Florence Heymann : « Jusqu’à il y a encore peu, le gouvernement israélien n’avait nullement pris conscience des sortants, ces juifs orthodoxes qui quittent la religion »

Dans le livre, vous attirez l’attention sur plusieurs cas de suicides de sortants -ceux qui quittent la religion ultra orthodoxe- ayant eu lieu entre 2013 et 2014. S’agissait-il d’une recrudescence du nombre de dissidents? 

Si je parle tout particulièrement des années 2013-2014, c’est parce que j’ai débuté mon enquête en 2012. Néanmoins, il est vrai que ces dernières années le nombre de sortants ayant eu recours au suicide a connu une certaine hausse tout comme, plus largement, le nombre de dissidents.

Cette augmentation est due à l’expansion démographique du monde ultra orthodoxe.

La plupart des familles observant ce culte, ont en moyenne sept à neuf enfants par respect du premier commandement de la Bible. En outre, les pratiquants se marient jeunes, n’utilisent aucun moyens contraceptifs sauf si la santé de la femme en dépend et ont des enfants jusqu’au dernier moment.

Cette démographie galopante explique donc les dissidences de jeunes hommes et femmes qui ne supportent plus les règles imposées par leurs proches et familles. C’est en partie à cause des nouvelles technologies que les ultra-orthodoxes ne parviennent plus à maintenir leurs murailles aussi closes.

Madame O, une des victimes dont vous parlez dans votre livre, est suivie par l’association Hillel comme plusieurs autres sortants dans sa situation. Comment s’organise le soutien de ces personnes souvent abandonnées par leurs familles et leurs proches ? Outre cette association, en existe-t-il d’autres, similaires ?

Sortir de l’ultra orthodoxie est dur. Contrairement à ceux qui quittent le culte orthodoxe et connaissent le monde laïque, les sortants sont abandonnées : ils ne connaissent pas les codes du monde laïque, n’ont pas fait de service militaire (les ultra orthodoxes sont exemptes service militaire), n’ont pas fait d’études, ne s’habillent pas de la même façon que les laïques… Ils sont donc souvent perdus, d’autant plus que pour trouver du travail en Israël le service militaire est souvent impératif.

Ces dissidents ont donc souvent recours aux associations, mais celles-ci ne vont pas vers eux, ce sont eux qui s’y rendent naturellement si ils en ressentent le besoin. Hillel s’occupe des jeunes de 18 à 30 ans qui ne sont pas encore mariés. Cette catégorie d’âge est la plus importante chez les sortants, c’est à ce moment-là que l’on construit son identité et c’est souvent, alors, que ces jeunes découvrent qu’ils ne sont pas à leur place dans le monde au sein duquel ils ont grandit.

S’ils s’orientent vers Hillel c’est parce que l’association est renommée, elle a un site internet, une ligne téléphonique d’urgence et des permanences effectuées par des bénévoles. Il y a tout un processus d’accueil de ces individus, après quoi diverses aides sont mises-en-place. L’association fournie des vêtements aux sortants, peut leur donner de l’argent s’ils sont dans le besoin, leur trouver un logement s’ils sont à la rue… Hillel met un foyer d’urgence à leur disposition dans lequel ils peuvent se réfugier pour une durée d’une nuit à 4 mois et quelques appartements où ils peuvent passer de quelques jours à quelques mois.

Grace à l’association, les sortants rencontrent des personnes qui ont eu un parcours similaire au leur.  Un système de parrainage existe aussi : chaque sortant est suivi par un bénévole qui le suit tout au long de son processus de réadaptation. En plus de ce soutient, des assistantes sociales, des psychologues sont présents pour les encadrer. Ils peuvent aussi  suivre des cours s’ils désirent passer le bac…

Un système de bourse est mis en place pour tous ceux qui souhaitent faire des études. En ce qui concerne les sortants ayant choisi de faire leur service militaire, ils sont suivis de prêts car l’armée est un sujet extrêmement tabou dans les milieux ultra orthodoxes.

L’aide dispensée par Hillel se retrouve donc à tous les niveaux, car un sortant ne peut se débrouiller seul -sans ses proches, ni sa famille qui l’abandonnent lorsqu’il quitte le culte- dans une société laïque qui n’est, en réalité, pas très accueillante.

