Pékin fait monter la pression pour chasser l’Amérique de son arrière-cour

Un navire de guerre chinois de classe Luyang III effectue une manœuvre dangereuse à l’encontre du destroyer USS Chung-Hoon, vu du pont du destroyer américain, dans le détroit de Taiwan, le 3 juin. ANDRE T. RICHARD/AFP

 

DÉCRYPTAGE – La Chine ignore les appels au dialogue militaire, malgré la multiplication des incidents en mer et dans les airs.

Venant de bâbord, le sillage blanc du destroyer de classe Luyang III vient couper en diagonale la trajectoire de l’USS Chung Hoon, fendant la houle du détroit de Taïwan. Le destroyer américain ralentit brusquement sa course pour prévenir une collision avec le navire de l’Armée populaire de libération (APL), qui revire de bord pour couper une seconde fois la trajectoire du navire américain.

Un zigzag «dangereux», à moins de 150 mètres de la coque, accuse l’US Navy, qui a dévoilé samedi une vidéo de ce nouvel incident entre les deux premières puissances mondiales, dans ces eaux revendiquées par la Chine. Le Chung Hoon effectuait une «patrouille de routine» en compagnie du HMCS Montréal, navire canadien, dans les «eaux internationales», affirme la marine américaine, qui effectue des passages réguliers dans le détroit.

La frégate française Vendémiaire avait également eu droit à un marquage rapproché en avril, selon les informations du Figaro, lors de son passage «inoffensif» dans ce détroit large de 180 km, qui sépare la province du Fujian de l’île de Taïwan, considérée comme territoire chinois par le régime communiste.

Le dernier incident a mis en pleine lumière le dialogue de sourds entre militaires chinois et américains lors du Shangri-La Dialogue, le week-end dernier, à Singapour, et attisé l’anxiété d’une région Asie-Pacifique redoutant une escalade entre les deux géants.

Discours interposés

Une furtive poignée de main entre deux portes, lors du dîner d’ouverture du plus important forum sur la sécurité en Asie. C’est le seul contact qu’aura arraché le chef du Pentagone, Lloyd Austin, à son homologue chinois, le général Li Shangfu, dans la cité-État.

Le régime communiste a ostensiblement décliné l’invitation américaine à une rencontre bilatérale entre les deux ministres de la défense, à Singapour, rompant avec la tradition de ce rendez-vous annuel, rare occasion de dialogue entre les deux rivaux engagés dans un bras de fer planétaire, encore exacerbé par la guerre en Ukraine. Pékin avait conditionné une éventuelle rencontre à la levée des sanctions américaines visant le général Li, accusé d’avoir acheté des armes à la Russie, en 2018, ce que Washington a refusé.

À défaut de face-à-face, les deux hommes se sont affrontés par discours interposés, déroulant deux visions antagonistes, sous les regards des galonnés de l’ensemble de la région, qui cachaient mal leur inquiétude. Lloyd Austin a appelé solennellement les dirigeants chinois à «mettre un terme à ce type de comportement», pointant que des «accidents pourraient prendre des proportions vertigineuses», et évoquant le risque d’un «conflit».

Dix jours plus tôt, un chasseur chinois J-16 avait coupé la route d’un avion de reconnaissance américain RC-135, au-dessus de la mer de Chine méridionale. L’appareil était passé si près qu’il a secoué le cockpit de l’imposant jet américain, sur les images diffusées par le Pentagone.

Un conflit entre les deux grandes puissances aurait des conséquences «insupportables», a reconnu le général Li, avant de renvoyer son homologue dans ses buts, défendant bec et ongles la souveraineté chinoise sur ces eaux disputées. «Le mieux serait que tous les pays, et en particulier leurs avions et navires de guerre, s’abstiennent de pénétrer dans l’espace aérien et les eaux territoriales des autres pays», a-t-il déclaré.

Pékin fait la sourde oreille aux appels de l’Administration Biden à rétablir un dialogue militaire de haut niveau, rompu en août 2022, suite à la visite de Nancy Pelosi à Taipei. «Le bon moment de parler, c’est maintenant!», a déclaré Llyod Austin, à Singapour, pointant le risque «d’erreur de calcul». «Ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un ne soit blessé», a déclaré le porte-parole du Conseil de sécurité nationale, John Kirby, à la Maison-Blanche. L’animosité s’est encore accrue depuis le survol du territoire américain par un ballon espion chinois, abattu par l’US Air Force, en février.

