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Elisabeth II – Un scénario gardé secret de longue date

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Royaume-Uni. Le jour où Élisabeth II mourra : le plan secret de Buckingham.

Avec une organisation ultramillimétrée, les autorités britanniques se préparent depuis des années au décès de la reine d’Angleterre, qui s’est produit le 8 septembre 2022. En juin 2017, des membres du gouvernement s’étaient réunis pour la première fois afin de définir le déroulement des heures qui suivront l’événement, déterminant pour l’avenir du Royaume-Uni et de la monarchie. Voici ce qu’ils prévoyaient.

La plupart des plans élaborés pour la mort de la reine – il en existe plusieurs versions, au palais de Buckingham, au gouvernement et à la BBC – supposent qu’elle mourra après une courte maladie, entourée de sa famille et de médecins. Avant de s’éteindre dans l’après-midi du samedi de Pâques 2002, à la Royal Lodge de Windsor, la reine mère avait eu le temps de téléphoner à ses amis pour leur dire au revoir et de donner certains de ses chevaux. C’est le professeur Huw Thomas, médecin de la reine, qui sera la personne de référence pendant ces dernières heures. Il s’occupera de sa patiente, contrôlera l’accès à sa chambre et décidera des informations qui seront rendues publiques. Le lien entre un souverain et ses sujets est une chose étrange et pour l’essentiel inexplicable. La vie d’une nation devient celle d’une personne, et tout à coup le fil se rompt.

Le palais émettra des bulletins – pas beaucoup, mais suffisamment. “La vie du roi se dirige doucement vers son terme”, déclarait le dernier émis par Lord Dawson, médecin de George V, le 20 janvier 1936, à 21 h 30. Peu après, Dawson injectait au roi 750 milligrammes de morphine et un gramme de cocaïne – assez pour le tuer deux fois – afin de soulager ses souffrances et le faire expirer à temps pour les presses du Times qui entraient en mouvement à minuit.

“London Bridge is down”

On fermera les yeux de la reine et Charles sera roi. Ses frères et sœurs lui baiseront les mains. Sir Christopher Geidt, secrétaire particulier de la reine, prendra alors les choses en main. Cet ancien diplomate a reçu un deuxième titre de noblesse en 2014, entre autres pour avoir organisé la succession de la souveraine. Geidt contactera la Première ministre [Theresa May]. Il y a soixante-cinq ans, le décès de George VI avait été annoncé à Buckingham Palace par le mot de code “Hyde Park Corner” pour éviter que les standardistes n’aient vent de la nouvelle. Le plan prévu pour Élisabeth II porte le nom de London Bridge.

On réveillera la Première ministre si elle n’est pas déjà réveillée et on annoncera “London Bridge is down” [“le pont de Londres s’est écroulé”, une expression empruntée à une célèbre comptine] sur des lignes sécurisées. La nouvelle sera transmise par le ministère des Affaires étrangères aux gouvernements des quinze États dépendant de la Couronne, et aux trente-six autres pays du Commonwealth dont la reine était la figure de proue depuis le début de l’ère atomique.

Pendant un moment, elle aura disparu sans que nous le sachions. L’information se propagera comme les ondes de compression qui précèdent un tremblement de terre et ne sont détectables qu’avec un équipement spécial. Gouverneurs généraux, ambassadeurs et Premiers ministres seront les premiers informés. On ouvrira les placards pour trouver les brassards noirs à porter au bras gauche.

Une envolée de tweets à prévoir

Le commun des mortels apprendra la nouvelle plus rapidement que jadis. George VI avait été trouvé mort par son valet, à Sandringham, le 6 février 1952 à 7 h 30, mais la BBC n’avait annoncé la nouvelle qu’à 11 h 15, soit près de quatre heures plus tard. La princesse Diana est morte à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, à 4 heures du matin heure locale, le 31 août 1997 et les journalistes qui accompagnaient Robin Cook, ministre des Affaires étrangères, en visite officielle aux Philippines l’ont appris dans les quinze minutes. La BBC a longtemps été la première informée des décès dans la famille royale mais le monopole dont elle jouissait pour annoncer la nouvelle à l’Empire a disparu.

Quand la reine mourra, une dépêche sera transmise simultanément à la Press Association [agence de presse anglaise] et aux autres médias du monde. Au même moment, un valet de pied en habits de deuil sortira du palais de Buckingham et accrochera l’avis de décès, bordé de noir, au portail. Dans le même temps, le site Internet du palais affichera une page unique reprenant le même texte sur fond sombre.

Les écrans chaufferont, les tweets voleront. La BBC activera le “système de transmission d’alerte radio” (Rats) – un dispositif datant de la guerre froide visant à permettre au pays de résister à une attaque sur ses infrastructures. Tous les médias d’information s’empresseront de diffuser des films et de poster des nécrologies en ligne. Le rédacteur en chef adjoint du Guardian a une liste d’articles tout prêts punaisée au mur. The Times aurait déjà suffisamment de matière pour remplir onze éditions. La chaîne de télévision Sky News et la société de production ITN, qui répètent depuis des années, appelleront les experts avec qui elles ont déjà signé un contrat d’exclusivité. “Je serai assis à une énorme table à tréteaux devant Westminster Abbey et commenterai l’événement pour 300 millions d’Américains”, m’explique l’un d’entre eux.

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Les playlists radio déjà prêtes

Les stations de radio commerciales de Grande-Bretagne disposent d’un réseau de “lumières nécro” bleues, testé une fois par semaine et censé s’allumer en cas de catastrophe nationale. Quand la nouvelle tombe, ces lumières clignotent pour prévenir l’animateur de basculer sur les infos dans les minutes qui suivent et de diffuser de la musique anodine en attendant.

Toutes les radios, y compris celle des hôpitaux, ont préparé des listes composées de chansons “humeur 2” (triste) et “humeur 1” (très triste) à écouter en cas de deuil soudain. “Si vous entendez un jour Haunted Dancehall (le remix de In The Nursery) des Sabres of Paradisdans la journée sur BBC Radio 1, allumez la télé écrivait Chris Price, un producteur de la chaine radio, dans le Huffington Post en 2011. C’est qu’il vient d’arriver quelque chose de terrible.”

Ces plans pour le décès de personnalités de la famille royale mettent certains journalistes mal à l’aise. Un ancien producteur de Today [une émission de BBC Radio 4] me confie :

“Certaines histoires sont considérées comme plus importantes que d’autres.”

Mais les plans les mieux conçus ne marchent pas toujours. À la mort de la reine mère, en 2002, les lumières nécro ne se sont pas allumées parce qu’on n’avait pas appuyé sur le bouton correctement. Peter Sissons portait une cravate marron au moment d’annoncer la nouvelle sur la BBC, ce qui lui a valu de vives critiques. On lui avait pourtant demandé de ne pas en faire trop pour l’occasion. Pour la reine, il n’y aura pas de place pour l’improvisation. Les présentateurs porteront costume et cravate noire.

Quand on songe à un décès dans la famille royale dans la Grande-Bretagne contemporaine, on songe inévitablement à celui de Diana. Celui de la reine sera monumental en comparaison. Il ne sera peut-être pas aussi chargé en émotion, mais il aura une portée plus grande et des implications plus dramatiques. Cela s’explique en partie par l’énorme poids de l’événement. Le déroulement des funérailles royales modernes nous est plus ou moins familier (celles de Diana s’inspiraient de Tay Bridge, le plan prévu pour celles de la reine mère) mais les rituels entourant le décès d’un monarque britannique et l’arrivée d’un nouveau chef de l’État dépassent la mémoire des vivants : trois des quatre derniers Premiers ministres de la reine sont nés après son accession au trône [en 1952].

Le dernier lien vivant avec la grandeur du passé

Quand elle mourra, les deux chambres du Parlement seront convoquées, les gens quitteront leur travail plus tôt et les pilotes d’avion annonceront la nouvelle à leurs passagers.

