Il y a aussi le statut de la prophétie, l’unité ou la dualité de la pensée religieuse de Maimonide que celui-ci aborde sans toujours donner des réponses nettes et claires.

Maimonide qui était aussi médecin voulait appréhender la réalité humaine dans son ensemble.

Un certain nombre de mitswot, d’apparence presque négligeable, n’en demeurent pas moins nécessaires pour guider les êtres vers cette même perfection intellectuelle qu’il plaçait au-dessus de tout le reste.

On sent bien la gêne d’un auteur qui pèche surtout par intellectualisme : mais que faire de l’écrasante majorité de l’humanité qui ne fait pas partie de l’élite ? Devons nous l’abandonner à son triste sort ? Non point. Mais la jonction entre les deux s’avère difficile.

Faut il placer la doctrine juive au-dessus de la philosophie d’Aristote ? C’est encore et toujours le même débat : comment les mitswot, épine dorsale du particularisme juif, peuvent elles se concilier avec les valeurs universelles de la philosophie ?

Maimonide a beau faire croire que l’on peut y arriver, on sent bien que son idéal est nettement dans le camp des philosophes. La seule manière de résoudre la contradiction, c’est d’en revenir à la séparation hermétique entre la masse et les élites. Le Mishné Tora d’un côté, le Guide des égarés, de l’autre.

De cette dialectique fait aussi partie le couple apparemment antithétique amour / crainte de Dieu.

Pour Maimonide, c’est évidemment l’amour de Dieu qui compte le plus, mais il s’évertue de rapprocher ces deux actes pour tenter de faire disparaître cette véritable tension polaire : la crainte de Dieu n’est jamais très éloignée de l’amour qu’on doit lui porter.

La masse n’est accessible qu’à la crainte d’un Dieu imposant et redoutable, l’élite sait que cet aspect n’est qu’un aspect du rapport que l’on peut entretenir avec Dieu : le croyant, qui a une formation philosophique, intègre la crainte à l’amour pour accéder à la Grâce.

Un dernier point qui a toute son importance pour notre auteur : le rejet absolu de la superstition. Maimonide n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser les gens qui introduisent dans la mézouza (parchemin fixé sur les portes des maisons juives) des noms de Dieu ou d’autres requêtes magiques, dans l’espoir d’attirer de manière stupide des bienfaits sur eux mêmes et les membres de leurs familles.

Ces fous dégradent une mitswa élevée pour en faire un vulgaire talisman, à l’instar des païens que la Tora combat justement. Maimonide attribue un certain nombre de pratiques idolâtres à un ouvrage intitulé L’agriculture nabatéenne.

Et dans ce cas précis, il se fait aussi historien des religions. Pour lui, nombre d’interdits de la Tora s’expliquent par le contenu de ce mystérieux ouvrage.

Il est très difficile de conclure, tant la pensée de cet auteur est complexe, composite et foisonnante. Une phrase peut-être, en guise de résumé de l’esprit de Maimonide : entre le culte sacrificiel et le culte du cœur (Tora shé ba-lev) Maimonide n’épreuve aucune difficulté à choisir.

En écrivant que l’approche maimonidienne constituait un tournant dans la philosophie juive du Moyen Age, je signifie que tous ses successeurs s’en sont inspirés, soit pour s’en rapprocher, soit pour s’en éloigner.

Cette dernière attitude pourrait être celle adoptée par un éminent penseur Lévi ben Gershom ou Gersonide (1288-1344) auquel l’adaptateur du livre de Heinemann, Charles Touati, allait consacrer une importante thèse, publiée aux éditions de minuit en 1973.

Gersonide fut un éminent mathématicien, un profond exégète, féru d’astrologie à l’instar de son lointain prédécesseur Abraham ibn Ezra. On retrouve dans ses commentaires bibliques imprimés dans les Biblia rabbinica à peu près les mêmes problématiques : comment interpréter les préceptes supra- rationnels ou carrément irrationnels (culte sacrificiel, la vache rousse et ses cendres purificatrices, le sabbat, les interdits alimentaires, etc…).

Et même si des nouveautés apparaissent dans les développements de ce grand bibliste, elles ne sont, selon moi, guère significatives.

Mais quand on rapproche les écrits scientifiques de cet astronome (i.e. Léon de Bagnols) de ses commentaires des mitswot bibliques, on ne laisse pas d’être un peu étonné.

La fidélité à la tradition prend alors toujours le pas sur tout le reste.

Avec le prochain commentateur juif médiéval envisagé dans ce livre de Heinemann sur la motivation des préceptes, l’atmosphère change entièrement.

En effet, le Barcelonais Hasdaï Crescas, mort en 1410, nous a laissé un important traité anti aristotélicien, dont le titre augure bien du contenu : Or Adonaï, la Lumière divine.

