Sylvie Kaufmann, Les aveuglés. Comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie. Gallimard, 2024
Nous avons affaire ici avec l’une des plus brillantes journalistes de ces dernières décennies. L’œuvre qu’elle entreprend ici synthétise tout ce qu’elle a observé et écrit à partir des différents postes occupés en qualité de correspondante d’un grand journal national du soir.
Ce livre est donc enrichi de toutes ces années vécues dans la plupart des capitales européennes et américaines. Je propose donc de relire attentivement la préface inédite qui oriente bien le lecteur et le fait profiter de belles analyses qui l’aideront à mieux comprendre ce qui s’est passé, notamment le sous titre qui déplore ce qu’il faut bien appeler une sore de démission des grandes puissances européennes, une capitulation dont le maître du kremlin a su tirer parti…
Car, c’est bien de cela qu’il s’agit, sur fond d’invasion brutale de l’Ukraine voisine, soumise à des bombardements indiscriminés, depuis plus de deux ans. On ne compte plus les victimes civiles qui se croyaient à l’abri dans des écoles, des hôpitaux ou des aires de jeux pour les enfants. Et malgré toutes ces violations des règles et des lois de la guerre, les puissances occidentales hésitent et renvoient à des dates toujours plus tardives des livraisons dont le Ukrainiens ont besoin.
On relit ici aussi la fameuse formule qualifiant le rythme insuffisant des livraisons d’armes : too late and too littlle ; sont visés les atermoiements des USA qui veillent à ne pas avoir une Ukraine trop forte, infligeant à son inique voisin une sévère défaite militaire. Les experts -et je ne suis hélas pas du nombre- affirment qu’on serait peut-être déjà sorti d’Ukraine si les livraisons avaient été effectuées en temps et en heure. Je ne vais pas rependre ici ce véritable drapier des lanciers (deux pas en avant, trois pas en arrière) : on attendait les chars de combat, les avions de chasse et quantité d’autres armes et de munitions qui n’arrivent qu’après avoir subi des pertes considérables. Que craignaient les Américains en agissant de la sorte ? Probablement l’effondrement de l’armée russe et les bouleversements que cela entraînerait. Notamment le sort des armes nucléaires qui seraient éparpillés aux quatre vents en cas de chute de la Russie. Le président Biden est obsédé par cette affaire. Mais pendant qu’l se préoccupe de l’avenir à long terme de la Russie de Monsieur Poutine, l’Ukraine se détruit à petit feu et sa population subit une véritable saignée…
L’auteure est fondée à dire que les grandes puissances qui comptent, à savoir la France et l’Allemagne, avaient la possibilité de s’opposer vigoureusement aux menées subversives de la Russie. Elles ont préféré opter pour une prudente réserve, sans heurter frontalement le régime d’un homme qui a osé changer par la force le tracé des frontières au sein du continent européen. Tous s’accordent à le reconnaître : si on ne fait rien, Poutine récidivera et là ce ne sera plus les républiques baltes qui seront menacées, mais nos propres membres de l’Otan
Poutine tissait sa toile depuis belle lurette et a su se jouer des membres du Bundestag en septembre 2001. Pour marquer sa bonne volonté apparente et son esprit conciliant, il prononce son discours en allemand, langue qu’il a appris pendant les cinq années passées au bord du Rhin, en qualité de lieutenant-colonel du KGB. Il dit même, pour rassurer ses auditeurs : Der kalte Krieg ist vorbei. Or, nous savons par ses propres déclarations publiques qu’il considérait le jour de la disparition de l’URSS comme le moment le plus triste et le plus regretté de l’histoire de son pays. Et cela se passait en 2001 à Berlin… Dans le même registre, il ajoutait qu’un monde sans une Russie puissante ne l’intéressait pas. Comprenez : je vais tout faire pour restaurer la grandeur et la puissance de la Russie, même si cela doit se faire au déciment de la paix en Europe. Et cela n’est pas la moindre faute de calcul des Occidentaux qui ont cru que la période de paix qui durait depuis in peu moins de 80 ans allait durer éternellement…
Même la France, cette vieille nation dont l’histoire est jalonnée par tant de crises et de guerres, y a cru) On se mit à faire de vastes coupures dans les budgets militaires, à revoir à la baisse le nombre de soldats d’active alors que Poutine fourbissait ses arsenaux nucléaires. Chaque fois qu’il avançait ses pions, il scrutait la réaction des Occidentaux Rien, absolument rien. Ce n’est que bien plus tard que l’Otan pris comme une alliance et les états, pris un à un, que le réveil a commencé . Il était temps, les Russes violaient allègrement l’espace aérien des Républiques baltes régulièrement. Les membres de l’Otan ont alors confié à l’amère de l’air française les soin de reconduire les intrus dans l’espace international.
Dans tous les de figure, les Occidentaux ont réagir (tardivement) au lieu de se montrer offensifs et agissant en premier pour prévenir les débordements. Quel type d’Otan conviendrait le mieux à la stratégie du maître du Kremlin ? Ce serait un délitement lui permettant de traiter avec chaque état, pris séparément, ce qui reviendrait à les émasculer puisqu’aucun de ses membres ne ferait le poids face à la Fédération de Russie. Et dans cette nomenclature nouvelle, Poutine n’aurait pas de mal à reconstituer le défunt glacis soviétique, tout en imposant sa loi.
Par ailleurs, la pratique de certaines mœurs politiques par Monsieur Poutine n’ont que très rarement soulevé l’indignation visible et audible des démocraties occidentales. Du coup, le président russe s’est cru tout permis. Il s’est enhardi et a entamé un long cycle de critiques anti-démocratiques, tendant à montrer que les institutions politiques de l’Occident ne sont pas meilleures que les siennes. Depuis peu, Monsieur Poutine, a même signé des accords de défenses avec des puissances asiatiques comme la Corée du Nord, la Chine et l’Iran… Ainsi, la Russie de culture européenne est repoussé dans les bras de puissances qui peuvent menacer l’Europe.
Les Occidentaux ont-ils été aveuglés, comme le soutient l(tuteure ? On peut difficilement le nier, au vu des résultats actuels en Ukraine. Le dirigeant russe ne semble reculer devant rien : il a obtenu le concours d’un corps expéditionnaire nord-coréen.
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève.
par Jforum.fr