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Dans les neuf jours qui suivront (le plan London Bridge parle de Jour J, J + 1, etc.), il y aura des proclamations rituelles, le nouveau roi se rendra dans les quatre nations du pays, les programmes de télévision seront aménagés et nous aurons à Londres une assemblée de diplomates comme nous n’en avons pas vu depuis la mort de Winston Churchill, en 1965.

On dressera le bilan psychologique du royaume que la reine laissera derrière elle. Élisabeth II est notre dernier lien vivant avec notre grandeur passée – l’identité de la nation, son regard sur elle-même – qui est toujours définie par notre victoire dans la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à la présidence américaine, par exemple, la monarchie lie de longues périodes – parfois un siècle – à la personne du monarque. L’époque actuelle restera probablement dans les mémoires comme une période de déclin national continu, voire de désintégration si la reine vit suffisamment longtemps pour voir l’Écosse quitter le Royaume-Uni. La vie et la politique à la fin de son règne n’ont plus rien de la grandeur et de l’innocence qui étaient les leurs en 1952. L’historien et biographe royal Philip Ziegler [auteur notamment d’une biographie autorisée d’Édouard VIII, inédite en français] considère :

“Ce n’est pas sa faute. Nous avons décliné avec elle, pour ainsi dire.”

Des reportages nécrologiques nous rappelleront à quel point le pays était différent à son accession au trône. Les images de son 21e anniversaire, en 1947, seront rediffusées en boucle. La princesse Élisabeth était alors en vacances au Cap avec ses parents, à 10 000 kilomètres de chez elle, mais dans les limites de l’Empire britannique. On la voit installée à une table avec un microphone. L’ombre d’un arbre joue sur son épaule. La caméra change de plan à trois ou quatre reprises pendant qu’elle parle et, chaque fois, elle a une petite crispation, un bref instant d’irritation aristocratique.

“Je déclare devant vous que ma vie entière, qu’elle soit longue ou brève, sera consacrée à votre service et au service de notre grande famille impériale à laquelle nous appartenons tous”, annonce-t-elle, avec des voyelles et une conception du monde qui ont également disparu. Lytton Strachey, biographe de la reine Victoria [1837-1901], m’explique :

Sous le règne de Victoria, tout allait de mieux en mieux et était de plus en plus grand. La même narration n’est plus de mise aujourd’hui.”

Conséquence, on se refuse à songer à ce qui se passera à la mort de la reine – et encore plus à en parler. On pourrait penser que c’est de la bonne éducation, mais c’est aussi de la peur. Pour rédiger cet article, j’ai interrogé des dizaines de présentateurs de télévision, de fonctionnaires et d’anciens membres du personnel du palais, dont plusieurs avaient travaillé directement au plan London Bridge. Tous ou presque ont exigé le secret absolu. Le palais de Buckingham a par ailleurs pour politique de ne pas commenter les arrangements prévus pour les obsèques des membres de la famille royale.

Les failles du royaume mises à nu

Ce tabou, comme une grande partie de ce qui touche à la monarchie, n’est pas entièrement rationnel et masque une réalité. La prochaine grande rupture dans la vie nationale britannique est en fait planifiée à la minute près. Elle touche des questions d’une importance énorme, sera payée par nous et se produira de toute façon. Selon l’Office des statistiques nationales, une Britannique qui arrive à l’âge de 91 ans – ce qui [a été] le cas de la reine en avril – peut espérer vivre encore quatre ans et trois mois en moyenne.

La reine approche de la fin de son règne alors que l’inquiétude est à son comble quant à la place de la Grande-Bretagne dans le monde et que les tensions politiques internes sont près de faire éclater le royaume. Et sa mort libérera des forces déstabilisatrices en elles-mêmes : l’arrivée de la reine Camilla, l’accession au trône d’un roi déjà âgé et l’incertitude entourant l’avenir du Commonwealth. Le Premier ministre et le chef de l’opposition australiens souhaitent tous deux que l’Australie devienne une république.

La gestion de ces événements est le prochain grand défi de la maison de Windsor, qui est la dernière famille royale d’Europe à pratiquer des couronnements et à entretenir la magie de toute l’entreprise, avec l’adhésion d’une opinion enthousiaste. C’est la raison pour laquelle les plans concernant la mort de la reine et le cérémonial qui suivra sont aussi exhaustifs.

La succession fait partie du boulot. C’est l’occasion de réaffirmer l’ordre. La reine Victoria avait précisé par écrit le contenu de son cercueil dès 1875. Les funérailles de la reine mère avaient été répétées pendant vingt-deux ans. Louis Mountbatten [1900-1979], le dernier vice-roi des Indes, avait préparé un menu d’hiver et un menu d’été pour son déjeuner funèbre. London Bridge est le plan de sortie de la reine. “C’est de l’Histoire”, pour reprendre les termes d’un de ses courtisans. Ce seront dix jours de deuil et de spectacle au cours desquels nous savourerons ce que nous étions et éluderons la question de ce que nous sommes devenus.

Aucun détail laissé au hasard

Rien ne doit être oublié. Si la reine meurt à l’étranger, Vol Royal, un avion BAe 146 de la 32e escadrille de la RAF [force aérienne royale] décollera de Northolt, à l’ouest de Londres, avec un cercueil à son bord. Leverton & Sons, les entrepreneurs de pompes funèbres royaux, en ont toujours un en cas d’urgence. Les plans les plus élaborés concernent toutefois un décès à Balmoral [la résidence d’été d’Élisabeth II, en Écosse], où la reine séjourne trois mois par an.

Nous aurons d’abord une série de rituels écossais. Le corps reposera dans un premier temps à Holyroodhouse, son plus petit palais, à Édimbourg, où elle est traditionnellement gardée par la Royal Company of Archers. Le cercueil remontera ensuite le Royal Mile jusqu’à la cathédrale St Giles [toujours à Édimbourg], où il sera accueilli avant d’être embarqué sur le train royal à la gare de Waverley, d’où il descendra la ligne de la côte est. La foule devrait se masser aux passages à niveaux et dans les gares tout au long du parcours et jeter des fleurs à son passage (le train sera suivi d’une autre locomotive qui dégagera les débris des voies). “C’est très compliqué, en fait”, m’a confié un responsable des transports.

Dans tous les scénarios, le corps de la reine revient à la salle du trône du palais de Buckingham. Il y aura un autel, le cercueil, l’étendard royal et quatre soldats des Grenadier Guards montant la garde, bonnet en poil d’ours incliné, fusil pointé vers le sol. Le personnel, qui était au service de la reine depuis plus de cinquante ans, arpentera les couloirs en suivant une procédure qu’il connaît par cœur. À l’extérieur, les médias seront réunis sur des sites convenus d’avance près de Canada Gate, au fond de Green Park [l’un des parcs royaux au cœur de Londres]. Il y a sous le Mall [avenue qui s’étend de Buckingham Palace à Trafalgar Square] un câble en fibre optique qui permet de diffuser les cérémonies d’État. Les drapeaux seront en berne et le glas sonnera dans tout le pays.

À J + 1, le lendemain du décès, les drapeaux seront remontés et, à 11 heures, Charles sera proclamé roi. Le Conseil d’accession se réunira au palais St James. Richard Tilbrook, le greffier, lira la formule consacrée “Considérant qu’il a plu à Dieu de rappeler en son giron notre défunte souveraine Dame reine Élisabeth la deuxième, de bienheureuse et glorieuse mémoire…” et Charles accomplira les premiers devoirs officiels de son règne : jurer de protéger l’Église d’Écosse et évoquer le lourd fardeau qui est désormais le sien.

Le public comptera des milliards de personnes

À l’aube, la fenêtre centrale qui surplombe Friary Court [cour du palais St James], sur la façade est du palais, aura été retirée et le toit couvert de feutre rouge. Une fois que Charles aura parlé, les trompettes des Life Guards s’avanceront, sonneront trois fois, et Thomas Woodcock, roi d’armes de la Jarretière [le plus élevé des ordres de chevalerie britanniques], lancera les proclamations rituelles du roi Charles III. “Je ferai la première”, confie Woodcock, dont la mission est rémunérée 49,07 livres depuis les années 1830. En 1952 [lors des funérailles du roi George VI, le père d’Élisabeth II], le moment avait été enregistré par quatre caméras des actualités. Cette fois, le public comptera des milliards de personnes. L’orchestre des Coldstream Guards jouera l’hymne national [God Save the Queen] sur des tambours voilés de noir.

Ce ne sera que le début. Le roi d’armes de la Jarretière, escorté d’une demi-douzaine d’autres hérauts semblant tirés d’une production shakespearienne à gros budget, se rendra ensuite en carrosse à la statue de Charles Ier, au sud de Trafalgar Square, qui constitue le centre officiel de Londres, et réitérera son annonce. Quarante et un coups de canon seront tirés depuis Hyde Park, soit près de sept minutes d’artillerie. Un ancien fonctionnaire du Palais estime :

“Il n’y a aucune concession à la modernité dans tout cela.”

Il y aura des bicornes et des chevaux partout. D’autres rituels suivront puis le nouveau roi se rendra à Édimbourg, Belfast et Cardiff. On le verra pleurer avec ses sujets, assumer le rôle écrasant et solitaire qu’il tient dans l’imagination du public. “Il s’agira de voir et d’être vu”, explique un de ses conseillers.

L’art du spectacle royal a longtemps été pour les autres, les peuples plus faibles : les Italiens, les Russes et les Habsbourg. Les cérémonies britanniques étaient une catastrophe. Les personnes en charge des funérailles de la princesse Charlotte en 1817 étaient ivres. Dix ans plus tard, il faisait si froid dans la chapelle St George [du château de Windsor] lors des obsèques du duc Frederick d’York que George Canning, ministre des Affaires étrangères, a contracté des rhumatismes et que l’évêque de Londres est mort.

“Jamais on ne vit troupe plus disparate, plus grossière, plus mal tenue”, rapporta The Times à propos des funérailles de George IV, en 1830. Le sacre de Victoria, quelques années plus tard, n’avait rien d’exceptionnel. Le clergé s’est trompé dans le texte, le chœur était affreux et les joailliers royaux avaient fait la bague de couronnement pour le mauvais doigt. La marquise de Salisbury écrivait en 1860 :

“Certaines nations ont un don pour les cérémoniesEn Angleterre, c’est exactement l’inverse.”

La reine, qui est quelqu’un de pratique et ne fait pas de sentiment, comprend la puissance théâtrale de la couronne. L’une de ses formules serait “Il faut qu’on me voie pour qu’on croie”. Et rien ne permet de douter que ses funérailles provoqueront un vif émoi collectif. “Il y aura un énorme et authentique déferlement d’émotion”, m’a déclaré l’historien Andrew Roberts. Pour elle, et en fait pour nous. Nous aurons besoin d’aller dans la rue, de voir ça de nos propres yeux, de faire partie de la foule. Nous deviendrons conservateurs dans l’âme. “La mort de la reine intensifiera le sentiment patriotique, m’a confié un spécialiste en questions constitutionnelles. Elle s’inscrira dans l’ambiance Brexit, si vous voulez, elle intensifiera le sentiment qu’il n’y a rien à apprendre des étrangers.”

Un délicat tournant pour la monarchie

Cette vague d’émotion contribuera à noyer les points délicats de la succession. Camilla, d’abord. Elle est parvenue à se faire accepter en tant que duchesse de Cornouailles mais on saura vraiment à quel point quand elle deviendra reine. Quant au Commonwealth, en 1952, cette entité qui était en train de prendre forme ne comptait que huit membres. La reine, qui était le chef d’État de sept d’entre eux, a été proclamée chef du Commonwealth pour tenir compte du cas unique de l’Inde, qui était une république. Soixante-cinq ans plus tard, l’organisation compte 36 républiques et représente un tiers de la population mondiale. Le problème, c’est que cette fonction n’est pas héréditaire et qu’il n’existe aucune procédure pour choisir le prochain titulaire. “Nous sommes en pleine zone grise”, constate Philip Murphy, qui dirige l’Institut des études du Commonwealth de l’université de Londres.