La défiance chinoise affichée trahit une stratégie de tension délibérée face à «l’encerclement» américain, dénoncé par Xi Jinping au début de l’année. «La demande d’une levée des sanctions contre Li est une question d’honneur. Mais, sur le fond, les mécanismes de gestion de crise n’intéressent guère les Chinois. Ils veulent des concessions politiques, notamment la fin des vols et des manœuvres maritimes américaines dans leur voisinage. Ils veulent que les Occidentaux s’en aillent!», juge Mathieu Duchâtel, directeur Asie de l’Institut Montaigne, présent au Shangri-La Dialogue.

Un objectif stratégique avec en ligne de mire Taïwan, dont la défense dépend largement du Pentagone, et que le président chinois veut «réunifier» au continent.

À l’orée de la campagne présidentielle de janvier 2024 dans l’île démocratique, Pékin dénonce le soutien affiché de Washington à Taipei, illustré par des ventes d’armes et un rapprochement commercial. La Chine affiche aussi ses lignes rouges sur les eaux et dans les airs, à grand renfort de propagande patriotique. À Singapour, des services de renseignement américains et chinois ont tenu une discrète rencontre.

«“Otanisation” de l’Asie»

«Il semble que les États-Unis voient les contacts militaires de haut niveau comme un moyen de prévenir une crise, alors que la Chine y voit une extension des négociations», juge, sur Twitter, Chong Ja Ian, chercheur à la National University of Singapore. Cette tactique va de pair avec un discours offensif visant à présenter Washington en «trouble-fête» menaçant la stabilité régionale aux yeux de capitales asiatiques inquiètes de l’escalade, à l’image de Singapour.

Au Shangri-La, la délégation chinoise a sonné la charge contre une stratégie «hégémonique», accusant les États-Unis de multiplier les «alliances de type Otan» en Asie, menaçant de plonger la région dans un «tourbillon» de conflits. Face au renforcement de la coopération militaire avec les Philippines, la Corée du Sud ou l’Australie, Pékin dénonce des «cliques», plaidant pour une région «inclusive». Un discours de «paix» reprenant en partie l’argumentaire russe contre l’Alliance atlantique, en l’appliquant à l’Asie.

«Certains pays interviennent dans les affaires des autres, imposent des sanctions, sèment des révolutions de couleur. Puis, ils partent en laissant le chaos derrière eux. Nous ne devons pas laisser cela se répliquer en Asie-Pacifique», a déclaré le général Li, porte-voix d’une Chine se drapant en «grand frère» asiatique protecteur.

Ces arguments ciblent des gouvernements d’Asie du Sud-Est réticents à rejoindre la croisade contre Moscou décrété par les Occidentaux, craignant une nouvelle «guerre froide» menaçant la croissance. Le ministre de la Défense indonésien, Prabowo Subianto, a même proposé un «plan de paix» pour l’Ukraine au Shangri-La, renvoyant les deux belligérants dos à dos, et aussitôt qualifié de «prorusse» par son homologue ukrainien.

Si l’Asie du Sud-Est s’inquiète du manque de bénéfices commerciaux proposés par l’Amérique, l’affirmation nationaliste et autoritaire de l’ère Xi Jinping attise également l’anxiété. «Le discours chinois sur l’ôtanisation” de l’Asie est puissant, mais il peine à prendre», juge Mathieu Duchâtel.

Un timide signe de dégel pointe avec la visite de Daniel J. Kritenbrink, le secrétaire d’État adjoint, à Pékin, cette semaine, pour tenter de «stabiliser» une relation au point mort depuis l’annulation de la visite d’Antony Blinken, en février. Une rencontre qui a permis des échanges «francs et productifs», selon le ministère des Affaires étrangères chinois, ouvrant la porte à d’autres consultations.

JForum avec  Sébastien Falletti  www.lefigaro.fr

 

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires