Cette interrogation pourrait se formuler autrement : Emmanuel Levinas est-il un philosophe juif, centré sur le judaïsme ou un simple Juif qui philosophe, qui s’adonne à la spéculation philosophique ?

Cette problématique, essentielle pour l’emplacement de ce penseur dans l’histoire de la philosophie, s’est toujours posée quand il s’agissait d’examiner les relations, les ressorts intimes d’une pensée. Nos maîtres en Sorbonne nous ont toujours appris que la philosophie est grecque aux deux tiers et allemande pour le dernier tiers. Ce qui pose problème quant aux rapprochements des religions monothéistes avec une pensée grecque essentiellement polythéiste. Tous les philosophes médiévaux musulmans, juifs et chrétiens ont été contraints d’interpréter leurs traditions religieuses écrites à la lumière de la spéculation philosophique de l’hellénisme tardif. Notamment, Averroès, et bien avant lui al-Farabi, Ibn Badja, Ibn Tufayl et Avicenne, Maimonide et Thomas d’Acquin. Mais ces penseurs issus d’une tradition religieuse ont souvent été rejetés par les tenants des croyances orthodoxes qui les considéraient comme des représentants musulmans, juifs ou chrétiens d’Aristote, de ses prédécesseurs ou de ses commentateurs.

Deux faits m’incitent à traiter de cette question : en lisant attentivement le dialogue entre Levinas et son biographe François Poirié, je me suis longuement arrêté sur les réponses de Levinas à la question suivante : Êtes-vous un penseur juif ? Et le second fait est tiré d’un article de mon maître Georges Vajda qui m’avant jadis bien intrigué et qui portait sur mon auteur de prédilection, Moïse Maimonide (1138-1204) . Dans le fascicule 9 des Cahiers de Civilisation Médiévale Vajda avait écrit un article dont le titre est : La pensée de Maimonide ; Unité ou dualité ? Sans placer Levinas au même niveau que l’auteur du Guide des égarés, je pense que la même question se pose à son sujet.

Mais avant d’en venir aux réponses de Levinas aux questions posées par son biographe, disons un mot de la posture maimonidienne : Maimonide est-il un penseur juif exclusivement ou fut il, comme le prétendirent certains protos kabbalistes contemporains et des adversaires de la philosophie, principalement un représentant juif de la pensée grecque ? Chacun a, hélas, raison de son propre point de vue. Le présupposé fondamental de Maimonide, (qui diffère d’ailleurs essentiellement de la posture levinassienne sur cette question sensible) est que la société est irrémédiablement divisée en deux groupes, hermétiquement séparés l’un de l’autre : une écrasante majorité d’incultes et d’ignorants et une très fine couche qui constitue l’élite. Au premier groupe échoit la religion populaire avec ses pratiques simples et obligatoires, aux élites le loisir de pénétrer en profondeur les secrets de la Bible hébraïque pour découvrir, à l’aide d’une herméneutique appropriée, les vérités éternelles sur Dieu, le monde et l’homme, que l’intellect est à même de trouver. En somme, comme le diront ses commentateurs par la suite, Maimonide pensait que la religion n’était que la première éducatrice de l’humanité. Un peu comme le cours préparatoire que certains continuent de suivre et de fréquenter jusqu’à leurs vieux jours. On devine qu’une telle approche ne fut pas unanimement adoptée au fil des siècles…

Levinas ne pensait pas du tout ainsi. Tout en ménageant Maimonide qu’il connaissait tout juste (je veux dire qu’il n’était pas un spécialiste universitaire de la philosophie juive du Moyen Age) et ne souscrivait donc pas vraiment aux présupposés de Maimonide, bien qu’il ait un jour résumé sa pensée sur cette division entre la masse et les élites, par cette métaphore si suggestive : on ne donne un steak à un bébé ! En clair : les vérités philosophiques ne sont pas à mettre entre toutes les mains, car elles ne sont pas accessibles à tous.

Cette idée de séparation au sein même du corps social n’est pas si tranchée chez Levinas. Je vais donc me contenter d’analyser dans ce petit espace imparti les réponses de Levinas à F. Poirié. À la question de savoir s’il se considère comme un penseur juif Levinas répond en affirmant son appartenance au peuple juif, que l’Europe elle-même, sa culture et ses fondements éthiques sont fournis par la Bible et les Grecs, mais il conteste cette appellation si l’on entend par là quelqu’un qui reprend à son compte les données traditionnelles sans les filtrer par le tamis de la critique philosophique. Il oppose  deux méthodes : celle qui reprend sans trop de discernement les versets bibliques et celle qui réfléchit sur eux. Il dit verbatim : une vérité philosophique ne peut pas se fonder sur l’autorité du verset. Il faut que le verset soit phénoménologiquement justifié.  Mais le verset peut permettre la recherche d’une raison. Voilà dans quel sens le mot, vous êtes philosophe juif m’agrée. Il m’irrite quand on insinue que je prouve par le verset alors que parfois je cherche par la sagesse ancienne et j’illustre par le verset. Oui, mais je ne prouve pas par le verset.

