Stéphane Mosès, L’ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem. Gallimard, Collection Tel.

L'Ange de l'Histoire - Tel - GALLIMARD - Site Gallimard

C’est une chance pour nous que cette remise sur le marché d’une œuvre magnifique u regretté Stéphane Mosès, le grand universitaire qui nous a ouvert le chemin et balisé la route de l’étude du judaïsme allemand. Je n’oublierai jamais cette matinée il y a presque cinquante ans où j’ouvrais, jeune étudiant à l’institut d’études germaniques, le livret des thèses de doctorat en cours… Une. ligne attira mon attention et décida de mon avenir universitaire : Stéphane Mosès, le renouveau de la philosophie juive dans l’Allemagne du XIXe siècle. Cette lecture, alors que je ne savais encore rien, ne m’a plus jamais quitté.
Tout ce que j’ai écrit depuis cette journée inoubliable, je l’ai écrit sur le legs spirituel de ce judaïsme allemand, sous la conduite mystérieuse de ce grand germaniste et hébraïsant. J’ai eu l’occasion de reconnaître ma dette envers Mosès lorsque j’ai publié mon livre sur Franz Rosenzweig (Universpoche). Sans sa thèse intitulée Système et révélation, je n’y serais peut-être pas parvenu. IL fallait lui rendre cet hommage très mérité.
Qui se cache derrière ce titre énigmatique, L’ange de l’histoire ? Il s’agit d’une référence à un passage du midrash, l’explication homilétique de la Tora qui nous parle de myriade d’anges créés sans cesse et instantanément détruits après qu’ils ont chanté les louanges de leur maître, Dieu. Ces anges marquent à la fois le destin de l’homme sur terre, mais aussi son aspiration à rejoindre le ciel, voire à le dépasser. Cette désignation est mise en relation avec le projet fou des hommes préhistoriques de bâtir une tour qui touche aux cieux. Avec les résultats décevants que l’on disait mais qui marquent les limites de l’intellect humain et sa nature : pousser toujours plus haut jusqu’à la survenue de la catastrophe. C’est aussi la signature de l’abolition d’une humanité fraternelle, solidaire avec elle-même, recherchant pacifiquement les mêmes objectifs.
L’image même de la construction d’une tour n’obéissait pas à des motifs honorables mais entendait dévoiler un secret ou enraciner une hégémonie. Les hommes de la tour de Babel ont échoué parce qu’ils ne s’entendaient plus, au propre comme au figuré… Ils ne parlaient plus la même langue, détail symbolique pour dire que sur le chantier de la Tour régnait la plus grande confusion. Ezra Pound a écrit quelque part que pour opposer les hommes les uns aux autres il convient de leur distribuer du grain, mais pour les réunir il faut leur faire bâtir une… tour.
Les anges recréés à chaque instant en foules innombrables pour chanter leur hymne devant Dieu avant d’être détruis et de disparaître dans le néant. Ces anges renvoient à une conception du temps historique, comme création permanente, comme émergence incessante du nouveau. Toute l’énergie de l’histoire se concentre ici sur la réalité du présent. (…) IL n’en va pas de même de notre expérience du tramps historique ; ,pour que le passé reste vivant, la mémoire collective doit le réinventer à chaque instant…. Mais le pèsent dont il est question ici, … n’a rien d’éphémère il ne désigne pas le passage furtif du passé au futur. Il ne s’agit pas davantage du rassemblement synchronique des trois dimensions du temps… C’est cette forme d’ actualité, la seule qui soit vraie qu’incarne l’ange de l’histoire.
Rosenzweig, Benjamin et Scholem, trois penseurs juifs allemands des années vingt, ont mis à nu l’erreur du développement historique, d’une raison historique avançant sur une voie toute tracée, en gésine de perfectibilité infinie de l’être humain, ignorant totalement les accidents de cette même histoire lorsque le train déraille. Les XIXe et XXe siècles ont montré jusqu’où pouvait aller la régression : une Europe déchristianisée, ayant jeté par-dessus bord la moindre idée d’humanisme lettré. Cette raison historique semblait indétrônable, insubstituable à rien d’autre. Cet ange de l’histoire a montré qu’il existait une alternative à ce courant apparemment immuable de la culture européenne. Le triomphe des thèses de Hegel…
Ces trois penseurs juifs, nourris aux lettres et à la philosophie allemandes, ont emprunté un autre chemin, celui d’une raison dépendant de valeurs qui vont bien au-delà d’un simple continuum historique. Bien que ces penseurs soient issus de familles juives passablement assimilées à la bourgeoisie locale, leur enracinement dans un fond de culture juive les a conduits à opter pour autre chose.