Ce qui signifie que notre penseur se range délibérément sous la bannière de la tradition, rompant avec le néo aristotélisme de tous ses prédécesseurs.

Comment s’explique ce repli sur soi ? Historiquement, ce sont les épidémies de conversions, consécutives aux attaques de l’église catholique qui expliquent ce début de défiance à l’égard de la philosophie. On a coutume de désigner l’averroïsme juif comme le principal responsable de ces inquiétantes défections.

Du coup, un homme comme Crescas adopte la position que l’on vient de décrire. Crescas a écrit un ouvrage apologétique afin de répondre aux critiques du christianisme, Bittoul eqré ha-notsrim (anéantissement des doctrines cardinales des chrétiens). Son attitude demeure celle d’un apologète désireux de défendre sa foi contre des accusations qu’il jugeait injustes.

Les sectateurs juifs de l’aristotélisme médiéval avaient généré l’image d’un judaïsme philosophique qui n’avait presque plus rien d’une religion ; et l’antinomisme vivace de l’église ébranlait la foi en les mitswot au point de considérer qu’il s’agissait d’une survivance d’un autre âge.

Du coup, le judaïsme dans son entier semblait n’être plus qu’un fossile. Et Crescas s’est senti l’âme du défenseur de sa propre foi dont le cœur n’est autre que les mitswot. Alors que l’époque déconsidérait le judaïsme, Crescas entend montrer que c’est une religion qui apporte le salut.

Mais contrairement à tous ses prédécesseurs qui rejetaient la notion plutôt chrétienne du péché originel, Crescas reprend cette idée défendue jadis par quelques rares talmudistes. Ces derniers pensaient que lors de la théophanie du Sinaï, les Hébreux qui y avaient assisté se trouvaient lavés, débarrassés de cette souillure.

Pourquoi Crescas reprend il une telle idée? Pour la simple raison qu’il voulait montrer que le patriarche Abraham est l’antithèse d’Adam qui a provoqué l’expulsion du paradis.

Le patriarche, nous dit le livre de la Genèse, bien qu’ayant grandi parmi les idolâtres, a transmis à son clan la foi monothéiste et a appelé ses descendants à respecter les commandements de Dieu.

On aurait presque envie d’ajouter qu’il a trouvé Dieu par lui-même, sans l’aide d’aucune spéculation philosophique. D’où l’expression «amant de Dieu» qui lui fut accordée.

Selon Crescas, la Tora contribue au perfectionnement de nos mœurs, de nos idées, du bonheur dans ce bas monde et enfin, à la préparation à la vie dans le monde futur. Mais comment la pratique des mitswot ici bas peut elle conduire à l’immortalité ou à la vie dans l’au-delà ?

C’est que de telles mitswot renforcent, selon l’auteur, notre attachement à l’unité de l’essence divine, à la providence et à l’omniscience du Créateur. Et tout ceci conduit à l’amour qui permet justement d’accéder à la vie éternelle.

Il est indéniable que l’on est ici en présence d’une tentative d’obvier à une critique fondamentale que l’église adressait au judaïsme : méconnaître la dimension cruciale de l’amour, être la religion de la loi implacable, tout miser sur la crainte de Dieu, oubliant que l’amour du créateur est un aspect incontournable de la religion.

En fait, Crescas ne voulait pas que l’on fasse du judaïsme la religion exclusivement de la loi tandis que le christianisme serait la religion de l’amour… En ce sens, Hasday Crescas a joué un rôle de premier plan dans l’histoire des relations judéo-chrétiennes. Il a aussi assigné aux mitswot un rôle majeur dans cette histoire.

Avec Joseph Albo, mort en 1444, nous abordons l’ère des codificateurs, des penseurs qui récapitulent tout l’enseignement de leur religion dans des théories doctrinales, appelés ‘Ikkarim, principes fondamentaux ou doctrines cardinales. C’est une sorte de dogmatique reprise par imitation de la littérature chrétienne.

On est, ici aussi, dans des tentatives de copier ou d’imiter les voisins chrétiens qui ramassaient en quelques idées de fond l’essence même de leur confession. Cette tendance avait été amorcée dès le début ou le milieu du XIVe siècle. Les penseurs juifs avaient en quelque sorte suivi le mouvement de cette tendance nettement apologétique. On évoque ici au penseur Siméon ben Tsémah Douran, mort la même année qu’Albo, en 1444 à Alger.