C’est la dernière partie de la citation qui est la plus importante : la Bible vient en renfort, elle illustre, mais ne constitue pas la preuve. Cette approche rappelle étrangement la méthode des penseurs juifs du Moyen Âge et notamment celle de Gersonide (mort, en 1344) qui reprenait le terme arabe d’Irshad, traduit par l’hébreu hayshara. En clair : les versets bibliques ne contiennent pas la vérité, mais y guident, y conduisent. C’est la thèse de la véracité des Écritures qui donnent l’éveil, attirent l’attention, soutiennent une théorie que seule la philosophie est à même de créer.

La difficulté est que cette appellation de penseur juif peut faire croire que le message philosophique ne s’adresse pas à tous. Or, tout le monde lit Levinas, bien ou mal, mais il est présent et est traduit partout.  Levinas reconnaît cependant qu’il sépare nettement deux sortes de travaux en recourant à deux éditeurs différents. Par exemple Difficile liberté qui est une œuvre juive majeure avec d’indéniables accents juifs et même religieux n’est pas publié dans la maison d’édition qui a publié Totalité et infini. Mais un contexte religieux peut amener un accent philosophique et l’auteur lui donne la place et l’ampleur qu’il mérite. Levinas cite certains versets  bibliques dont la teneur philosophique est indéniable : Tu ne tueras point, tu aimeras l’étranger, donne moi ta loi, tous versets susceptibles d’avoir une consonance philosophique indéniable.

Après la question êtes vous un penseur juif vient l’autre question : êtes vous un penseur religieux ? Là encore, Levinas dissocie nettement deux attitudes : il rejette celle qui voit dans les vérités révélées un dogme intangible ou indiscutable. Mais alors quel est le statut véritable de la Bible ? Levinas répond clairement : la Bible est indispensable à la pensée.

Mais comme chez tous les penseurs qui l’ont précédé, Levinas a du mal à dégager clairement l’articulation entre son héritage judéo-talmudico-biblique entre la philosophie d’essence grecque. Bien que sa phénoménologie ne soit pas juive, Levinas tend immanquablement vers quelque chose qui surpasse la spéculation pure, à savoir la sagesse. Lorsqu’il dit la Bible et la Grèce, voila l’Europe, il ne précise pas l’étendue de leurs apports respectifs. Faut-il faire un retour vers la Bible ou vers la Grèce ? Levinas répond : vers la Bible, suggérant ainsi que le fondement de la philosophie est peut-être éthico religieux.

Au fond, comme l’écrivait Vajda, en 1973, le concept de philosophie juive est peu clair, car on ne précise pas quel est l’élément porteur et surtout si le texte révélé est réductible à quelque chose d’autre. Et sur ce point crucial, Levinas n’a pas réussi à nous convaincre, comme, du reste, tous ses prédécesseurs.

 Le penseur danois Kierkegaard avait énergiquement nié que le moment religieux ne soit qu’une étape vers l’objectif  de la destination de l’homme. Pour lui, la religion est le but ultime, il contestait justement ce que disait Hegel à ce sujet. Mais bien avant lui,, un penseur juif comme Juda-Halévi et un penseur musulman comme Abuhamid al-Ghazali (ob. 1111) avaient rejeté tout empiétement de la spéculation philosophique dans le domaine purement religieux. Certes, il y eut des tentatives de conciliation philosophico-religieuses, mais la plupart demeuraient fondées sur un équilibre précaire. Mais un penseur profond comme Rosenzweig, source principale de Levinas, se reconnaissait, lui aussi, dans Halévi et Kierkegaard.

Alors quelle fut l’originalité de la pensée de Levinas qui, sans cesse, cherche des illustrations ou des arguments pour ses thèses dans la Bible ? Levinas a fait de l’éthique une philosophie première repoussant à l’arrière-plan l’ontologie et la connaissance pure, dénuées de toute valeur morale. Il a remis l’homme au centre des débats philosophiques, faisant d’autrui, de l’autre, la raison d’être et de vivre de chacun. Au point de dire même qu’il était m’otage d’autrui…

Comme Maimonide dans son Guide des Égarés, il n’a pas réalisé d’union conceptuelle et a dû se contenter d’une union organique. C’est donc la dualité qui l’emporte sur l’unité.

En ce sens, il est resté, de son mieux, fidèle à cette double tradition qui a un seul et même fondement : l’éthique.

Maurice-Ruben HAYOUN

monimage1403512406

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires