Le maréchal Pétain à Vichy, en 1942. afp.com

L’historien Laurent Joly, directeur de recherche au CNRS, publie L’Etat contre les juifs (Grasset, en librairie ce mercredi), qui éclaire d’un jour nouveau la collaboration de la France occupée à la déportation et à l’extermination des juifs.

Il est également l’auteur du documentaire La police de Vichy. L’Express l’a rencontré.

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L’EXPRESS. Pourquoi écrire ce livre aujourd’hui ? Vous semblait-il indispensable ?

Laurent Joly. Nous vivons une période de confusion et de régression. La parole de l’historien est moins audible. Dans les années 1970, quand Robert Paxton publie La France de Vichy, ses travaux s’imposent profondément dans l’opinion. Aujourd’hui, c’est un polémiste comme Éric Zemmour qui phagocyte le discours sur Vichy, donnant un air de nouveauté péremptoire à de vieux clichés (la théorie « du glaive et du bouclier ») et parsemant sa relecture de l’histoire de France de fake news de son cru (ainsi une « première rafle du Vel d’Hiv » sous la Troisième République !).

Vichy, la collaboration et la Shoah continuent de hanter notre mémoire nationale. Pourtant, l’éloignement du temps fait que l’on a un rapport de plus en plus abstrait à ce passé. On cède facilement à l’anachronisme. On mélange tout. Le sommet a été atteint avec le discours présidentiel sur le Vel d’Hiv du 16 juillet 2017 : pas un mot sur la pression de l’occupant et la politique génocidaire des nazis ; juste la dénonciation d’un crime antisémite et français !

Il fallait donc réagir…

Oui… L’ambition de mon livre vise donc à offrir des réponses claires et étayées aux principales questions que l’on se pose sur Vichy et la Shoah. Étonnamment, il n’existait pas d’ouvrage court et facile d’accès sur le sujet. Et plusieurs fois, à la suite de conférences ou de formations pour des enseignants, on m’a dit : « On n’a pas le temps de lire vos pavés de 500 ou 1 000 pages, c’est un petit livre qu’il nous faudrait… » C’est ce que je me suis efforcé de faire.

Dans les années 1930, la France est à la fois une terre d’accueil pour les juifs fuyant le nazisme et une terre d’antisémitisme (1). En 1939, la France compte environ 300 000 juifs : que signifie l’adoption du statut des juifs en octobre 1940 ?

Depuis l’affaire Dreyfus, il y a un courant antisémite qui appelle à l’adoption d’un statut des juifs. Mais ce courant, de Charles Maurras à Lucien Rebatet, demeure très minoritaire. En revanche, il y a un antisémitisme conservateur et xénophobe fort répandu, surtout depuis 1936 et l’avènement au pouvoir de Léon Blum, juif et socialiste. C’est cet antisémitisme qu’on retrouve à Vichy.

Ainsi, le principal artisan du statut des juifs est le ministre de l’Intérieur Marcel Peyrouton, haut fonctionnaire qui s’est droitisé dans les années 1930. Le statut du 3 octobre 1940 n’est pas, comme on le lit souvent, la « pure » réalisation d’un antisémitisme « autochtone ». Entre 1938 et 1941, tous les États proches ou soumis à l’Allemagne nazie adoptent une loi raciale plus ou moins inspirée des lois de Nuremberg. C’est ce que fait Vichy en octobre 1940. Cette interprétation, que je développe dans mon livre, prolonge les analyses de la plupart des spécialistes depuis une vingtaine d’années, comme Barbara Lambauer. Le statut des juifs est une rupture, une profonde transgression. Désormais, il existe au plan légal une sous-catégorie de Français : le citoyen de « race juive », exclu d’un grand nombre de professions.

Les 16 et 17 juillet 1942, 13 000 juifs sont arrêtés à Paris par 3 200 policiers français. Vous faites de la rafle du Vel d’Hiv le coeur de votre ouvrage…

En effet. Le Vel d’Hiv est devenu le symbole absolu de la collaboration, des crimes de Vichy. En juin 1942, les nazis décident d’étendre leur politique génocidaire à l’ouest de l’Europe. Revenu depuis peu au pouvoir, Pierre Laval doit donner des gages. À la radio, il déclare : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne… » Sans tarder, le général SS Carl Oberg, représentant d’Heinrich Himmler en France occupée, réclame 40 000 juifs, qu’il menace de faire arrêter par n’importe quel moyen.

Pourtant les agents de la Gestapo ne sont que quelques dizaines à Paris…

Tout à fait. Les Allemands ont donc besoin des Français. Et René Bousquet leur offre les services de la police française en échange d’une autonomie d’action et du respect, par l’occupant, de sa souveraineté administrative. Pour Bousquet, le technocrate, c’est un enjeu fondamental. D’où l’accord qu’il conclut sous la pression des SS : on vous donnera le nombre de juifs que vous voulez mais vous nous laissez faire et vous épargnez les juifs français.

C’est un tournant ?

Oui. En 1941, lors des premières rafles à Paris, l’administration française n’est qu’un simple exécutant. Les catégories de juifs à arrêter sont définies par l’occupant qui donne directement ses ordres à la police parisienne en contournant l’autorité de Vichy. Avec la politique de Bousquet, on entre dans une nouvelle phase. Désormais, l’État français négocie, propose – ainsi 10 000 juifs de zone libre que les Allemands ne demandaient pas ! -, participe aux décisions prises. Laval et Bousquet assument parfaitement cette coresponsabilité, au nom de la politique de collaboration, de la souveraineté administrative et d’un antisémitisme xénophobe.

