Interpol : l’élection d’un Emirati accusé de torture, une source d’embarras pour la France

La désignation d’Ahmed Naser Al-Raisi par l’assemblée générale de l’organisation internationale de police a suscité de vives critiques parmi les défenseurs des droits humains.

L’élection du général de police émirati Ahmed Naser Al-Raisi, jeudi 25 novembre, à la présidence de l’Organisation internationale de police criminelle, plus connue sous le nom d’Interpol, est le meilleur symbole du fait que « l’ère des autoritaires » est loin d’être terminée. Bien au contraire, elle illustre la volonté de ces puissances antidémocratiques de prendre le contrôle des organisations internationales pour mieux en remodeler les règles. Le général Al-Raisi, visé par de multiples plaintes pour torture, sera pendant quatre ans le visage et la voix de cette institution, basée à Lyon, aussi célèbre par son nom qu’opaque dans son fonctionnement.

C’est, pour les Emirats arabes unis, une victoire diplomatique sans précédent. Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, prince héritier et dirigeant de fait de la fédération émiratie, s’est rendu en visite officielle en Turquie, pendant longtemps son ennemie jurée à l’échelle régionale, au moment où siégeait l’assemblée générale d’Interpol, composée des représentants de ses 195 Etats membres chargés de désigner le président et de renouveler le comité exécutif de treize membres.

Ahmed Naser Al-Raisi, qui faisait face à une candidate tchèque, n’a pas été élu lors des deux premiers tours de scrutin qui nécessitaient une majorité des deux tiers. Il l’a été au troisième – où une majorité simple suffit – avec 69 % des voix.

Son élection a suscité de vives critiques parmi les défenseurs des droits humains en raison de la pratique courante de la torture dans les Emirats arabes unis et de l’absence d’une justice indépendante. Partis politiques, syndicats et élections y sont proscrits. Les critiques du régime sont en exil ou en détention, à l’instar d’Ahmed Mansour, poète et membre du Gulf Center for Human Rights (GCHR), arrêté en 2017 et condamné, l’année suivante, à dix ans de réclusion – une peine qu’il purge à l’isolement dans une cellule de 4 mètres carrés, privé de visites, de promenade et de soins.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan et le cheikh Mohammed bin Zayed Al Nahyan, prince héritier des Émirats arabes unis,  d’une cérémonie de bienvenue au palais présidentiel, à Ankara, en Turquie, le 24 novembre 2021.

« Triste jour pour les droits de l’homme »

Sayed Ahmed Alwadaei, le directeur du Bahrain Institute for Rights and Democracy (BIRD), estime que « nommer Al-Raisi président [d’Interpol] malgré son implication dans l’emprisonnement illégal d’opposants émiratis dans des conditions épouvantables envoie un message dangereux. Plus personne ne sera à l’abri d’Interpol et des régimes dictatoriaux ». « Triste jour pour les droits de l’homme », a abondé Hiba Zayadin, chercheuse sur le Golfe pour l’ONG Human Rights Watch, qui a déploré l’élection du « représentant du gouvernement sans doute le plus autoritaire du Golfe ».

« La campagne organisée de diffamation [contre M. Al-Raisi] a été écrasée sur le rocher de la vérité », s’est félicité, jeudi, Anwar Gargash, conseiller du président émirati. Conscient des critiques dont il fait l’objet, M. Al-Raisi, qui a fait profil bas pendant sa campagne, a publié un communiqué après son élection : « Je continuerai à réaffirmer un principe fondamental de notre profession, que les abus ou mauvais traitements de la police, de toute nature, sont odieux et intolérables. En tant que président d’Interpol, je construirai une organisation plus transparente, inclusive et efficace, qui œuvrera à la sécurité de tous. »

Mais son texte, qui ne répond pas aux accusations de torture le visant, n’est pas exempt d’ambiguïté : le général a promis de travailler « à empêcher toute influence inappropriée qui saperait ou compromettrait la mission essentielle d’Interpol ». Les Emirats arabes unis sont connus comme l’un des pays ayant eu le plus recours au logiciel espion Pegasus, afin d’infiltrer les téléphones portables de ses cibles politiques, diplomatiques ou journalistiques, chez eux comme à l’étranger, ou pour leur recours à la reconnaissance faciale, domaine de spécialisation de M. Al-Raisi.

Son élection risque de devenir rapidement une source d’embarras pour la France. Deux plaintes le visant pour « torture », déposées à Paris et à Lyon, ont été classées sans suite par le parquet au motif d’une absence de compétence. Une loi de 2010 conditionne la compétence universelle des tribunaux français en matière de torture à la « présence » en France de la personne visée par la plainte.

Vers le dépôt de nouvelles plaintes

Les avocats William Bourdon et Rodney Dixon, auteurs de ces plaintes, ont déjà annoncé leur intention d’en déposer de nouvelles une fois que M. Al-Raisi aura pris ses quartiers à Lyon, siège d’Interpol. Celle déposée par Me Bourdon, au nom du GCHR, vise l’implication du nouveau président d’Interpol – qui exerçait jusqu’à présent les fonctions d’inspecteur général du ministère émirati de l’intérieur –, dans les conditions de détention du dissident Ahmed Mansour.

Ali Issa Ahmad  lors d’une conférence de presse avec son compatriote Matthew Hedges à Istanbul, en Turquie, lundi 22 novembre 2021. Les avocats des deux Britanniques, qui affirment avoir été torturés lors de leur détention aux Émirats arabes unis en 2018 et 2019, ont déposé une plainte pénale contre le général de division Ahmed Naser al-Raisi, inspecteur général au ministère de l’Intérieur des Émirats arabes unis, qui cherche à devenir président de l’agence mondiale de police, Interpol.

