QUE FAIRE? 3/3. PARTIR. LES DÉFIS D’UN CHOIX FACE À L’HISTOIRE.

 

Je termine avec ce texte le tour d’horizon des possibilités qui s’offrent aux Juifs de France qui choisissent de faire face à la situation que nous connaissons et que nous avons définie dans un premier article (Que faire? 1/3. Partir? Rester? Le critère). 

Chaque décision qu’ils pourraient prendre appelle une stratégie et un ensemble d’impératifs si le critère le plus important dans leur choix est la continuité et la vie juives. Dans le précédent article[1], nous avons envisagé les tâches qui s’imposeraient à ceux qui choisiraient de rester en France. Dans ce texte, je m’intéresserai à ceux qui choisissent de partir, de quitter la France. 

Où partir?


Ce choix inaugure une aventure existentielle aux conséquences très profondes pour ceux qui l’assument en toute conscience: il engage l’individu en son âme et conscience mais aussi ses descendants. En un tel moment, il fait face à l’histoire et se donne un destin. Recherchera-t-il avant tout son intérêt personnel ou ce que l’avenir de sa judéïté lui intime? Et comment savoir ce qu’elle lui intime? Elle est forcément en question puisqu’il part du fait de ce qui lui arrive en tant que juif. Qu’est-ce que cette judéïté? Est-elle plus qu’une exposition permanente à l’hostilité qu’il faudrait sans cesse fuir? 

Cette question, à vrai dire, ne se pose que depuis la création de l’Etat d’Israël, voire même depuis l’existence du Yishouv, de l’établissement juif dans la Palestine mandataire: depuis qu’il s’agit de partir pour Israël non pour y mourir, comme ce fut le cas tout au long de l’histoire de l’exil, mais pour y vivre et y construire, se construire. L’existence d’un Etat d’Israël met en effet la conscience juive devant un choix décisif. Si le Baal Shem Tov pouvait dire au 18è siècle: « partout où je vais, je vais en Eretz Israël », le Juif contemporain ne le peut plus en toute conscience car Eretz Israël a désormais une adresse dans l’Etat d’Israël. Toute migration sera forcément un choix capital en rapport avec le destin et la vocation juives, si tant est que le candidat à la migration conserve la foi en l’Israël éternel. L’Etat d’Israël a en effet ouvert l’horizon de la fin de 25 siècles d’exil, d’un changement fondamental de la condition juive.

Si, alors qu’Israël existe, on choisit « Miami », c’est qu’on a, en toute conscience, écarté le « retour » et renoncé à une espérance fondamentale du judaïsme et à l’attente des Juifs de toutes les générations passées. On sort alors de la dynamique de l’exil et du retour, de la tension fondatrice de l’identité juive depuis 25 siècles. 

De l’ultra-orthodoxie comme bonne conscience

La seule façon d’échaper à ce déchirement et de garder une bonne conscience (juive), ce serait d’opter pour la voie de l’ultra-orthodoxie qui dénie à l’Etat d’Israël la qualité d’incarner légitimement le début de la sortie de l’exil, atkhalta digueoula, reshit tsemikhat gueoulatenou comme dit la prière pour l’Etat d’Israël. L’ultra-orthodoxie pourrait ainsi trouver tout à fait légitime et fidèle au judaïsme de choisir Miami et pas Jérusalem. 

Cette option pose néanmoins des problèmes de fond. D’un côté, elle est en divorce  strident avec la réalité objective – l’Etat d’Israël est devenu aujourd’hui le havre de l’ultra-orthodoxie, bien plus que New York – tandis qu’elle a une contrepartie gravissime en diaspora: pour se donner l’illusion qu’elle est encore dans la Galouth, le grand exil, que la Galouth continue, l’ultra-orthodoxie est en effet obligée, pour être cohérente avec elle même, de se retirer de la vie courante des sociétés occidentales dans lesquelles elle se trouve et même des communautés juives locales[2] , sans lesquelles, à l’instar de sa situation en Israël, elle ne serait pas socialement et politiquement viable.