Il ne s’agit donc pas d’une politique de « moindre mal » destinée à sauver les Français en sacrifiant les étrangers, comme on le lit chez Zemmour et d’autres. Le gouvernement du maréchal Pétain aurait pu s’opposer aux exigences des nazis, en invoquant la convention d’armistice, la convention de La Haye ou tout simplement sa souveraineté. Or, dès l’été 1942, il livre plusieurs milliers de ses citoyens : les enfants des raflés du Vel d’Hiv étaient pratiquement tous de nationalité française… Nés à Paris, scolarisés, Français « à titre définitif » en vertu de la loi de 1927, ils avaient des droits que Vichy aurait pu invoquer en leur faveur et celle de leurs parents.

Toutes ces arrestations sont permises grâce au fameux « fichier juif ».

Oui, à Paris, un fichier « modèle » a été constitué à l’automne 1940 à la suite du premier recensement ordonné par l’occupant (plus de 150 000 juifs fichés). On connaît moins le second recensement dit de « contrôle » réalisé un an plus tard, toujours sur ordre des Allemands. Ce grand « fichier de contrôle », entièrement dactylographié, a été le principal outil pour organiser la rafle du Vel d’Hiv.

En compulsant les archives de la Préfecture de police de Paris, j’ai pu identifier l’ensemble des acteurs ayant pris part aux opérations des 16 et 17 juillet 1942, des commissaires de l’état-major de la police municipale, qui ont rédigé les circulaires, aux commissaires de voie publique, qui ont constitué les équipes d’arrestations et piloté les opérations, en passant par les agents ayant distribué les fiches. Cette histoire n’avait jamais été racontée. J’ai pu découvrir que, d’un arrondissement à l’autre, les opérations ont été menées avec plus au moins de zèle. Par exemple, dans le 2e arrondissement, « seuls » 20 % des juifs visés sont raflés, contre 62 % pour le 12e…

C’est d’ailleurs tout l’enjeu de ce livre. Démontrer que la logique de la « solution finale » s’est finalement heurtée aux logiques contradictoires et multiples de l’appareil policier et administratif français…

Laval et Bousquet ont mis les agents ordinaires de l’État au coeur des opérations contre les juifs. En s’appuyant sur un imposant appareil d’État comme celui de la France, avec ses administrations, sa police, sa justice, chacune poursuivant ses propres objectifs, il était impossible d’obtenir un rendement maximal. L’occupant en avait conscience, mais il se satisfaisait des résultats. Au total, près de 80 convois sont partis de France. Vu de Berlin, c’était pas mal.

En 1944, lorsque la pression des SS redouble, Vichy abandonne ses nationaux juifs, à Bordeaux, Poitiers ou Belfort. Si les trois quarts des juifs de France ont échappé au pire, c’est que la guerre s’est arrêtée chez nous en 1944. Tous les juifs étaient désormais visés, la traque sévissait plus durement que jamais. Grâce à Serge Klarsfeld, qui m’a généreusement confié ses données informatiques, j’ai pu déterminer que plus de la moitié des juifs déportés de France durant la dernière année de l’Occupation étaient des citoyens français.

Votre livre est, en effet, remarquablement documenté. Comment avez-vous pu accéder à toutes ces nouvelles sources ?

J’ai commencé mes recherches à la fin des années 1990. Les archives de la Seconde Guerre mondiale sont alors devenues librement accessibles. Surtout, on a commencé à pouvoir consulter des fonds jusque-là pratiquement fermés : les dossiers nominatifs, personnels, de carrière ou d’épuration des agents de l’État français. Dès ma thèse sur le Commissariat général aux Questions juives, j’ai pu dépouiller plus de 2 000 dossiers individuels d’agents totalement inédits. Puis j’ai eu accès aux dossiers de l’épuration, aux archives centrales des RG, etc.

Le renouvellement actuel des recherches sur la Shoah s’appuie largement sur ces nouvelles sources. Elles permettent de restituer les marges de manoeuvre et l’état d’esprit des exécuteurs, de redonner vie aux témoins et victimes de la persécution. Un tel pari, lancé par Saul Friedländer il y a une vingtaine d’années, est, aujourd’hui, d’autant plus à relever que les derniers témoins disparaissent, et que ceux qui nous lisent n’ont pas connu cette époque. Une histoire concrète, incarnée, est plus que jamais indispensable.

Propos recueillis par Yoann Duval

(1) Voir La France de 1936, de Laurent Joly, avec Tal Bruttmann (poche Biblis).

 

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galil308

« J’y étais » pourrais je dire par provocation, pas Mr Zemmour..! Du moins pas sa famille, mais la mienne, si !!

Une belle famille française, déportée, assassinée presque en totalité en juillet 1942 par la France, par ses politiques, par ses fonctionnaires, par ses forces de l’ordre sous le silence d’une grande partie de sa population, sans oublier bien sûr l’occupant nazi donneur d’ordres largement exécutés, et même dépassés..
Je ressens un profond devoir de mémoire, où la haine, la colère n’ont aucune place, où l’obsession d’un plus jamais ça ne peut que combattre les tentations, les tentatives quasi négationnistes tendant à minorer les crimes passés.. !
La liberté d’expression a ses limites, la loi, la morale y sont associées, et, ou devraient l’être..

Sans oublier que le plus jamais ça ne peut que passer par le libre arbitre, s’il existe, par la désobéissance civile et l’examen de conscience des exécutants. .
La question qu’ils doivent se poser avant d’exécuter, et à laquelle certains ont répondu en prévenant leurs cibles désignées pour qu’elles ne soient pas victimes de cette folie. .
Seule cette bravoure au péril de la vie de ces Justes est à honorer et rend gloire à ces Français et seulement ceux là.
sans oublier le Peuple Corse inscrit depuis son préfet jusqu’au dernier de ses citoyens dans un refus où aucune déportation ne fut à déplorer. .
L’exemple, dans toute sa beauté !!
Merci !