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Voilà plusieurs années que le palais essaie discrètement d’assurer l’accession de Charles à la tête du bloc. L’ancienne Première ministre australienne Julia Gillard a révélé en octobre que Christopher Geidt, secrétaire particulier de la reine, lui avait rendu visite en février 2013 pour lui demander de soutenir cette idée. Le Canada et la Nouvelle-Zélande s’y sont ralliés depuis mais il est peu probable qu’on inclue le titre dans la proclamation du roi Charles. La question fera plus probablement partie du discret lobbying qui aura lieu dans les jours suivant la mort de la reine, où Londres se remplira de diplomates et de présidents.

Dix porteurs pour un cercueil doublé de plomb

Il y aura encore des milliers de préparatifs dans les neuf jours précédant les funérailles. Les soldats répéteront le parcours du cortège, on répétera les prières. À J + 1, Westminster Hall sera fermé, nettoyé et le sol de pierre couvert de 1 500 mètres de moquette. On apportera des cierges de l’abbaye, la mèche déjà rodée. Les rues alentour se transformeront en espaces de cérémonie. On retirera les bornes du Mall et on posera des barrières pour protéger les haies. Horse Guards Parade [grande place située dans le quartier de Westminster à Londres] peut contenir 7 000 sièges, et Carlton House Terrace [une rue adjacente à Horse Guards Parade] 1345. En 1952, on avait arraché tous les rhododendrons de Parliament Square. “On ne peut rien faire pour protéger les bulbes”, relevait le ministère des Travaux publics. On choisira les dix porteurs du cercueil, qui s’entraîneront à leur tâche loin des regards, dans une caserne quelconque. Les membres de la famille royale sont inhumés dans un cercueil doublé de plomb. Celui de Diana pesait 250 kilos.

À J + 4, le cercueil sera transféré à Westminster Hall où il sera exposé pendant quatre jours entiers. Le cortège qui partira du palais de Buckingham sera le premier grand défilé militaire de London Bridge : il descendra le Mall, passera par Horse Guards et devant le Cénotaphe [un mémorial de la Première Guerre mondiale]. Un million de personnes pourraient y assister. Elles y arriveront par les moyens logistiques mis en place pour les Jeux olympiques de 2012. Il y aura peut-être des corgis. En 1910, le cortège funèbre d’Édouard VII était mené par Caesar, son fox-terrier. Le cercueil de son fils [George V] avait été suivi jusqu’à la gare de Wolferton, à Sandringham, par Jock, un cheval de chasse blanc. Le cortège arrivera à Westminster Hall à l’heure. Pour reprendre les termes d’un homme de télévision :

“Big Ben commencera à sonner quand les roues s’arrêteront”

Une fois à l’intérieur, le cercueil sera placé sur un catafalque drapé de violet, au son de psaumes. Le roi Charles, de retour de sa tournée, mènera le cortège. L’orbe, le sceptre et la couronne impériale seront placés sur le cercueil, des soldats monteront la garde puis les portes s’ouvriront à la foule qui se sera formée à l’extérieur et défilera pendant vingt-trois heures d’affilée chaque jour. Pour George VI, 305 000 sujets avaient fait le déplacement. La file d’attente faisait six kilomètres de long. Le palais attend 500 000 personnes pour la reine.

Tout le pays fera le silence

Tout semblera merveilleusement organisé, réconfortant et réglé au millimètre près, parce que c’est le cas. Un rapport interne de 47 pages rédigé après les funérailles de George VI proposait de fixer des roues métalliques au catafalque pour amortir l’atterrissage de la bière. Quatre soldats se relaieront toutes les vingt minutes pour veiller le cercueil au garde-à-vous, avec deux en réserve. La RAF, l’armée de terre, la Royal Navy, les Beefeaters [les gardes de la tour de Londres], les Gurkhas [unité d’élite de l’armée britannique composée de Népalais] –, tout le monde participera. Le plus gradé se tiendra au pied du cercueil, le moins gradé à la tête. Les couronnes posées sur le cercueil seront renouvelées tous les jours.