Hillel n’est pas la seule association de ce type, les autres accueillent différentes catégories de sortants. Entre autres, ceux qui quittent le culte ultra orthodoxe mais qui restent religieux. Ceux-là mènent une double vie : ils ne croient plus en rien mais restent habillés comme des ultra, souvent car leur conjoint reste attaché au culte.

Jusqu’en 2011, les associations étaient très mal vues, aucun insigne ne figurait sur les portes par exemple. Aujourd’hui les choses ont changé, même les familles qui reniaient complètement leurs sortants, finissent par les accepter de nouveau après plusieurs années.

Le gouvernement israélien a-t-il prit note de ce problème ? Si oui, a-t-il développé des instances spécialisées ou réfléchi à un moyen de, sinon régler, appréhender le problème ? 

Jusqu’à il y a encore peu, le gouvernement n’avait nullement pris conscience des sortants. Beaucoup d’argent était versé aux ultra orthodoxes, à tous ceux qui revenaient à la religion mais rien n’était fait pour les sortants.

En 2013/2014, les choses ont légèrement changées. A l’époque -avant les récentes élections- les ultra orthodoxes n’étaient plus au gouvernement, laissant la possibilité à une députée du parti « Il y a un avenir », qui avait pris fait et cause pour les sortants, de s’intéresser à ce dossier. A la suite de discussions, une subvention de 750 000 euros a été levée. C’était la première fois que le gouvernement versait des fonds aux sortants. Un abri d’urgence a été construit, il vient tout juste d’être inauguré. Le paradoxe est que la mesure ayant été prise, c’est un parti ultra orthodoxe -qui fait désormais parti de la coalition depuis les dernières élections- qui l’a ratifié.

La prise de conscience est donc en cours, mais avec le retour des ultra orthodoxes, il y a très peu d’espoir pour que de nouvelles mesures en direction des sortants voient le jour.

Florence Heymann

Florence Heymann est anthropologue, chercheur au CNRS, en poste au Centre de recherche français à Jérusalem. Elle a publié Le Crépuscule des lieux. Identités juives de Czernowitz (Stock 2003, Prix Wizo 2004) et, avec Dominique Bourel, une édition des Lettres choisies de Martin Buber 1899-1965 (CNRS Éditions, 200

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« Les déserteurs de Dieu » : pourquoi de plus en plus de jeunes s’arrachent de leur milieu ultra-orthodoxe

On les appelle les « sortants vers la question », ces hommes et ces femmes issus des milieux utra-orthodoxes israéliens qui, un jour, décident de rejoindre la vie laïque. Ce choix douloureux les plonge dans un univers inconnu où ils sont coupés de leur famille, souvent sans ressources et sans éducation autre que religieuse. Là d’où ils viennent, la vie est réglée de façon précise et immuable, soumise à une loi implacable mais rassurante. Là où ils vont, ils sont seuls face à eux-mêmes. Extrait de « Les déserteurs de Dieu », de Florence Heymann, publié chez Grasset .

les abandons du monde ultra- orthodoxe sont à relier à ses évolutions internes. Sa démographie exponentielle provoque toujours plus de contacts avec le monde exté- rieur. Les jeunes ultra- orthodoxes américains ou euro- péens, venus étudier quelques années dans les yeshivas israéliennes, moins ghettoïsés que leurs camarades israé- liens, leur entrouvrent des fenêtres sur le monde envi- ronnant, la société de consommation et la culture de loisirs. Enfin, et peut- être surtout, les téléphones por- tables, les ordinateurs et Internet aident à décloisonner et à ouvrir des brèches dans ce monde insularisé, per- mettant le franchissement des frontières sociales et les transgressions qui l’accompagnent2.

Les défis drastiques posés à la société ultra- orthodoxe par les nouvelles tech- nologies provoquent en réaction une guerre sans merci menée pour les combattre. Une petite plaquette inti- tulée « Shoah !!! » distribuée il y a quelques mois aux mères de Méa Shéarim, le plus ancien quartier ultra- orthodoxe de Jérusalem, leur conseillait, si elles attra- paient leur enfant à utiliser un Smartphone ou à surfer sur Internet, de l’égorger ou encore de lui planter des clous dans les yeux. J’ose espérer que, même dans les familles les plus obscurantistes, ces conseils n’ont pas été suivis à la lettre !

