Zone où un raid aérien israélien a tué la figure du Hezbollah libanais Samir Kuntar à Damas, le 20 décembre. LOUAI BESHARA / AFP
Le déchaînement de violence qui s’est abattu sur le Proche-Orient dans la foulée des printemps arabes l’avait renvoyé au second plan. Le conflit entre Israël et le Hezbollah reste pourtant l’un des principaux foyers d’instabilité de la région. L’élimination dimanche 20 décembre, dans un raid israélien sur une banlieue de Damas, de Samir Kuntar, un vieil ennemi de l’Etat juif, chargé des activités du mouvement chiite libanais sur le plateau du Golan, vient le rappeler.
Israël et le Hezbollah sont en état de guerre, ouverte ou larvée, depuis plus de trente ans, bien avant que la Syrie ou la Libye ne sombrent dans le chaos. Forgée dans l’occupation israélienne du Sud-Liban, leur hostilité s’insère désormais dans le bras de fer idéologico-stratégique qui oppose l’Iran chiite et ses alliés, notamment Damas, aux puissances occidentales et leurs protégés sunnites, comme l’Arabie saoudite.
- Aux origines du conflit : l’occupation israélienne du Sud-Liban
6 juin 1982, coup d’envoi de l’opération Paix en Galilée : les tanks israéliens pénètrent au Liban. Ce qui devait être une promenade de santé pour l’armée israélienne va se transformer en un bourbier d’où émergera le Hezbollah, l’ennemi le plus redoutable qu’Israël ait jamais eu à affronter. Officiellement, Tsahal a pour mission de prendre le contrôle d’une bande de 40 kilomètres de large, de façon à empêcher les « terroristes » de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de pilonner le nord d’Israël. En réalité, le premier ministre israélien Menahem Begin et son ministre de la défense Ariel Sharon, caressent un autre objectif : anéantir l’OLP jusque dans Beyrouth et transformer le Liban multi-confessionnel en un Etat chrétien, fort et ami d’Israël, un vieux rêve sioniste.

La première partie du plan donne vite satisfaction. Acculés dans Beyrouth-Ouest et soumis à un déluge de bombes, Yasser Arafat et ses fedayins se résignent à évacuer le Liban, le 30 août 1982. Mais la deuxième phase de l’opération s’enlise très vite. La population du Liban-Sud, essentiellement chiite, qui n’avait pas été mécontente que l’armée israélienne la débarrasse des milices palestiniennes, se retourne contre le nouvel occupant. L’Iran chiite va alors promouvoir un mouvement terroriste nouveau, et l’armée israélienne voit la naissance d’un nouvel acteur, le Hezbollah, qui n’est créé officiellement qu’en 1985, mais voit le jour dès 1982.
- La doxa du Hezbollah : un anti-sionisme radical sous influence iranienne
Dans cet essor, deux autres facteurs ont joué. D’une part le lent réveil de la communauté chiite, la plus nombreuse et la plus marginalisée du pays, qui avait mené à la création en 1974 du mouvement Amal. Et d’autre part, la victoire de l’ayatollah Khomeyni en Iran, un coup de tonnerre qui ébranle tout le monde chiite et se traduit par l’envoi au Liban de centaines de « gardiens de la révolution », la garde prétorienne de la nouvelle République islamique. C’est de la rencontre dans la vallée de la Bekaa entre des anciens militants d’Amal, écœurés par les compromissions de Nabih Berri, le chef de ce mouvement, et des émissaires de Khomeyni, que le Hezbollah tire ses origines.
A l’instar de son parrain iranien, le nouveau mouvement voue Israël aux gémonies. Dans son manifeste fondateur, la « Lettre ouverte aux opprimés au Liban et dans le monde », publié en 1985, l’Etat juif est présenté comme le « mal absolu », l’« ennemi central » de l’Oumma, la communauté des croyants. Le djihad est un « devoir religieux », qui doit viser non pas seulement à la libération du territoire national mais à la « destruction finale » de « l’entité sioniste ». Dans son ouvrage de référence sur le parti de Dieu, Hizbullah, Politics and Religion (Pluto Press, 2001), la politologue libanaise Amal Saad-Ghorayeb écrit que ce combat est « la colonne vertébrale de sa structure intellectuelle, le seul pilier de sa pensée politique qui n’est susceptible d’aucune forme de temporisation ou d’accommodement avec la réalité ».
