Cinq livres précieux pour ne jamais laisser s’évanouir la mémoire de la Shoah
«Un album d’Auschwitz», «Le Pacte antisémite», «La Mort en échec», «Une vie heureuse» et «Après la déportation» sont autant de témoignages et de travaux d’historiens puissants rappelant l’horreur du génocide juif et les marques qu’il a laissées.
Plusieurs ouvrages sur la Shoah apportent un éclairage et une perspective nouvelle sur la politique nazie, mais aussi sur les enjeux mémoriels au sortir de la Seconde Guerre mondiale, tant pour des individus que pour la société française.
«Un album d’Auschwitz», entre SS qui posent et clichés de déportés
Dans l’ouvrage Un album d’Auschwitz, les historiens Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, présentent les photographies prises au camp d’Auschwitz entre le printemps et l’été 1944, lors de l’assassinat des juifs de Hongrie. S’il est un ouvrage exceptionnel de par les documents reproduits, il comporte une dimension inhumaine propre au nazisme. En effet, ce sont les hiérarques nazis qui ont photographié leurs victimes et qui ont envoyé les clichés, montés sous forme d’un album photographique, à leurs homologues.
C’est une ancienne déportée, Lili Jacob, qui a retrouvé cette collection lors de la libération du camp de Dora, où elle était détenue après avoir été à Auschwitz. Il semble qu’elle ait appartenu à l’un des commandants du camp, Bernhard Walter. Ces photographies montrent la mécanique exterminationniste à l’œuvre, dans ses aspects techniques comme mortifères. Sur ces clichés, les dirigeants SS posent satisfaits et sûrs d’eux; l’album comporte aussi des scènes de rassemblement avant la déportation, puis la sélection des déportés à leur arrivée à Birkenau.
L’album a eu destin particulier. D’une part parce que Lili Jacob a voulu que ces photos restent libres de droit, d’autre part parce qu’elles ont permis de reconnaître plusieurs gardiens lors de leur procès dans les années 1960. Il constitue une tragique mais exceptionnelle preuve de l’extermination des juifs de Hongrie.
Paru le 27 janvier 2023
«Le Pacte antisémite», les voisins complices de l’horreur
Le Pacte antisémite de Marie Moutier-Bitan prolonge son premier livre, Les Champs de la Shoah. Comme nombre de ses confrères, elle procède à une micro histoire de la Shoah avec ces nouvelles recherches, en se penchant sur l’extermination des juifs en Galicie orientale –à l’image d’Omer Bartov avec Anatomie d’un génocide ou de Wendy Lower avec Le Ravin .
Pour analyser l’extermination des juifs, elle étudie les crimes contre l’humanité qui se sont déroulés autour de Lviv. Depuis le travail de Raul Hilberg, il est établi que l’extermination des juifs s’est déroulée en trois phases distinctes, parfois concomitantes: l’extermination par la faim dans les ghettos, la Shoah par balles, puis la mort industrielle dans les camps d’extermination. Pour ce faire, elle puise dans les Livres du souvenir et les archives ex-soviétiques, allemandes et américaines.
Elle commence par décrire la vie dans les shtetl, les bourgades juives d’Europe centrale et orientale. Elle montre l’antisémitisme des voisins, pour reprendre l’expression de l’historien polonais Jan Tomasz Gross, qui se mue en complicité avec les autorités d’occupation une fois l’Ukraine occupée. L’extermination a été réalisée par les nazis, mais une part substantielle de la population ukrainienne les a aidés à la mettre en œuvre: non seulement en se taisant, mais souvent en dénonçant les juifs. C’est cette complicité active qui a permis la mise en œuvre de la Shoah par balles.
Paru le 18 janvier 2023
«La Mort en échec» et «Une vie heureuse», vivre après les camps
La résistance au système nazi d’extermination est illustrée par le livre d’Isabelle Choko (née Izabela Sztrauch). Née en 1929, elle est déportée du ghetto de Łódź à Birkenau. Elle décrit la misère et la mort par la faim, la destruction d’une partie des communautés juives d’Europe centrale et orientale. Le ghetto de Łódź est à l’écart du monde, les nazis décident de qui y survit. Isabelle Choko trouve une force intérieure dans la lecture jusqu’à la liquidation du ghetto et son arrivée à Auschwitz.