Celle de Me Dixon, avocat à Londres, a été déposée au nom de deux citoyens britanniques : Matthew Hedges, un universitaire arrêté en 2018, torturé puis condamné, après sept mois de détention et une parodie de procès, à la réclusion à perpétuité pour « espionnage » avant d’être gracié et expulsé ; et Ali Issa Ahmad, simple supporteur de football venu assister à la Coupe d’Asie des nations en 2019, attaqué par des policiers dans la rue puis arrêté et détenu dans des conditions éprouvantes, pour le simple fait d’avoir porté un tee-shirt aux couleurs du Qatar en pleine crise diplomatique avec ce pays.

Pour l’avocate Ines Osman, directrice de l’organisation d’avocats du monde arabe MENA Rights Group, « l’immunité diplomatique ne s’appliquant qu’aux agents diplomatiques, Al-Raisi, en tant que représentant du ministère de l’intérieur, n’en bénéficie pas. Son statut à Interpol ne change rien. »

L’arrivée de M. Al-Raisi à la tête d’Interpol est donc une source d’embarras pour le gouvernement français, qui n’a jamais voulu prendre position sur la question malgré les interpellations répétées du député (écologiste, ex-La République en marche) du Rhône Hubert Julien-Laferrière, membre de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Emmanuel Macron n’a pas répondu à la lettre que lui ont adressée trente-cinq parlementaires pour lui faire part de leur préoccupation. Mohammed Ben Zayed Al Nahyane est son interlocuteur privilégié dans le Golfe et le président français, attendu aux Emirats arabes unis début décembre, espère bien y annoncer une commande de trente à soixante avions Rafale.

Les « notices rouges », principal pouvoir d’Interpol

Si la direction d’Interpol au jour le jour est assurée par le secrétaire général – l’Allemand Jürgen Stock, en poste depuis 2014, reconnu comme intègre et compétent –, les grandes orientations de l’organisation sont décidées au comité exécutif, désormais présidé par M. Al-Raisi et que vient d’intégrer un représentant du ministère chinois de l’intérieur, Hu Binchen.

« Au niveau de la présidence et du comité exécutif, il peut y avoir des tentatives de noyautage de la part des pays autoritaires, ce qui peut aboutir à des abus de notices rouges [des demandes d’arrestation en vue d’extradition] », estime Kamalia Mehtiyeva, professeure agrégée de droit et cofondatrice d’un cabinet parisien spécialisé dans la défense des personnes recherchées par Interpol. Le principal pouvoir de l’organisation, qui ne dispose d’aucune force de police autonome, tient dans ses dix-neuf bases de données auxquelles tous les Etats membres ont accès.

Lire aussi  Article réservé à nos abonnés Meng Hongwei, l’énigme chinoise d’Interpol

Les « notices rouges », qui permettent à chaque Etat de transmettre une liste de personnes recherchées, sont de plus en plus détournées par des régimes autoritaires pour traquer leurs opposants. « La Russie, la Chine et la Turquie sont les trois pays ayant le plus recours aux notices rouges, suivis par la Biélorussie, l’Egypte et le Venezuela. Les Emirats arabes unis font également partie des pays abusant des notices rouges pour persécuter leurs opposants », estime Me Mehtiyeva.

Quelque 65 000 notices rouges sont aujourd’hui actives, dont seules 7 000 sont publiques. Elles ne font l’objet d’aucune véritable vérification d’Interpol, qui n’en a de toute façon pas les moyens. Seul un recours devant la commission de contrôle est possible afin d’être retiré en cas d’inscription abusive, sous des motifs politiques ou inventés. Mais cette commission ne siège que quatre fois par an et ses décisions, peu motivées et très rarement publiées, ne sont pas susceptibles de recours. Pour étendre le système de contrôle et de recours, il faudrait plus de moyens. Or, les Emirats arabes unis, qui ont versé 50 millions de dollars (44 millions d’euros) à l’organisation ces cinq dernières années, sont devenus le premier pays contributeur au budget d’Interpol.

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

2 Commentaires
Le plus récent
Le plus ancien Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
o.icaros

La majorité des pays a voté pour ce type. Les pays musulmans, ça se comprend, mais ils ne sont que 70 à l’OCI. Une cinquantaine de pays non musulmans a donc voté pour un homme pas très respectable.
De même que l’homme fait l’histoire sans savoir quelle histoire il fait, l’homme occidental crée des organisations démocratiques internationales pour développer des relations amicales entre les nations. En croyant, bien sûr, en avoir toujours la main. Mais ces outils pour la gestion du monde se retournent contre ceux qui les ont créés. Voilà des états qui n’existaient pas il y a 50 ans, sans passé, sans histoire et tout cas rien qui a marqué l’histoire universelle, et à qui on donne tout aujourd’hui. Exposition universelle, coupe du monde du foot, salon de l’aviation, satellite sur mars, un tas de premières etc, manifestations qu’un tas de pays avec un passé glorieux n’ont pas encore eues… De zéro musée, ils sont passés à Musée universel!!!!!! avec la complicité du Louvre qui a vidé ses réserves pour créer ce musée sans âme. Il faut être gravement atteint pour aller si loin dans la complicité. Doublement atteints parce que, en plus, on ne voit même pas notre aliénation. On n’est pas détrôné par plus forts que nous, non, on s’efface volontairement et par gentillesse en laissant la place à des inconnus qui n’ont rien inventé.

jankel

comme en 1934 et 1969…et aprés…. Interpol et L’opinion mondiale S’EN FOUTENT