La première opération d’envergure du Hezbollah donne aux Israéliens un avant-goût de ce qui les attend. Le 11 novembre 1982, une Mercedes bourrée d’explosifs s’écrase contre le quartier général des troupes israéliennes à Tyr. La déflagration pulvérise l’immeuble de 7 étages et les 140 personnes qui se trouvaient à l’intérieur. Le kamikaze, un jeune homme de 17 ans, avait vu mourir plusieurs membres de sa famille durant la précédente invasion israélienne du Liban, l’opération « Litani », en 1978.
- Le retrait israélien de 2000 : la victoire d’un mouvement de guérilla
En 1992, Hassan Nasrallah est nommé secrétaire général, en remplacement d’Abbas Moussawi, liquidé par Israël. Un mois plus tard, une voiture piégée explose en représailles devant l’ambassade d’Israël à Buenos Aires (29 morts, en majorité argentins). Fin stratège, le nouveau chef convertit ses troupes à l’art de la guérilla. A leur esprit de sacrifice, il ajoute une véritable science tactique. Les guérilleros visent la plupart du temps des cibles militaires, soit des soldats israéliens, soit leurs supplétifs de l’Armée du Liban-Sud (ALS), une milice chrétienne libanaise.

Aux tirs des katiouchas qui tombent sur la Galilée, la réponse généralement est des bombardements israéliens sur des zones occupées par le Hezbollah, ce dont Tsahal. « Les combattants du Parti de Dieu ont peut-être été des “terroristes” dans les premières années et dans d’autres arènes ; mais dans la bande de sécurité la zone sous occupation du Sud-Liban, ils combattents proprement – », écrit le journaliste britannique David Hirst, dans son Histoire du Liban (Perrin, 2011), qui ne semble pas connaître ni le Hezbollah ni les autres mouvements terroristes arabes.
En frappant routes, ponts et villages, au prix de la mort de centaines de civils, comme durant l’opération « Raisins de la Colère » en 1996 (175 morts en majorité civil), l’Etat juif cherche à retourner l’opinion publique et le gouvernement libanais contre le Hezbollah, comme il l’avait fait, avec un certain succès, contre l’OLP. Mais la manœuvre ne fonctionne pas. Le pays fait bloc autour des combattants qui ne cessent de se renforcer militairement. Le 23 mai 2000, le premier ministre israélien Ehoud Barak met un point final au cauchemar. Après dix-huit années d’occupation, Tsahal se retire sans condition du pays du cèdre. Un cas unique dans l’histoire des guerres israélo-arabes et un traumatisme pour l’Etat juif, persuadé que sa survie repose sur son hégémonie militaire.
- Entre libanisation et « résistance » : la dualité du Hezbollah
La libération du territoire national renvoie le Hezbollah à son dilemme identitaire. Fondé dans la résistance à l’occupant et dans la propagation du message révolutionnaire iranien, le mouvement revendique une double allégeance : à la nation libanaise et aux ayatollahs de Téhéran. Va-t-il déposerles armes, comme l’ont fait toutes les autres milices libanaises après la fin de la guerre civile, en 1989, et se transformer en un parti politique ordinaire ? Oui et non. Entre ses deux appartenances, le Hezbollah refuse de choisir.
Sur le plan intérieur, il se libanise. La « Lettre ouverte » prévoyait l’instauration d’un ordre islamique, fondé sur la charia et le « welayet el-faqih » (gouvernement des clercs), la doctrine du régime iranien, qui consacre la prééminence politique du clergé chiite. Mais à la fin des années 1980, les cadres du mouvement se rendent à l’évidence : dans le patchwork ethnique et confessionnel qu’est le Liban, cette ambition est irréalisable. De fait, à partir de 1992, le Hezbollah s’inscrit dans la vie politique libanaise, en participant aux élections. Son aura de guerrier, ses médias comme la chaîne de télévision Al-Manar et son réseau social très étendu, lui attirent de nombreux votes. Il devient un parti de gouvernement, avance ses pions dans les services de sécurité, se dote même d’un réseau de télécommunications parallèle et s’impose peu à peu comme un Etat dans l’Etat. Ou plutôt un Etat dans le non-Etat, tant les failles de l’appareil administratif libanais sont béantes.