Tout comme le sont les marches de la mort et la survie dans les camps de Waldeslust et de Bergen-Belsen, le camp comme antichambre de la mort est décrit avec une sobriété extrême: «Plus tard, les prisonnières de notre baraque nous parlent des chambres à gaz et des fours crématoires, de ces femmes, ces hommes, ces enfants et ces vieillards qu’on assassine dès leur arrivée au camp, et des autres trop faibles qu’on sélectionne pour la mort. L’odeur de cendre et de chair brûlée qui envahit parfois le camp, poussée par le vent, ce sont les corps de tous ces malheureux mangés par les flammes. Je repense au prisonnier qui m’a avertie sur la rampe, il savait.»
Sa capacité à survivre permet à Isabelle Choko de devenir, quelques années après sa libération, championne de France d’échecs. Comme une victoire sur la mort.
Paru le 18 janvier 2023
C’est cette même volonté qui anime Ginette Kolinka et qu’elle décrit dans son livre Une vie heureuse. Rester vivant et joyeux, telle est sa devise. Dans son appartement trônent les disques de son fils, Richard, batteur du groupe Téléphone, et le souvenir de sa famille déportée et assassinée à Birkenau. Le présent télescope le passé. Mais ce qui caractérise son témoignage, c’est sa volonté de considérer, malgré tout, que la vie est un cadeau.
Paru le 25 janvier 2023
«Après la déportation», la bataille des mémoires
La déportation a aussi été un enjeu politique. L’ouvrage de l’historien Philip Nord, Après la déportation – Les batailles de la mémoire dans la France de l’après-guerre, le rappelle avec force. Sur les 160.000 déportés en France, 76.000 étaient juifs. Environ 47.500 sont revenus, dont 2.500 juifs. L’auteur propose de voir comment se sont construites les mémoires de la déportation –raciale et politique. Pour ce faire, il analyse les grands temps mémoriels.
Il s’agit bien d’une bataille, car si toutes ces mémoires se sont construites dès la fin de la guerre, la concurrence a rendu certaines plus audibles –ou plus fortes– que d’autres. Le premier temps est celui du monopole –ou quasi monopole– de la mémoire exercé par le Parti communiste français, qui, outre le nom de «parti des fusillés», s’attribue aussi, non sans une certaine réalité, le fait de compter le plus grand nombre de déportés. C’est cette mémoire qui s’impose et devient, en quelque sorte, patrimoniale pendant plusieurs années.
La deuxième mémoire est celle de l’univers concentrationnaire, pour reprendre le titre du livre de David Rousset. La déportation devient polymorphe, mais le politique reste prépondérant. L’analyse de Nuit et brouillard d’Alain Resnais montre qu’aucune distinction n’est opérée entre les types de déportations. Pourtant, elle existe depuis 1946, comme en témoigne le livre de Suzanne Birnbaum, Une Française juive est revenue.
La mémoire de la déportation raciale et de l’extermination est présente dès l’origine: la création du Centre de documentation juive contemporaine en 1943 est la preuve. Mais c’est seulement dans les années 1960 que cette mémoire devient centrale. Elle met près de trente ans à s’imposer comme l’un des éléments centraux de la Seconde Guerre mondiale. En partie liée au dialogue entre l’Église et les mondes juifs, la mise au centre de cette mémoire est surtout attachée à l’action de l’ancien inspecteur de l’Éducation nationale et historien Jules Isaac, qui permet la rencontre par l’Amitié judéo-chrétienne de France.
L’écrivain François Mauriac et le philosophe Jacques Maritain jouent aussi un rôle central dans cette prise de conscience, ainsi que les éditions d’orientation catholique comme Le Seuil. La mémoire a depuis laissé place à l’histoire, les professionnels permettant d’opérer les mises en perspective nécessaires.
Paru le 18 novembre 2022
Sylvain Boulouque — Édité par Natacha Zimmermann www.slate.fr
Des juifs hongrois sont rassemblés dans le camp d’Auschwitz-II-Birkenau, en Pologne occupée par l’Allemagne, en mai/juin 1944, pendant la phase finale de l’Holocauste, afin que les SS décident lesquels seront envoyés dans les chambres à gaz. Il s’agit de l’une des photos de l’Album d’Auschwitz. | Domaine public via Wikimedia Commons