“Ce qui se passe est très grave, c’est un décrochage à bas bruit”

Les Français paient des impôts record pour un service public de plus en plus dégradé. Dans son dernier ouvrage, Où va notre argent ?, la directrice de la Fondation iFrap, Agnès Verdier-Molinié, appelle à se réveiller pour sortir de la “smicardisation” de la France.
Valeurs actuelles. Toute réforme, pourtant indispensable comme celle des retraites, est impopulaire. Est-ce parce que tous les gouvernements ont caché soigneusement la poussière sous le tapis ?

Agnès Verdier-Molinié. 
Clairement, la vérité n’a pas été dite aux Français. On leur a laissé croire que le sujet de la réforme des retraites était juste un sujet “retraites”, alors que c’est avant tout un sujet “dette”. Sans cette réforme du report de l’âge de départ à la retraite, la France risquait d’être dégradée par les agences de notation et le coût annuel de la dette de monter encore plus en flèche que cela n’est déjà le cas ! En comptabilité nationale, la charge de la dette a déjà augmenté de 20 milliards d’euros entre 2020 et 2022 ! Le risque ? Qu’elle approche les 80 milliards d’euros annuels d’ici à 2024. D’où l’urgence d’expliquer aux marchés que nous allions prendre les choses en main en matière de déficit public, rendant la réforme des retraites incontournable.

Et d’ailleurs, d’autres réformes seront nécessaires pour éviter que les investisseurs, qui nous prêtent plus de 300 milliards d’euros par an, ne nous tournent le dos. Nous ne pouvons pas nous permettre de montrer des signes de faiblesse sur la gestion de nos finances publiques. L’agence de notation Moody’s vient d’ailleurs de souligner, dans une note sur la France, qu’elle craint que le recours au 49.3 ne rende difficile l’adoption de réformes structurelles jusqu’à la fin du quinquennat : « La décision du gouvernement d’utiliser cet outil constitutionnel risque de compliquer les efforts futurs pour légiférer et mettre en œuvre des réformes macroéconomiques structurelles. »
Il pourrait donc se révéler indispensable d’en passer par une coalition pour avoir, d’une part, une majorité à l’Assemblée et, d’autre part, une vraie feuille de route de réformes d’ici à 2027. Le sujet n’est pas encore mûr politiquement, mais il viendra inéluctablement sur la table.
Chèque énergie, chèque carburant, chèque alimentaire… Pendant des mois, l’argent magique a coulé à flots, alimenté par le “quoi qu’il en coûte”, mais la France n’est-elle pas devenue, en même temps, la championne du monde des chèques…en bois ? Avec quel risque final ?

Oui, j’en parle dans un chapitre sur les chèques à gogo que nous avons vus défiler ces trois dernières années, avec un pic incroyable en 2022, année durant laquelle les annonces de dépenses supplémentaires par rapport à ce qui avait été voté représentent 1,6 milliard de plus par semaine ! Au total : 82 milliards de plus en un an. Du jamais-vu. Nous sommes champions du monde de la dépense et des chèques ad hoc tout en taxant au maximum tout à la fois les ménages et les entreprises.

Au lieu de faire des chèques, on aurait pu baisser la pression fiscale, supprimer plus de 15 milliards de taxes sur les taxes (TVA, CSG… ) ou revoir le barème de l’impôt sur le revenu du vrai niveau de l’inflation en temps réel pour ajuster le prélèvement à la source à nos revenus. Mais le gouvernement et Bercy ont préféré encaisser environ 5 milliards de recettes en plus d’impôts sur le revenu (merci l’inflation !) plutôt que de laisser leur argent aux Français. Faire des chèques, cela rend les gens plus redevables, plus dépendants. Ils se sentent obligés de dire merci alors que c’est leur argent ! Cela permet aussi de conserver la recette fiscale pour les années suivantes…
Le risque de la politique du chéquier est clairement qu’une partie des chèques deviennent pérennes et que, pour les financer, de nouvelles taxes soient inventées. Le président de la République vient d’ailleurs d’annoncer une taxe exceptionnelle sur les rachats d’ actions des entreprises. Problème, en France, les taxes exceptionnelles ont tendance à ne jamais disparaître.

Santé, éducation nationale, sécurité, énergie… Comprenez-vous que les Français aient de plus en plus l’impression de ne plus en avoir pour leur argent, ce qui est apparu au grand jour, ces dernières années, lors des crises récentes (“gilets jaunes”, Covid, énergie… ) ?


Bien sûr, car il y a une dégradation énorme de nos services publics. La notion même de service est plus que galvaudée. Quand on doit attendre des mois pour avoir un rendez-vous pour renouveler un passeport ou une carte d’identité, qu’en penser ? Quand on voit que 10 000 places en crèches qui ont été construites ne sont pas ouvertes (dont 75 % en Île-de-France), qu’en penser ? En creusant, on s’aperçoit que les places pour former le personnel des crèches n’ont pas été ouvertes alors que les besoins étaient bien annoncés et chiffrés, c’est ubuesque ! Quand on voit aussi la dégradation du niveau de l’école publique que l’Éducation nationale essaie de cacher en accusant l’enseignement privé de non-mixité, que peuvent se dire nos concitoyens ?