Albo cherchait par son ouvrage à faire pièce à des critiques de cette même église catholique qui stigmatisait le culte sacrificiel (sale) auquel elle opposait cette Eucharistie qu’elle qualifiait de propre…

Mais Albo a beau jeu de montrer, en se référant au Talmud, que depuis les origines, les juifs ont insisté sur la place du cœur dans l’accomplissement des commandements. Il faut une kawwana, une intention profonde, et non point la répétition ritualiste ou mécanique des prières.

Il cite ce célèbre adage talmudique ; Le Miséricordieux exige le cœur (Rahamana libba ba’é), magistralement étudié par Bernhard Heller en 1924 dans le HUCA (Hebrew Union College de Cincinnati)..

A l’appui de cette citation, Albo explique que l’on commet une erreur grossière en taxant le judaïsme de religion de la loi, sans le moindre arrière-plan spirituel. Et, comme dans le cas de Crescas, c’est encore l’attitude agressive du christianisme qui explique la démarche apologétique d’Albo qui veut montrer qu’en réalité c’est la notion même de loi qui est attaquée par les chrétiens.

Il existe, dit-il, plusieurs types de lois : naturelle, politique et religieuse, c’est la dernière qui détermine l’avenir de l’homme, y compris sa vie future. Or, la théologie chrétienne a constamment cherché à imposer son antinomisme et à attaquer le judaïsme pour son attachement presque fétichiste aux commandements, à commencer par la circoncision, le repos sabbatique et les lois alimentaires.

Alors que pour Albo qui agit en apologète, une telle pratique religieuse est indispensable et renferme aussi le noyau de l’essence du judaïsme, la question posée par les chrétiens demeure, néanmoins : comment relier pratique des mitswot à l’accès à l’immortalité de l’âme ou à vie éternelle ?

Le dernier penseur juif médiéval envisagé par Heinemann n’st autre que Isaac Abrabanel mort en 1508. Ce grand penseur, doublé d’un homme d’Etat n’avait pas réussi à dissuader leurs majestés espagnoles (Isabelle et Ferdinand) de promulguer le décret d’expulsion des juifs de la totalité de la péninsule ibérique.

Les répercussions de ce nouvel exil des juifs, pourtant installés en Espagne depuis des siècles, se font sentir dans la noétique de ce penseur où l’attente messianique est particulièrement ardente. Il faut aussi noter que les vicissitudes du temps l’ont conduit à se méfier de l’intrusion de la philosophie dans la pensée juive. Et ceci est nettement perceptible dans l’interprétation qu’il donne des écrits de Maimonide, envers lequel il ne ménage pas ses critiques.

Il s’inscrit en faux contre les gloses de Moïse de Narbonne (1300-1362), champion de l’averroïsme juif de son temps. Il lui arrive même de dire que l’expulsion d’Espagne fut une punition divine, châtiant un peuple qui avait abandonné la Tora pour se jeter dans les bras de la philosophie grecque. C’est lui qui usa le premier de cette formule sévère à l’égard de Maimonide : ce dernier n’est que Rabbénu Moshé et non Moshé rabbénu, le grand et l’unique prophète-législateur d’Israël…

Dieu, dit Abrabanel, a donné au monde au moins  deux bienfaits: le sabbat et la Tora. Même le culte sacrificiel, si souvent pris à parti, est interprété comme un moyen de s’élever : le sacrifice holocauste se nomme OLA, ce qui veut aussi dire en hébreu, ELLE MONTE : lorsque le feu consume la chair de l’animal immolé et que le sacrifice monte au ciel, l’homme qui l’a offert, montera lui aussi, à sa mort, vers l’Eternel. (A suivre)

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

 

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Élie de Paris

La lecture littérale de la Torah n’a donné que deux raisons explicatives pour 2 mitsvott.
Que le roi n’ait point trop d’épouses, afin qu’elles ne détournent pas son esprit vers des cultes etrangers
Et que le roi n’est point trop de chevaux, afin qu’il ne ramène les Juifs en Egypte.
Et c’est le Super-héros de la Sagesse, dopé par Dieu Lui-même, qui s’y est laissé prendre, et qui a fauté. La conséquence dramatique fut le Schisme, les deux royaumes, et finalement l’Exil, le vrai.
Mais bien sûr qu’il faut chercher les raisons des mitsvott ! Le Talmud n’est que cela !
Le naassé vé nishmah (nous ferons et/puis nous comprendrons) est justement la promesse (dans l’ enthousiasme) de les étudier pour les comprendre…
Et les faire, même si nous n’en avons pas (encore) compris la raison et le mécanisme.
Sommes-nous des chimistes, ou des pharmaciens, pour d’emblée absorber des médicaments et leurs particules, alors que nous ne connaissons Que leur nom ?
Mais, en réalité, le Seigneur nous a choisi pour être les « pharmaciens » du monde.
À nous précisément de connaître le mécanisme des 613 remèdes…