Le processus de libanisation s’arrête là. Le « sayyed » (un titre qui le rattache à la descendance du Prophète) Nasrallah refuse de rendre les armes, au motif qu’Israël ne s’est pas retiré intégralement du Sud-Liban. L’argument est spécieux. Un territoire de 25 km2, adjacent au plateau du Golan, appelé les Fermes de Chebaa, est certes resté sous occupation. Mais cette zone est syrienne, non libanaise. Les cartes de l’ONU sont formelles. Qu’à cela ne tienne : le régime syrien, qui a tout intérêt à entretenir l’instabilité à sa frontière sud – un levier de pression sur les puissances occidentales –, clame que le secteur de Chebaa appartient au Liban. Et le gouvernement libanais ne le contredit pas. Les fantassins chiites se déploient donc le long de la « ligne bleue » délimitée par les Nations unies. Ils entreprennent aussitôt la construction d’un réseau de tunnels et de bunkers, sous l’œil des militaires israéliens, qui patrouillent, juste en face.

Derrière ce tour de passe-passe transparaît l’autre dimension du Hezbollah : celle de la milice, radicalement opposée à Israël, pour qui les armes sont une question de survie. Dans le nouveau programme qu’il publie en 2009, expurgé des formules les plus violentes de la « Lettre », on peut lire :« La résistance est une nécessité durable, face aux menaces expansionnistes et aux ambitions d’Israël, ainsi qu’en raison de l’absence d’un gouvernement libanais fort. […] Nous rejetons catégoriquement tout compromis avec Israël et toute reconnaissance de sa légitimité. Cette position est définitive, même si le reste du monde reconnaît Israël. »
- La guerre de 2006 : l’affront fait à Tsahal
La théorie est inflexible, mais dans la pratique, le Hezbollah manifeste une grande prudence. Entre 2000 et 2006, tout en développant son arsenal de missiles, estimé au début de la décennie à 10 000 têtes, la formation chiite se contente de quelques opérations bien calculées, dans le cadre du ping-pong de basse intensité qui l’oppose à son voisin. Il s’agit soit d’incursions ponctuelles, restreintes à la zone des Fermes de Chebaa, soit de kidnappings, destinés à obtenir la libération de ses membres emprisonnés en Israël. Un colonel de réserve capturé à Dubaï à la fin 2000 est échangé quatre ans plus tard contre 400 Palestiniens et 30 Libanais.
L’objectif est le même, le 12 juillet 2006, quand un commando traverse la frontière, tue trois soldats et s’empare de deux autres. Nasrallah escompte les monnayer contre ses derniers compatriotes incarcérés de l’autre côté de la frontière. Il ne s’attend qu’à des représailles de courte durée, comme les dernières précédentes. Mais le premier ministre israélien Ehoud Olmert, qui a le sentiment que la capacité de dissuasion de son pays s’érode, décide de passer à l’offensive. Il a le soutien de l’administration Bush et des dirigeants arabes « modérés » qui, comme lui, considèrent la milice chiite comme une excroissance iranienne au Levant, la pointe occidentale du « croissant chiite », qui passe par Téhéran, Bagdad et Damas. L’objectif est de créer un nouvel ordre au Liban, sans le Hezbollah.

La guerre de 33 jours qui s’ensuit aboutit au résultat exactement inverse. Comme dans les années 1990, la pluie de bombes qui s’abat sur le pays incite la population à serrer les rangs. D’autant que le Hezbollah fait mieux que résister. Sur le champ de bataille, ses hommes surclassent les militaires israéliens, qui paraissent dépassés, usés, comme s’ils n’étaient plus bons qu’à faire la police en Cisjordanie. L’insaisissable « Sayyed » devient l’idole des foules arabes. Ravitaillé depuis la Syrie, le Hezbollah parvient à tirer des missiles jusqu’à la dernière minute. Bilan final : 1 200 morts libanais, et 165 morts israéliens, soldats pour la plupart. Galvanisé par sa victoire, Nasrallah prend l’avantage sur ses rivaux libanais. Ses armes sont plus que jamais intouchables.