La réalité est que rien n’est fait pour que les Français soient informés de la mauvaise qualité des services publics et qu’on leur cache la chute de niveau des prestations. Cela ne peut plus durer ! Nos compatriotes ne sont pas dupes et jugent sévèrement la qualité des services publics : dans le baromètre 2023 de l’Institut Paul-Delouvrier, plus de 8 Français sur 10 estiment qu’il est possible d’améliorer la gestion des services publics sans augmenter les impôts… voire en les baissant pour 40 % d’entre eux !

N’est-ce pas un paradoxe alors que la France est le pays où l’on paie le plus d’impôts dans la zone euro ?


Oui, c’est un paradoxe, ou plutôt un scandale ! Payer le plus d’impôts, dépenser le plus d’argent public (le nôtre) tout en voyant, autour de nous, tout se dégrader et ce, sans avoir le droit d’évaluer la qualité de ce qu’on finance avec nos deniers. C’est quand même un comble ! C’est pourtant exactement ce qui se passe aujourd’hui, par exemple pour la qualité des soins hospitaliers, puisque les journalistes et les chercheurs n’ont plus accès à la base de données PMSI pour pouvoir établir des palmarès des hôpitaux et cliniques. Si les données sont cachées, comment évaluer la qualité des hôpitaux français ?

Face à une folie fiscale qui touche aussi bien les ménages que les entreprises, comprenez-vous encore le consentement des Français à l’impôt ? Croyez-vous à une jacquerie fiscale ?


Le ras-le-bol fiscal n’est jamais loin en France. Rappelons-nous : à l’origine, les “gilets jaunes” manifestaient contre l’augmentation de la taxe sur les carburants alors que des baisses de taxes étaient annoncées. Problème : les hausses étaient plus importantes que les baisses ! Depuis, la pression fiscale n’a pas baissé, au contraire, puisque l’on a atteint un paroxysme, en 2022, avec plus de 45,2 % du PIB en prélèvements obligatoires !

Alors, on pourrait penser que les Français vont se révolter, mais ce qui se passe est plus sournois et peut être beaucoup plus grave : nous assistons à une “smicardisation” de la France, car les allégements de cotisations sont au niveau du Smic, nous voyons de l’optimisation sociale partout. Beaucoup travaillent un peu mais pas trop pour ne pas perdre les aides et ne pas être imposables tout en complétant leurs revenus par du travail non déclaré. De l’autre côté de la pyramide, on constate que les hauts salaires sont beaucoup moins nombreux en France qu’en Allemagne, car les exonérations de charges sur les bas salaires sont payées par les employeurs en charges supplémentaires sur les hauts salaires. C’est un cercle vicieux qui a pour conséquence que la France chute en termes de PIB par habitant dans le concert des nations : la France était 11e dans les années 1980, 23e en 2021 et 25e en 2022. Ce qui se passe est très grave, c’est un décrochage à bas bruit de la France lié au ras-le-bol fiscal et qui se traduit par la baisse du travail, à la fois, au niveau des bas salaires et des hauts salaires et une stagnation des salaires moyens… Réveillons-nous : c’est le système fiscal et public français qui nous fait décrocher !

Tout cela ne donne-t-il pas aux Français un sentiment de perte de pouvoir d’achat, grandement siphonné par l’État, qui préfère mettre en avant l’inflation, mêlé à celui d’un déclassement visible dans les classements internationaux ?


Effectivement, le premier qui aspire le pouvoir d’achat des Français, comme je le chiffre dans mon livre, c’est l’État, grandement aidé par la Sécurité sociale. Quand le patron paie 100 en France, le salarié ne reçoit que 47 euros dans sa poche, c’est trop faible ! Plus de 50 % du salaire “superbrut” part dans les caisses publiques et on a beau jeu de dire qu’en face il y a des services publics. À la fin du mois, ce ne sont pas les services publics qui paient les factures !

La France a-t-elle encore des moyens, des ambitions et les moyens de ses ambitions ?


Nous avons un pays formidable, peuplé notamment d’entrepreneurs et d’indépendants de talent à qui on met des boulets au pied. Sans ces boulets fiscaux, normatifs, sans cette dette gigantesque, avec des services publics qui fonctionnent, la France filerait comme Pégase ! Nos étudiants, nos médecins, nos riches entrepreneurs partis au Luxembourg, en Suisse ou ailleurs reprendraient foi en notre pays.

