Il y a deux semaines, le Front al-Nosra annonçait solennellement par la bouche de son chef, Abou Mohammad al-Joulani, sa rupture ou son détachement de son parrain, el-Qaëda, et prenait le nom de Fateh el-Cham. Dans une vidéo où l’on voit, fait extrêmement rare, le visage de Joulani, de son vrai nom Ahmed Hussein al-Charaa’, ce dernier a rendu publique cette décision majeure de l’histoire récente du mouvement jihadiste syrien.

Joulani était flanqué de deux prédicateurs islamistes du front, histoire de donner une légitimité religieuse à l’initiative et lui conférer son caractère officiel. La réaction immédiate du chef d’el-Qaëda, Ayman al-Zawahiri, approuvant cette rupture, devait clairement signifier qu’elle a été bel et bien consentie par les deux parties et bénie par le parrain.

Ce développement, qui a surpris certains analystes en Occident et suscité un scepticisme dans certains milieux, survient quelques semaines avant la reprise des négociations de Genève, prévues en principe fin août. Pour nombre d’experts, il s’agit d’une mutation « tactique » de la part du front jihadiste qui chercherait à s’épargner les foudres de la coalition internationale. Celle-ci considère à ce jour al-Nosra comme une organisation tout aussi terroriste que le groupe État islamique. Pour les tenants de cet avis, cette mutation ne changera pas grand-chose sur le terrain, encore moins à l’idéologie du groupe.

Une opinion qui n’est pas partagée par certains spécialistes de l’islam politique au Liban, qui estiment que quelles que soient l’évolution et la concrétisation de ce revirement sur le terrain, il n’en reste pas moins qu’il démontre une « ouverture » et une « flexibilité » certaines de la part du front jihadiste.

Dans un entretien accordé à « L’Orient-Le Jour », le chercheur Abdelghani Imad, et le prédicateur islamiste et grande figure du salafisme libanais, le cheikh Salem Rafeï, estiment que cette initiative doit être comprise et lue dans le seul contexte de la crise syrienne. Elle reflète l’aspiration à unifier, militairement, et à moyen terme politiquement, les rangs de l’opposition syrienne à la veille de la reprise des pourparlers dans la ville suisse. Pour les deux spécialistes, cette mutation vise en outre à épargner aux autres composantes de l’opposition syrienne « le prix à payer » si al-Nosra devait continuer d’être placé sous le label terroriste.

Quant à la relation du nouveau-né Fateh el-Cham avec son adversaire de parcours, l’État islamique, elle ne sera pas modifiée pour autant. Au contraire, l’animosité entre les deux frères ennemis sera très probablement exacerbée.

Rafeï : Les musulmans aspirent autant que l’Occident à la liberté de choix

Pour le prédicateur islamiste de Tripoli, le cheikh Salem Rafeï, la rupture entre le Front al-Nosra et el-Qaëda s’inscrit dans un développement logique de l’histoire de ce front. Le cheikh Rafeï tient à rappeler qu’au départ, lorsque le Front al-Nosra a vu le jour au début de la révolution syrienne, il faisait partie du groupe qui avait donné naissance à l’État islamique, avant de couper les liens avec ce dernier, Abou Mohammad al-Joulani n’ayant pas accepté de reconnaître le califat d’Abou Bakr al-Baghdadi.

« Joulani a décidé en 2013 de prêter allégeance à el-Qaëda parce qu’il avait besoin d’une référence idéologique pour se légitimer et justifier sa rupture avec l’EI, lequel est lui-même issu idéologiquement d’el-Qaëda », dit-il. À l’époque, explique-t-il, Joulani avait été contraint de rejoindre el-Qaëda pour préserver ses troupes et leur faire avaler la pilule : son refus de reconnaître Baghdadi. Au fil du temps, il est apparu qu’il est dans l’intérêt de la révolution syrienne et des groupes de l’opposition dans leur ensemble « qu’ils ne soient pas liés à el-Qaëda, un groupe classé terroriste ».