Des trois, il me semble que celui qui a vraiment pesé sur l’évolution de ses collègues à l’égard des sources juives anciennes, n’est autre que Franz Rosenzzweig lequel a pourtant été à deux doigts de l’apostasie : c’est un office religieux de kippour dans un oratoire polonais misérable qui le retint : il se trouvait dans un milieu authentiquent juif, avec des orants, des fidèles juifs, sans chœur mixte, sans chanteurs d’opéra de Berlin pour réciter les prières de cette journée redoutable. Et en lieu et place des juifs. Eh bien, c’est encore lui qui a inauguré le «Nouveau Penser», consistant à instiller une dose de théologie dans la pensée philosophique. Ainsi, au lieu d’amputer la pensée d’un membre considérable il l’enrichissait en la ramenant à ses sources antiques. Ce qui fait que son grand ouvrage L’étoile de la rédemption (1921) est bâti autour de trois thèmes : création, Révélation et rédemption. On frôle l’utopie. Ces notions sont devenues les fondements mêmes de la Religionsphilosophie, c’est-à-dire d’une exégèse qui soumet le verbe divin, la Torah de Dieu, à une interprétation sensée et riche d’enseignements. Le fait que ce grand penseur ait été à deux doigts de déserter le camp juif lui a attiré l’inimitié des milieux orthodoxes. Mais ce qui a forte mentent pesé sur ces trois intellectuels juifs déjà assimilés, ce fut la survenue de Première Guerre mondiale, montrant une Europe ensanglantée par des combats fratricides ; dès lors, elle ne pouvait plus, cette Europe des valeurs servir de modèle à des jeunes juifs si assoiffés d’idéaux. Elle ne voulait plus se laisser guider par des idéaux factices.
Rosenzweig a contesté l’absolue compatibilité de l’identité juive avec la culture européenne. Cette culture qui n’avait pas pu empêcher la guerre fratricide devenait suspecte à ses yeux. Une autre remarque : Rosenzweig ne subordonnait pas la Tora à la culture, il ne faisait pas l’exégèse des versets bibliques pour montrer qu’ils étaient compatibles avec la culture profane ; non point. Il partait, en sens inverse, de la culture européenne pour parvenir aux enseignements de la Tora. Il renversait les perspectives. La Torah ne faisait plus figure d’étape, d’espace intermédiaire, la Tora était l’objectif final, le terminus. Or, Maimonide a suivi le sens inverse dans son Guide… Il a intellectualisé, rationnalisé la Bible pour prouver sa compatibilité avec la pensée d’Aristote.
Au terme du cycle historique terrestre qui s’oppose à cette métahistoire se trouve le messianisme, une doctrine qui restaure la foi en un avenir radieux de l’humanité. Derrière l’idée de l’ange de l’histoire, c’est l’espérance messianique qui entend guider l’humanité vers la lumière et qui réclame ses droits. Mosès souligne à raison que l’appartenance juive, même résiduelle même sédimentée, de ces trois philosophes n’est pas le fruit du hasard. Ils se sont opposés à ce qu’on nomme le pessimisme de la culture. La volonté de vivre dans un ensemble assombri au lieu de déceler une étincelle de lumière au bout du tunnel.
Hegel, dans le sillage des Lumières, nous a enseigné que la Raison historique savait faire coïncider le temps physique avec le temps psychique, mais aussi que des idéaux comme la perfectibilité insinue de l’humanité étaient incontestables. En une phrase : la rechute dans la violence et la barbarie était hautement improbable. On connait la suite…
L’historiographie juive, qualifiée de prophétisante, prône le contraire. Aucune malédiction ne pèse sur l’Homme, aucun péché originel ne peut venir lui dicter sa loi. Comme le dit un passage des Principes des pères (Pirké Avot), tout dépend du Ciel sauf la crainte du Ciel… Tout est dit. Cette foi en l’avenir de l’homme, loin de ll’omposition externe de la loi morale, ne quittera jamais l’esprit de ces fils d’Israël se confrontant au combat pour la culture, livré en terre germanique.
Comme Scholem qui croyait à la renaissance nationale des juifs, comme Benjamin qui optait pour une extension de la culture humaniste et le progrès social, Rosenzweig ne se laisse pas abattre. Je pense à l’encourageante citation de Hölderlin qui ornait les premières pages de sa thèse de, Hegel et l’État où il célébrait les acquis de la science historique et philosophique. Mais au terme la guerre, lorsqu’il publia sa thèse, Rosenzweig remplaça le ver de Hölderlin par un autre ver bien plus sombre. Avec les morts de la grande Guerre on enterrait aussi les idéaux éthiques de toute une génération.

L’histoire politique et intellectuelle de l’Europe aurait pu être tout autre. Il n’existe pas de déterminisme absolu. La liberté est offerte à l’homme qui doit en faire bon usage. Il faut simplement déplacer les curseurs.

Les juifs qui commençaient tout juste à être réellement admis dans la bourgeoisie protestante comprirent qu’il fallait changer de direction. Hegel n’était plus la Bible, l’interprète absolu de l’évolution historique, la Bible reprenait le dessus avec son Décalogue qui prohibe le meurtre et sacralise la vie humaine. Vingt siècles de culture chrétienne en Europe n’avaient pas réussi à prévenir la déflagration… Et si Scholem et Benjamin avaient réussi à échapper à l’incorporation pendant la guerre, Rosenzweig, lui, servit sous les drapeaux. Comme il avait jadis entamé des études médicales, il fut versé dans le corps des assistants sanitaires. Ce qui lui permit de voir les souffrances infligées par la guerre de très près.
Qu’est ce que l’histoire ? Pour les uns, c’est une succession ininterrompue de faits sans suite logique les uns avec les autres. Un peu comme si nous étions décérébrés, incapables de comprendre (je dis bien : comprendre) ce qui nous arrive. Une sorte de destin, de fatum si cher aux opéras de Wagner où la plupart du temps le héros finit par être écrasé par le destin…
Près de huit siècles avant notre ère, les vieux prophètes d’Israël distillent un autre discours. Tant Jérémie qu‘Isaïe voyaient les choses autrement. Le premier fait un sort à l’adage révoltant (les pères ont mangé des raisons amers mais ce sont les dents des enfants qui en furent agacées 😉 ceci est le fondement du monothéisme éthique et de l’ individualisme religieux (Ézéchiel, ch. 18). Chaque individu paiera pour les fautes commises, personne d’autre ne le fera à sa place. Le même prophète, en son chapitre 31, ordonne à Rachel, la mère du peuple d’Israël, de cesser de pleurer : les fils quitteront le pays de leurs ennemis et reviendrons chez eux, en terre d’Israël. Ces deux prophètes comme beaucoup d’autres, insufflent à Israël une foi en l’avenir, en leur avenir. C’est ce que dit le prophète qui s’en réfère à l’espérance (ki yesh tikwah le-aharitékh…)
Par rapport aux deux autres penseurs , Walter Benjamin offre un exemple moins clair de pensée vraiment juif, , intéressé par le traitement philosophique des source-ces juives anciennes. On l’a vu pour Rosenzweig qui a fini ses jours dans le costume d’un juif religieux, en accord avec sa tradition religieuse, tout en émettant quelques doutes sur l’actualité du sionisme. En fait, il n’ y était pas opposé mais redoutait simplement que la grande idée du messianisme juif ne se dissolve dans les méandres d’un État, chargé de veiller sur ses intérêts et susceptible d’entrer en guerre avec ses voisins. I<et Rosenzweig encourageait même l’installation et le développement de fermes agricoles sur le sol de la patrie ancestrale.
Gershom Scholem était aux antipodes d’une telle vision. C’était un sioniste militant qui joindra le geste à la parole, sous les encouragements de son maître Martin Buber (mort en 1965 à Jérusalem ). Scholem va chercher l’expression la plus authentique possible de l’âme juive. Tout en étant un intellectuel de grande culture, ouvert sur le monde, Scholem voulait remettre en valeur l’expression d’un génie vraiment juif ; il avait modifié la fameuse formule (rien de ce qui est humain ne m’est étranger) en le slogan suivant : que rien de ce qui est juif ne me soit étranger…
Établi d’abord comme un disciple de Buber qu’il haïra par la suite au point de le critiquer par la suite durement, Gresham Scholem entra en violente opposition avec l’idéologie dominante d’un judaïsme sur les bords du Rhin qui rêvait de fusionner avec les tribus germaniques. Il ne se rattacha pas à l’idéologie dominante des études juives de jadis. Il exigeait une science authentiquement juive, il était à la recherche du cœur battant de la pratique juive, sans influence étrangère. Un exemple intéressant : dans sa correspondance, Scholem reconnait qu’il est acquis à la mystique juive, la Kabbale, bien plus qu’à la philosophie que Maimonide développe dans les premiers chapitres de son Guide des égarés. Scholem écrira sa thèse sur le Sefer ha-Bahir (Livre de l’éclat). A ses yeux, ce sont des écrits tels que le Bahir et le Zohar qui reflètent la vraie essence du peuple juif. Même s’il reconnaissait volontiers que la Kabbale s’était nourrie au suc du néoplatonisme médiéval/ Il parle même d’une expression reprise ensuite par tous ses collègues et ses disciples, de «remythologisation» du judaïsme. En plus de ses recherches fondamentales sur les textes mystiques, Scholem a milité contre l’idée même d’une symbiose judéo-allemande, annulant par là la formation d’un legs spirituel du judaïsme allemand… un judaïsme assassiné mais que je fais revivre en le publiant.
Il y aurait encore tant à dire au sujet de ce beau livre de Stéphane Mosès. Mais je dois m’arrêter ici car j’ai fait long. Lisez ce livre qui va au fond des choses et qui résume si fortement une passionnante épopée de la pensée juive.
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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