Les ultra- orthodoxes gagnent peut- être des batailles, mais il est évident qu’ils ont perdu la guerre contre ces nouveaux modes de communication. De fait, à l’exception des secteurs les plus extrêmes, plus de la moitié des foyers religieux sont équipés d’un ordinateur, même si, pour certains, Internet est régulé par des fournis- seurs d’accès cashers, qui censurent tout contenu non conforme. Quant aux familles qui ne possèdent pas d’or- dinateur, leurs membres peuplent les cybercafés du pays. Pour Amir, un sortant, « l’Internet décompose tout le sentiment tribal. Il crée de nouveaux clans, mais libres. Il donne au citoyen ce que la télévision lui a pris. C’est comme la caverne de Platon où celui qui a vu le monde dira aux autres : Sortez ! »

Qui peut vivre aujourd’hui sans ordinateur, sans Smartphone ou sans tablette ? Les téléphones cashers, des appareils munis d’une carte Sim spéciale et de numéros repérables, dépourvus d’Internet et d’appareil photo, n’autorisant ni messages, ni SMS, ont ainsi été inventés pour tenter de maintenir un strict contrôle social interne. Surfer sur le Net a d’ailleurs provoqué la mise à la rue de nombre de sortants. Reouven, un adepte de la cour hassidique de Reb Arelah, une com- munauté particulièrement extrémiste de Méa Shéarim, a été chassé de la maison familiale après qu’un voisin l’avait surpris en passant devant un café Internet :

Quand je suis rentré à la maison, mon père m’a frappé et m’a traité d’idolâtre. Il m’a accusé d’avoir été contaminé par le monde extérieur. Pour lui, j’allais attirer la disgrâce sur toute la famille. Cela m’a fait réa- liser que je voulais partir et tout quitter. J’ai traîné dans les rues jusqu’à ce que je sois recueilli par les services de la municipalité qui m’ont hébergé quelques jours dans un abri d’urgence. Aujourd’hui, je surfe régulièrement sur le Net et j’y ai même fait des rencontres, masculines et féminines.

Il est quasiment impossible de donner des statistiques fiables sur le phénomène des sortants, même si Yardena Schwartz avance dans un article récent du journal Haaretz que, selon le Bureau central des statistiques, il y aurait environ 12 500 hommes et femmes entre vingt et qua- rante ans qui ont quitté la communauté ultra- orthodoxe. Pour 2014 uniquement, ils seraient plus de 1 300.

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jacqueline1

Je pense qu’il ne faut pas parler de désertion ces jeunes hommes ont envie de faire en plus de leur religiosité un métier.
J’ai souvenance d’avoir lu dans un livre religieux (je ne me souviens plus dans lequel) que tout homme juif doit avoir « obligatoirement » un métier!

yosteph38

C’est drôle comme personne ne tient internet et l’explosion des supports de communication comme les smartphones pour un tant soi peu responsable… Comme c’est facile de stigmatiser les orthodoxes… Quelques petites questions de statistiques en passant : Quel pourcentage d’enfants de moins de 9 ans ayant un accès internet n’ont pas vu de contenu pornographique sur internet ? Même question pour la génération des années 80 (avant internet) ? Quel est l’impact de cela sur l’ensemble de la génération à venir ? Les orthodoxes veulent seulement pouvoir vivre une vie saine basée sur des valeurs éthiques hautement élevées. La technologie comme aide n’est bien sûr aucunement en contradiction avec la pratique religieuse… Mais qui, enfant comme adulte, n’est pas confronté à cette réalité qu’internet doit être maîtrisé dans son utilisation ?

anne Chemla

heureusement que ces jeunes se réveillent et qu’ils sont enfin pris en compte par l’état. Ils deviendront je l’espère de bon israéliens et seront un exemple pour ceux encore perdus dans l’obscurantisme de l’ultra orthodoxie !

EPHRAIM

Encore un témoignage biaisé intentionnellement et non une analyse objective qui ne traite pas du tout des jeunes originaire de la société vivant en marge du Judaïsme orthodoxe et qui viennent y adhérer dans leur recherche spirituelle et mus par un désir de retour aux sources juives authentiques , et il est fort probable que ce mouvement de Retour est bien plus ample que celui des  » déserteurs  » !
Ephraïm , Jérusalem .

anne Chemla

Ephraïm, je trouve bien triste que certains jeunes soient si perdus qu’ils se tournent vers l’orthodoxie. Israël a tant d’autres ressources pour la jeunesse et se tourne vers l’avenir….. et pas vers le passé…. le judaisme a besoin d’un nouvel élan …. ce ne sont pas les orthodoxes qui vont le donner …..