Peu de politiques parlent de soutenabilité de la dette… Pourtant, elle s’accroît inéluctablement tandis que les taux augmentent comme l’inflation sur laquelle est indexée une partie de la dette française. La bombe de l’endettement va-t-elle exploser plus tôt que prévu ? Que doit-on alors craindre ?


Il ne faut pas forcément craindre la prise de conscience de la fin de l’argent magique. Au contraire. C’est maintenant, avec le coût annuel de la dette qui explose, que la France peut se réveiller pour poser les bonnes questions : où va notre argent ? que faisons-nous de l’argent des Français ? Comment arrêter de gaspiller ? Comment remonter la qualité de nos services publics ?

Jusqu’à présent, ces sujets n’étaient jamais abordés et on a continué à taxer de plus en plus pour dépenser de plus en plus dans le tonneau des Danaïdes de nos services publics et de nos aides sociales en ayant l’effet inverse de ce que nous souhaitions : moins de richesse créée, moins de production française, moins de croissance et plus de personnes qui ne travaillent pas. Tout cela entretenu par l’illusion que la consommation à coups d’aides sociales massives pouvait remplacer la production.
Si nous remettons les choses à l’endroit : travailler et produire avant de dépenser et de distribuer de l’argent que nous n’avons pas, cela ne peut que mieux fonctionner ! C’est d’ailleurs au Parlement que cette charge de scruter et évaluer la pertinence des dépenses publiques est normalement dévolue. Il serait essentiel pour les Français que le Parlement s’en souvienne (article 24 de la Constitution : « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques. ») et se dote des moyens effectifs d’assurer cette fonction d’évaluation et de contrôle de nos politiques publiques.

Le péché originel français ne tient-il pas finalement à la non-responsabilité des élus ? La situation actuelle serait-elle différente si elle devait être engagée ?


Le péché originel, c’est d’abord que nul ne nous protège institutionnellement ni de la folie fiscale ni de la folie dépensière alors que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est très claire dans son article 14, qui affirme : « Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi… »
Un autre problème vient aussi du fait que les élus abandonnent leur pouvoir à leur administration et que celle-ci n’est jamais vraiment contrôlée sur son utilisation des deniers publics. Le Parlement devrait être doté d’un organe d’audit des dépenses, comme au Royaume-Uni. Mais on peut aller encore plus loin. En Suède, chaque ministre est responsable de son budget et devient en quelque sorte le représentant du ministère des Finances contre sa propre administration. En Italie, la responsabilité des élus locaux et des ministres est engagée sur leurs finances personnelles dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions de gestion.

Y a-t-il des modèles dont la France pourrait s’inspirer ?


Oui, plus que jamais ! Je fais dans mon livre Où va notre argent ? 20 propositions de principes qui marchent ailleurs dans les grandes démocraties et dont la France devrait s’inspirer en urgence : transparence sur les données publiques, publication des comptes de tous les établissements publics, classements officiels et informations aux citoyens sur la qualité des services publics… Ce qui marche ailleurs pourrait fonctionner en France aussi. À condition de vouloir savoir où va l’argent public !

Agnès Verdier-Molinié – Valeurs Actuelles

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Schlemihl

La richesse des nations vient du travail humain. Tout ce qui décourage ou empêche le travail amène un appauvrissement.

En France, l’ Etat, qui se charge de beaucoup de choses, a de gros besoins financiers. Il prend l’argent ou il est facile de le prendre, en taxant le revenu venu du travail, et tant pis si ça pousse les gens à travailler moins ou à ne pas travailler du tout. Il maintient la paix sociale en payant des gens qui ne travaillent pas, et tant pis si ça aggrave le fardeau des gens qui travaillent, tant pis si ça encourage le mépris du travail et le parasitisme, tant pis si un nombre énorme de gens ne se tirent pas de la pauvreté mais tombent dans la dégradation. Il tolère, pour éviter les désordres, des activités qui relèvent du banditisme, et tant pis pour les gens modestes qui habitent un quartier ou ce n’est pas loi française qui règne. On évite la hausse des prix en achetant ou c’est le moins cher, et tant pis si la France perd son agriculture et son industrie, on peut s’en passer tant qu’il n’existe pas de problèmes de pénuries ailleurs, ou de transports, ou comme si les guerres n’existaient pas, et tant pis si le nombre de chômeurs augmente.

La France est gérée comme une entreprise commerciale qui doit fournir un bénéfice régulier, une partie étant redistribuée aux ayant droit et aux gens qu’on veut faire tenir tranquille, dont la clientèle des islamistes. Je ne sais ou va le reste, mais apparemment pas pour l’ instruction des enfants, ni la sécurité, ni la propreté des rues, ni la santé publique. C’est de toute manière une erreur, car les pays ne sont pas des entreprises commerciales.

Filouthai

Il n’y a aucune solution viable avant d’avoir détruit l’Ena et supprimé ceux qui en sont sortis et travaillent dans des entités publiques ou administratives.