Pour Churchill, en 1965, on avait construit une réplique du hall dans la salle de bal de l’hôtel St Ermin, de façon à ce que les soldats puissent s’entraîner avant de prendre leur service. En 1936, les quatre fils de George V avaient rétabli la veillée du prince, qui voit les membres de la famille royale arriver sans s’annoncer et monter la garde. Les enfants et les petits-enfants de la reine, pour la première fois femmes incluses, feront de même.

À J + 9, jour des funérailles, avant l’aube, les joyaux seront retirés du cercueil et nettoyés. En 1952, il avait fallu près de deux heures à trois joailliers pour enlever toute la poussière. Le pays aura un jour de congé. Les magasins fermeront ou réduiront leurs heures d’ouverture. Certains afficheront une photo de la reine en vitrine. La Bourse n’ouvrira pas. La nuit précédente, il y aura eu des services religieux dans tout le Royaume-Uni – dans les stades de football en cas de besoin. À 9 heures, Big Ben sonnera. Son battant sera ensuite recouvert d’un tampon de cuir de plus d’un centimètre d’épaisseur pour assourdir le son. Le palais et l’abbaye de Westminster ne sont séparés que de quelques centaines de mètres. La reine sera le premier monarque britannique à y avoir ses funérailles depuis 1760 [depuis les funérailles du roi George II]. Les 2 000 invités seront assis à l’intérieur.

Le cercueil arrivera aux portes de l’abbaye à 11 heures et tout le pays fera silence. Les bavardages se tairont. Les gares ne feront plus d’annonces. Les bus s’arrêteront et les chauffeurs descendront du côté de la route. En 1952, au même moment, tous les passagers d’un vol reliant Londres à New York s’étaient levés, à 5 500 mètres au-dessus du Canada, et avaient incliné la tête. À l’époque, les enjeux étaient clairs, du moins apparemment. Le roi bègue George VI avait fait partie d’un mode de vie qui avait survécu à la guerre. La couronne déposée par Churchill déclarait : “Au courage.” Le commentateur de la BBC était Richard Dimbleby [1913-1965], qui avait été sept ans auparavant le premier journaliste britannique à entrer dans Bergen-Belsen [camp de concentration nazi allemand de la Seconde Guerre mondiale] et à en transmettre l’horreur.

Un seul être vous manque, et tout un peuple est désemparé

Les trompettes et les rites antiques étaient la preuve que nous avions survécu et qu’Élisabeth gouvernerait dans la paix. “Ces cérémonies royales représentaient la décence, la tradition et le devoir, par opposition avec l’horreur du nazisme”, pour reprendre les termes d’un historien. “C’était réparateur”, m’a expliqué Jonathan Dimbleby, fils et biographe de Richard. C’est probablement son frère David [tous les deux sont journalistes politiques] qui sera au micro de la BBC cette fois. La question sera de savoir ce que les cloches, les emblèmes et les hérauts représentent aujourd’hui. À partir de quel moment la pompe d’une monarchie impériale devient-elle ridicule quand le pays s’est affaibli ? Un historien me confie :

“On risque de les considérer comme des accessoires de cirque.”

Si la monarchie est un spectacle, ce doute fait partie du spectacle. Peuvent-ils toujours y arriver ? Quand on sait tout ce que l’on sait en 2017, un seul individu peut-il toujours contenir l’âme d’une nation ? La monarchie n’a pas pour but de répondre à ce genre de question mais de continuer. “Nous passons vraiment une grande partie de notre vie à jouer un rôle”, disait la reine mère.

À l’intérieur de l’abbaye, l’archevêque parlera. Les caméras ne montreront pas les visages de la famille royale pendant les prières. Le cercueil ressortira, les porteurs le placeront sur l’affût de canon vert qui a servi pour le père de la reine, son père et le père de son père et 138 marins le tireront. La procession gagnera lentement le Mall. De Hyde Park Corner, le corbillard fera 37 kilomètres par la route jusqu’au château de Windsor, qui accueille le corps des souverains britanniques. Le personnel l’attendra debout sur la pelouse. Puis les portes du cloître se refermeront et les caméras cesseront de tourner. Dans la chapelle, l’ascenseur descendra à la crypte royale et le roi Charles jettera une poignée de terre rouge tirée d’un bol d’argent.

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