Abraham ben Méir ibn Ezra, Le secret de la Torah. Yesod Torah ve Yesod Morah.
Introduction, traduction et notes par René Gutman. Les Belles lettres, 2014

Par Maurice-Ruben HAYOUN

Je ne pouvais pas prévoir que mon éminent ami, le Grand rabbin René Gutman de Strasbourg nous ferait l’aubaine d’une telle œuvre, réintégrée grâce à lui, à la culture universelle, en l’occurrence à la langue française et donc accessible au plus grand nombre. L’œuvre en français que nous tenons en main provient d’un grand commentateur médiéval dont l’influence se poursuit encore de nos jours.

Ses commentaire bibliques, car il y en a deux (le commentaire intégral et celui que l’on appelle en allemand der gangbare Kommentar) sont imprimés dans les grandes Bibles rabbiniques ; c’est dire combien cet homme a rendu de précieux services à la tradition religieuse qu’il incarnait et incarne toujours…

Je me souviens des travaux d’au moins deux grands chercheurs, l’un que je n’ai pas connu en raison de son âge avancé, David Rosin qui a tant étudié l’œuvre de ce commentateur dans la MGWJ de Breslau, et l’autre le professeur Hermann Greive de Cologne qui s’était fait connaître, entre autres par ses Studien zum jüdischen Neuplatonisus ; die Religionsphilosophie des bn Ezra .,ce savant juif a lu les œuvres de ses prédécesseurs, ce qui explique sa grande notoriété et sa profonde érudition.

Grammairien, exégète, moraliste, traducteur, poète et arabisant, voire philologue orientaliste, il est l’auteur d’un long poème didactique, le Hay ben Mékits (Vivant fils de l’éveillé) sorte de roman de formation (Bildungsroman). Ibn Ezra a servi de relais pour la culture arabe auprès de ses coreligionnaires qui avaient oublié cette langue. De son temps, on a même pu parler d’une véritable symbiose culturelle= il existe toute une rangée d’œuvres en judo-arabe.

Ses œuvres hébraïses figuraient en bonne place dans la bibliothèque de Spinoza. Sur des rapports entre ibn Ezra et l’auteur de l’Ethnique, l’auteur n’est pas d’accord (107-120). Bien que né au Moyen-âge, ibn Ezra avait été doté d’un esprit novateur : dans ses commentaires bibliques il fait preuve d’une certaine indépendance d’esprit, ce qui lui valut d’être considéré par certains comme le père de la critique biblique. Et ceci se justifie amplement. Il a même esquissé une histoire de l’exégèse biblique, telle qu’elle était connue de son temps. Il prend pour cadre un cercle avec un centre et examine l’exégèse juive et l’exégèse chrétienne. Dans sa classification se reflètent assurément ses propres convictions religieuses. Il situe donc l’herméneutique juive très proche du centre du cercle mais déclare que les collègues chrétiens ne sont pas dans la circonférence mais divaguent à l’extérieur du cercle. Et cela lui permet de faire le procès de l’exégèse allégorique, de type typologique, si prisée des chrétiens, qui vide la Bible de son contenu positif auquel le judaïsme rabbinique tient tant. On connait, à ce sujet, la déclaration talmudique de rabbi Aqiba: de même que le poisson ne peut pas survivre hors de l’eau, ainsi Israël ne peut vivre sans les préceptes divins.

Ibn Ezra n’admet pas qu’ l’on retrouve dans chaque verset se la Bible des allusions à l’église, à la Croix ou à la Vierge. Un exemple, l’arche de Noé reverrait au bois de la Croix, les lois sur la pureté et l’impureté renverraient allégoriquement à l’état du monde avant la venue de l’église…

Mais c’est cette remarquable indépendance d’esprit qui fait que le message d’ibn Ezra est encore audible de nos jours. Il faut souligner un autre aspect de son œuvre qui n’a plus qu’un intérêt documentaire, si je puis dire : c’est son attachement à la reine des sciences de l’époque, l’astrologie qu’il introduit dans son exégèse biblique et dans sa philosophie, en général. Conscient des risques que comportait une telle adhésion à cette doctrine, il souligne que, contrairement à toutes les autres nations, Israël n’est pas soumis au déterminisme astral. Le sort des autres peuples est inscrit dans les astres et leur destin est fixé par avance, le peuple d’Israël est le seul à rester libre de toute influence astrale (en, hébreu :eyn mazal le-Israël). Une providence particulière s’exerce sur ce peuple grâce aux préceptes divins qu’il observe scrupuleusement.

On a à peine conscience de la richesses intellectuelles de cet érudit multiple qui exerçait aussi la médecine et avait des relations courtoises avec ses collègues chrétiens qu’il recevait parfois, à l’occasion des fêtes ou d’événements familiaux. 

Le travail effectué par René Gutman est plus que remarquable, puisqu’il a mis des textes fondamentaux à la portée de lecteurs qui ne sont pas hébraïsants. L’acribie de sa recherche le classe parmi les grands spécialistes médiévistes. Je l’ai placé plus haut parmi les dignes successeurs de David Rosin et de Hermann Greive. Paradoxalement, cet auteur qui se sinué pourtant parmi les plus érudits et les plus novateurs n’avait pas attiré l’attention sur lui, comme Saadya Gaon, Juda Ha-lévi ou Maimonide. Mais aujourd’hui avec les travaux de René Gutman cette lacune est désormais comblée.

Je faisais aussi allusion plus haut à ses rapprochements avec la critique biblique. Sa foi en la sacralité des saintes Écritures ne l’empochait pas de découvrir certaines contradictions dans les récits bibliques, tout en restant conscient des limites à ne pas franchir. Dans ses échanges avec ses collègues chrétiens il faisait preuve à la fois d’esprit conciliant et de fermeté sur les questions essentielles…

Quand René Gutman parle de son auteur, il précise parfois ses origines séfarades car on pourrait penser qu’il en était autrement. Mais cela m’a rappelé une phrase de Léo Baeck (mort en 1956 chez sa fille à Londres) qui distinguait ainsi entre les sérénades et les ashkénazes : les premiers cultivaient la piété de la culture (Maimonide et tous ses épigones au fil des siècles) et les seconds cultivaient la culture de la piété ( le hassidisme de Juda le pieu et des mystiques rhénans)….

La traduction des textes hébraïques par René Gutman est précédée d’une introduction qui est en fait une véritable monographie d’Ibn Ezra. Et je ne parle même pas de son écrasante érudition. Un nouvel exemple, quand il parle du Hay ben Mékits et du Hayy ibn Yaqzan du philosophe andalou  ibn Tufayl (ob. 1185)… Le Hay ben Mékits existe aussi en traduction allemande par notre défunt collègue Greive…

Que dire de ces dissertations d’Ibn Ezra portant sur des points cardinaux de la religion d’Israël ? L’auteur commente l’essence de la tradition juive mais aussi de la croyance et ce qu’il en dit ne correspond pas vraiment aux développements de Maimonide sur le même thème dans le chapitre 50 de la première partie du Guide des égarés. Quelques siècles plus tard, Isaac Abrabanel, contraint à un douloureux exil dans le ghetto de Venise, rejettera cette approche nettement philosophique de la foi, disant que cette définition rappelle ce qu’Aristote dit de l’opinion philosophique, ce qui nous éloigne de l’univers d’ibn Ezta…

NB : J’ai puisé dans mes archives personnelles et trouvé ce texte que j’avais traduit il y a longtemps, alors que je m’intéressais à cet auteur. En peu de lignes, ibn Ezra y expose sa conception triple de l’univers : du néoplatonisme aux couleurs juives. L’Un et le multiple. René Gutman pose la question de savoir si on peut voir en Ibn Ezra un précurseur de la kabbale. (pp 142s). On a la même impression quand on regarde de près certains passages d’Ibn Gabiol ; mais cela peut s’expliquer tout simplement par le néoplatonisme. Scholem s’y était intéressé dans un article en hébreu (Les traces d’Ibn Gabirol dans la kabbale) mais il était revenu sur ses propres concluions par la suite…

En douze portiques, Abraham ibn Ezra déroule sous nos yeux une véritable méthodologie appliquée à l’élucidation du sens de la littérature biblique dans son ensemble (le Pentateuque, les prophètes et les Hagiographes). Dès les premières lignes et jusqu’au terme du premier portique, l’accent est mis sur la grammaire. Impossible de parvenir à la compréhension du texte biblique sans avoir, au préalable, compris ce que le texte veut dire. L’auteur allègue d’abondants exemples. Au passage, il insinue que certains ne comprendront jamais le sens de cette littérature sans maîtriser les règles philologiques.. L’auteur consacre l’essentiel de ses développements à l’interprétation des commandements et des Noms divins. Mais la dimension de ce compte-rendu me contraint à renvoyer à d’autres analyses la suite de ce commentaire.

Ibn Ezra, Abraham (1092-1164)

«L’Un précède tout dénombrement et est la cause de tout dénombrement. Il ne connaît de variations dans aucun sens, positif ou négatif, tout en étant en mesure de les causer lui-même. Il ne connait ni le produit ni le quotient mathématique et pourtant il est leur cause. Cet Un est le monde premier qui s’oppose aux autres mondes venant après lui. Ce monde n’est pas un corps et c’est lui qu’on appelle le vision de la Gloire divine. Ce monde n’est soumis à aucun changement de quelque sorte que ce soit et ne tombe pas sous les catégories spatio-temporelles. Le Shem ha-nikhbad (le Nom Ineffable) est en lui.

Le seconde monde, le monde intermédiaire, renferme des âmes, des formes vraies, séparées de tout corps, mais aussi des âmes indénombrables par nous… Toutes sont sublimes et ne connaissent aucune contrariété, ni de changement essentiel, mais seulement un changement mineur du fait de leur mouvement; ce monde est appelé Hékhal qodésh (l’autel sacré) et il est le ciel supérieur (Shemé ha-Shamayim); là se trouvent les trônes de la gloire et Michaël et Gabriel. Et les corps du monde intermédiaire n’ont ni commencement ni fin et c’est à lui que se réfère l’Écriture en disant que les armées célestes et les anges le louent de même que les messagers et les deux luminaires. Et de tout il est dit: sur son injonction elles furent créées, il les posa pour toujours et à jamais sous une loi qui jamais ne sera transgressée. Il y a une variété dans leurs mouvements: certains vont d’est en ouest et d’autres suivent le parcours inverse. Il y en a qui ont un mouvement nord/sud, d’autres suivent une voie linéaire, s’arrêtent, d’autres accélèrent leur révolution, d’autres vont vers le bas ou le haut… C’est sous l’influence de ces mouvements que se produit le renouvellement dans le monde sublunaire, que ce soit en bien ou en mal. Mais ces choses requièrent un long développement auquel un seul livre ne saurait suffire. Le troisième monde est le monde sublunaire qui regorge de corps fins et grossiers, pourvus ou non d’âmes, animales et rationnelles. L’être humain est le diadème de ce bas monde qui lui doit son existence: l’âme humaine est attachée aux âmes supérieures.»

Abraham ibn Ezra, Commentaire sur Daniel (10;2 1). Trad. de l’hébreu par Maurice-Ruben HAYOUN.
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.

 

par Jforum.fr

 

 

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