« Pourquoi faire assumer à al-Nosra, une formation dont les effectifs sont à 70 % syriens et dont le combat a pour seul objectif la chute de Bachar el-Assad, le poids et le prix de l’agenda externe prôné par el-Qaëda? » insiste le prédicateur islamiste.

Depuis, certains éléments de l’aile dure d’al-Nosra qui étaient influencés par l’EI auraient compris cette problématique et réalisé l’importance de cette séparation. « Ce revirement ne peut être compris que sous l’angle de la protection de la révolution syrienne », insiste le cheikh Rafeï.

La présence de deux figures religieuses influentes d’al-Nosra aux côtés de Joulani le jour de l’annonce de la rupture devait signifier que cette décision « n’a pas été prise unilatéralement par ce dernier, mais qu’elle a été bénie par ces deux personnes influentes du conseil consultatif (conseil chérié) du front ».

D’autres obstacles pourraient toutefois entraver, selon lui, la réunification de l’opposition syrienne, notamment le risque de voir les groupes de l’opposition comme l’Armée syrienne libre réclamer un gouvernement civil que le front al-Nosra pourrait rejeter.

L’autre entrave, politique cette fois-ci, est le sempiternel conflit autour de la question du retour de certains éléments de l’ancien régime baassiste dans un gouvernement transitoire, une possibilité contestée au sein de l’opposition.

Enfin, le dernier défi auquel al-Nosra devra faire face, poursuit le cheikh Rafeï, est celui de voir certains de ses éléments les plus conservateurs rejoindre l’État islamique s’ils ne sont pas totalement convaincus par ce revirement. Cela risque d’exacerber un peu plus l’animosité qui existe entre les deux groupes jihadistes, explique-t-il. Mais, qu’elle soit considérée comme « circonstancielle » ou « stratégique », la mutation opérée par le Front al-Nosra « est un signe clair d’un potentiel d’ouverture et de flexibilité sur lequel il faut tabler ». « Selon moi, elle n’est ni circonstancielle ni stratégique. Je dirai que l’inverse est vrai, c’est-à-dire que la décision prise en 2013 par al-Nosra de rejoindre el-Qaëda après sa renonciation à suivre l’EI peut être qualifiée de circonstancielle. »

À la question de savoir enfin si Fateh el-Cham pourrait un jour accepter un gouvernement laïc en Syrie, prôné par plusieurs composantes de l’opposition, le prédicateur islamiste reconnaît, timidement, que cette possibilité existe. « La question n’est pas de savoir si Fateh el-Cham avalisera ce cas de figure, mais plutôt si les grandes puissances accepteront. La Russie en tête. »

Et d’enchaîner : « Il faut que l’Occident comprenne que lorsqu’on parle d’un gouvernement islamique, cela ne veut pas pour autant dire qu’il entend saper les fondements de la laïcité. L’islam aspire à un gouvernement inspiré des principes de la justice, de la choura et de la liberté. »

Le cheikh Rafeï rappelle que les leaders en Europe n’ont pas été imposés par des dictatures, mais par l’expression du libre choix des peuples. « Nous, nous avons la même ambition. L’Occident prône la démocratie dans ses pays, mais refuse de l’accorder aux autres peuples », dit-il en citant les expériences de gouvernements issus d’un « islam politique modéré qui ont été mis en échec en Égypte et en Algérie notamment ».
« Le problème aujourd’hui est que l’Occident ne voit que le modèle qui est présenté par l’État islamique », déplore-t-il enfin.

Imad : Un prélude à des changements politiques et idéologiques importants

Pour Abdelghani Imad, président du Centre culturel pour le dialogue et la recherche et doyen d’université, l’annonce du revirement opéré par le Front al-Nosra n’est pas une « surprise » puisque les discussions à ce sujet au sein du front jihadiste avaient été entamées il y a plus d’un an et demi, soit depuis pratiquement le congrès de Riyad en décembre 2015. L’objectif était d’œuvrer en vue d’unifier les positions affichées par les différentes composantes de l’opposition syrienne.
« Depuis, des pressions ont été exercées sur al-Nosra pour que le groupe accepte de rejoindre la coalition de l’opposition et s’engage à respecter le plafond politique décidé dans la capitale saoudienne en amont des pourparlers de Genève », précise M. Imad.