- Doctrine Dahyé et Fateh 110 : l’équilibre de la terreur
Mais les destructions sont dantesques. Le moine-soldat confesse son erreur d’appréciation. S’il avait pu deviner ce qui allait suivre, reconnaît-il, il n’aurait jamais ordonné l’attaque du 12 juillet. Comme après 2000, donc, le front s’apaise. L’assassinat en 2008, à Damas, d’Imad Mughniyeh, considéré par Israël comme le cerveau de l’attentat contre l’Association mutuelle israélite argentine de Buenos Aires (84 morts en 1994), ne déclenche aucunes représailles sur la frontière. La riposte intervient quatre ans plus tard, à l’étranger : un kamikaze attaque un bus de touristes israéliens, en Bulgarie, tuant 7 personnes.
La délocalisation du conflit a une raison : Israël a prévenu son ennemi juré qu’en cas de nouvelle agression, son armée ne s’embarrasserait plus de faire la distinction entre cibles civiles et militaires, le principe de base du droit de la guerre, dont elle s’est souvent affranchie par le passé. C’est la « doctrine de la Dahyé », du nom de la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, dont une grosse partie a été réduite en miette en 2006. « Nous userons contre eux d’une puissance de feu sans proportion et nous causerons d’immenses dommages et destructions, proclame le général Gadi Eisencot, en 2008. Ceci n’est pas une suggestion. C’est un plan qui a été autorisé. Nuire à la population est le seul moyen de maîtriser Nasrallah. »
Le Hezbollah a aussi d’autres soucis. Depuis 2012, ses soldats bataillent en Syrie, au côté des forces loyalistes. Une ingérence en contradiction avec la position de neutralité défendue par le gouvernement libanais, mais en accord avec les préoccupations de Téhéran, le protecteur de Damas. Et en conformité aussi avec l’intérêt supérieur du mouvement, qui craint que les rebelles, en s’emparant de la frontière syro-libanaise, ne coupent ses canaux d’approvisionnement en missiles.
Les experts israéliens ont compté. Selon eux, fin 2014, l’arsenal du Hezbollah dépassait les 100 000 têtes. Entre ses mains, notamment, des missiles Fateh 110, de confection iranienne, capable de toucher n’importe quelle partie du territoire israélien. En l’espace de 15 ans, la guérilla d’élite s’est transformée en une véritable armée. Dans le même temps, la branche politique est devenue un parti de masse, une grosse machine, plus facilement infiltrable par l’ennemi. Pour une opération réussie en Bulgarie, beaucoup d’autres sont contrées, en Azerbaïdjan, à Chypre, au Nigeria ou enThaïlande. La guerre de l’ombre fait rage sur les quatre continents.
Début 2015, le front proche-oriental se rallume. Un raid israélien sur le plateau du Golan tue six membres du Hezbollah et plusieurs militaires iraniens, dont un général des gardiens de la révolution, cette unité d’élite à l’origine des premiers pas du mouvement chiito-libanais, trente ans plus tôt… Dix jours plus tard, deux soldats israéliens, en patrouille dans la zone des Fermes de Chebaa, périssent dans l’attaque de leur convoi à la roquette anti-char. Le spectre de la guerre de 2006 plane quelques heures sur la région. Puis il s’éloigne.
Onze mois plus tard, la liquidation de Samir Kuntar, un druze libanais, auteur en 1979 d’une sanglante attaque transfrontalière, qu’Israël avait relâché en 2008 dans le cadre d’un échange de prisonniers, rallume la tension entre les deux ennemis de trente ans. A priori, ni l’un ni l’autre ne sont prêts à se lancer dans une nouvelle guerre, dont tout laisse penser qu’elle serait encore plus dévastatrice que la précédente. Entre doctrine Dahyé et Fateh 110, un fragile équilibre s’est mis en place. Chacun dissuade l’autre de faire le pas de trop. Jusqu’à quand ?
Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant) Le Monde.fr – corrigé par JForum en partie
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