile. Je reste en effet partisan, car à mon avis c’est notre seule chance de réussite, de l’assimilation. L’école qu’Alain Minc et moi avons connue assimilait tous les nouveaux venus. Il ne s’agissait pas pour moi de me fondre dans la société ambiante en abdiquant mon identité juive, mais d’assimiler la même culture que les Français de souche.

A. M. Il y a un mot d’Alain Finkielkraut avec lequel mon désaccord est total : « Ce sont des « peuples » qui arrivent. » Non, ce sont des immigrés, porteurs d’une culture infiniment plus éloignée de la culture classique française que ne l’ont été les vagues successives d’immigrés soumis à la xénophobie, les mineurs polonais, les républicains espagnols, les ouvriers italiens ou les juifs polonais.  Mais je reste persuadé que ces « peuples »-là, ces minorités-là se désagrégeront. Il y aura des gens qui s’intégreront, d’autres pas, certains qui auront des pratiques dures de la religion musulmane, d’autres des pratiques tout à fait « comestibles ».

A. F. Je ne veux évidemment pas enfermer les gens dans leur appartenance. Je crois simplement que pour éviter le multiculturalisme, c’est-à-dire, au bout du compte, la fragmentation de la communauté nationale en communautés repliées sur elles-mêmes, il faut ressusciter de toute urgence les conditions où la France était, comme l’a écrit le philosophe Emmanuel Levinas, une nation à laquelle on peut s’attacher par le cœur et par l’esprit aussi fortement que par les racines. Il faut que tous ceux qui vivent en France soient les héritiers de la civilisation française et soient partie prenante de l’aventure nationale. Cela sera d’autant plus difficile que, pour faire droit à la diversité contemporaine, la France organise l’enseignement de l’oubli et se déleste de son héritage.

L’incapacité chronique des hommes politiques à affronter les mutations n’est-elle pas à l’origine de cette mélancolie, de ce repli sur soi ?

A. M. Il est certain que si la France était à 5% de chômeurs, le déficit public à 1% du PIB, et si, dans le classement PISA, nous étions en train de remonter la pente, les problèmes que nous évoquons certes existeraient, mais de manière beaucoup moins accentuée. Le chômage est le premier facteur de désintégration d’une société. Et notre propre lâcheté collective est responsable de ce chômage.

A. F. Contrairement à ce que vous semblez suggérer, les problèmes qui nous tourmentent ne sont pas solubles dans la question sociale. Les Européens d’aujourd’hui sont spontanément matérialistes. Pour eux, les hommes se définissent par leurs besoins, et le conflit fondamental dans un monde où il n’y en a pas pour tout le monde, c’est le conflit des possédants et des dépossédés. Le XXIe siècle doit nous guérir de cette illusion. Le 11 septembre n’a rien à voir avec la question sociale.

La laïcité a été inventée, au début des Temps modernes, pour sortir des guerres de Religion. On ne noyait pas alors le fanatisme religieux dans ses causes : on le prenait au sérieux. Aujourd’hui, on explique la violence de l’islam par la misère. C’est la religion des faibles, dit-on, et l’on pense qu’avec le plein-emploi les problèmes seront réglés. De peur de succomber au racisme, on refuse de prendre acte des séparations qui marquent l’humanité. Cette réalité existe pourtant et elle nous explose à la figure. L’islamisme n’est pas une réponse à l’oppression de l’Occident, mais une révolte contre la civilisation occidentale dans ce qu’elle a d’émancipateur.

A. M. En réalité, nous avons un problème avec certaines formes d’islam. L’islam des pays asiatiques n’a rien à voir avec l’islam du Maghreb. Il y a un certain nombre de pays d’islam où la politique relève de l’action de puissance. L’Iran utilise les pressions terroristes dans une stratégie de grande puissance. Nous avons cru le problème turc réglé, il ne l’est pas… Nous sommes dans un monde compliqué et partiellement dangereux. Mais il faut quand même proportionner les choses ! Remettons-nous dans les conditions de ce qu’était le monde dans les années 1900 ou 1930. A l’aune de la machine à faire des conflits d’une violence extrême, les problèmes auxquels nous avons à faire face demeurent extraordinairement cantonnés.

Je préfère affronter un monde perclus par le terrorisme comme aujourd’hui, que le monde promis aux grandes boucheries de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Je le répète, il faut raison garder : ne pensons pas que nous sommes en train de marcher à pas accélérés vers l’apocalypse. Alain Finkielkraut considère que notre modèle culturel est emporté : moi, je persiste à croire qu’il peut, pour l’essentiel, survivre. Au prix de concessions que nous serons obligés de faire. Il n’y aura pas de retour à l’état antérieur.

A. F. Notre rôle n’est pas de changer le monde, mais peut-être de contribuer à le sauver ; il n’est pas de le refaire, comme dirait Camus, mais d’empêcher qu’il ne se défasse.

Propos recueillis par Ghislaine Ottenheimer et Maurice Szafran

Alain Minc, Un Français de tant de souches, Grasset.

Alain Finkielkraut, La Seule Exactitude, Stock.

Challenges.fr

 

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