La question qui se posait était de savoir si le front jihadiste pouvait être amené à adopter ce plafond politique de sorte à se faire accepter à l’instar des autres groupes de l’opposition dite modérée, à savoir Ahrar el-Cham, Jaych el-Islam ou l’Armée syrienne libre.
« À l’époque, l’aile dure du front s’y était opposée, principalement parmi les jihadistes non syriens qui ont une certaine influence au sein du groupe », dit-il. Or, dit le chercheur, depuis le sommet d’Arabie saoudite, les discussions se sont intensifiées au sein du front pour tenter de trouver une issue, notamment pour faire face à la coalition internationale qui avait placé dans sa ligne de mire les organisations considérées comme terroristes, dont le Front al-Nosra, mais aussi dans une perspective de solution politique à long terme.
« Les débats ont pris du temps, mais ont fini par aboutir à l’annonce de la rupture avec el-Qaëda», explique M. Imad.

Concrètement, cela signifie que « ce groupe n’est plus concerné par tout ce qui se passe en dehors de la Syrie et n’est plus responsable des opérations commanditées par el-Qaëda sur d’autres territoires que la Syrie. Cela veut également dire que Fateh el-Cham ne reçoit plus ses ordres de l’ex-organisation mère non plus et que sa marge de manœuvre reste limitée à la Syrie », précise-t-il. Selon lui, « le cordon ombilical » n’aurait pu être coupé si el-Qaëda n’avait pas volontairement « béni » cette initiative.

« Cela ne signifie pas pour autant qu’à travers cette séparation, al-Nosra s’est engagé à respecter le plafond politique défini à Riyad, à savoir un projet de gouvernement démocratique, laïc. » En effet, le communiqué lu par Joulani a assuré que son nouveau groupe s’engage à appliquer la charia, signifiant qu’il ne se départira pas pour autant du principe du gouvernement islamique. Du moins pour l’instant.

« Mais c’est déjà un début et une mutation importante. Al-Nosra pourrait être sur la voie d’un changement qui va plus loin, guidé par le principe selon lequel c’est le peuple syrien qui décide de son avenir après la libération, ce qui suppose des changements politiques et idéologiques importants à venir », ajoute-t-il. Le chercheur croit ainsi savoir qu’à l’avenir, al-Nosra ne voudra plus « imposer un régime islamique et la charia par la force, et qu’il sera par conséquent prêt à se soumettre aux aspirations du peuple syrien en termes de choix du régime politique à adopter ».

Reste à savoir si le nouveau front va finir par accepter et avaliser la vision définie par la coalition nationale syrienne. À défaut, l’appellation de groupe terroriste continuera de lui coller à la peau. Pour l’instant, « l’objectif le plus important aux yeux d’al-Nosra est de parvenir à l’unification des forces militaires de l’opposition dans leur combat contre le régime syrien d’une part et l’État islamique de l’autre, face à la pression des frappes militaires et du blocus imposé à Alep. Autrement dit, ce sont les défis en présence qui vont imposer une telle unification, notamment à la lumière du tournant que prendra la bataille stratégique d’Alep.

Quant aux Américains, ils considéraient al-Nosra comme une organisation terroriste « du fait que l’une de ses composantes, les Brigades al-Aqsa, est accusée d’être responsable de plusieurs opérations terroristes effectuées en dehors de la Syrie », explique le chercheur. À leurs yeux, un front qui ne lance pas des opérations terroristes à l’extérieur (aux USA ou en Europe) et dont les activités restent confinées en Syrie ne sera plus considéré comme tel. « Son potentiel militaire pourra par conséquent être mis à profit dans la guerre contre l’EI. Pour l’instant, les Américains surveillent et attendent de voir comment cette mutation va se traduire sur le terrain », conclut Abdelghani Imad.

15/08/2016

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