Le sens du retour

L’extravagance de l’ultra-orthodoxie pose néanmoins, de façon détournée, une question à l’ensemble des Juifs: une question sur le sens de l’exil. Et du retour. L’exilé (Goleh) n’est pas un « déraciné », qui, dans son « retour », reviendrait à ses racines, comme on le pense erronément généralement. Dans la pensée juive, la galouth est un jugement sur la réalité de l’existence terrestre, sur la condition humaine dans « ce monde-ci » et elle ne finit pas en Eretz Israël, si cette destination est pensée comme un « terroir », des « racines ». L’exil précède le lien à la terre d’Israël, il ne se définit pas comme exil par rapport à des « racines ». S’enraciner, faire corps avec la Terre n’est pas un idéal juif que le verset de la Genèse et du Lévitique « Etranger et résident » exprime le mieux. Ce principe difficile à comprendre[3] inscrit la condition d’Israël dans une perspective existentielle et métaphysique et il n’est pas contradictoire de l’établissement sur la Terre d’Israël ni de la souveraineté politique. La Galouth par rapport à ce monde ci ne finit pas. Par contre, la Gola, l’exil politique, elle, finit. Il ne faut pas confondre Galouth et Gola même si les deux notions sont articulées, piège dans lequel tombe la doctrine ultra-orthodoxe qui a renoncé dans son principe à la souveraineté juive, au politique et donc forcément à un peuple juif si ce n’est sur le mode d’une secte en marge de la vie courante et de sa propre vie. Le problème du sionisme, quant à lui, fut par contre de penser que le retour est un retour aux « racines », la fin de la galouth en même temps que de la Gola, pour être enfin « comme les autres »[4]…. 

La « voie d’or » (shvil hazahav) est entre ces deux extrêmes. Elle est encore à trouver et incarner en Israël. C’est un enjeu de tout « retour ». Elle n’est pas acquise.

Quel pays où aller?

Si l’Etat d’Israël ouvre l’horizon du retour tel que les prophètes l’ont pensé, si, même sans les prophètes, l’expérience qu’il fonde est à nulle autre pareille et offre au Juif la possibilité d’une reconstruction mentale et physique, alors, effectivement, choisir Miami équivaut à une désertion par rapport au destin juif. Ce choix peut d’ailleurs concerner autant les Juifs de la diaspora que les Israéliens, car il y a aussi en Israël un courant d’émigration vers « Miami » ou l' »Australie », pour toutes sortes de raisons, bonnes ou « mauvaises ». 

Choisir Miami, choisir l’Australie, une terre vierge d’histoire juive, c’est aujourd’hui faire ainsi le choix d’un destin qui sort du sens que les Juifs ont donné à leur histoire. Il y a un siècle, choisir les Etats Unis pour un Juif polonais c’était efficace car il s’agissait de fuir un univers où les Juifs n’avaient pas de liberté et étaient réduits à la misère, rechercher les meilleures conditions pour la continuité juive, dans l’absence d’autre alternative possible (quoique le sionisme ouvrait déjà une alternative). Ce n’est plus le cas avec l’existence d’un Etat d’Israël. 

Il y a d’autres choix aberrants. Par exemple, choisir le Québec. Cela revient à partir pour rien, pour se retrouver dans une situation quasi semblable à celle de la France avec les mêmes problèmes qu’en France. Choisir Londres, aussi, c’est se tromper soi même car la situation y est pire qu’à Paris. 

Ces choix, évoqués en fonction de ce que l’on entend ici ou là, servent  la personne et non le peuple et son ethos. Ils impliquent une dissociation silencieuse d’avec le destin collectif à l’œuvre aujourd’hui et pèsent donc très lourd dans le destin d’une famille, d’une lignée, d’une collectivité. Ils prennent également un sens très aigu à la lumière d’une révolution en train de se produire dans la condition juive et qui pourrait constituer un critère objectif d’évaluation des différents choix possibles. Je fais référence à un tremblement de terre démographique: désormais plus de la moitié des Juifs du monde résident en Israël et les 3/4 des enfants juifs du monde y naissent. Le judaïsme américain, autre population juive importante, semble avoir été aspiré dans la spirale du déclin, pour toutes sortes de raisons. On peut donc penser que dans l’avenir la majeure partie du peuple juif a des chances de se retrouver dans l’Etat d’Israël qui deviendra la scène centrale du destin juif.  Retour des temps bibliques! 

Choisir Israël

Si, ce premier moment de trouble passé, on choisit Israël, alors commence un autre questionnement. Pourquoi part-on pour Israël? Si la motivation est sécuritaire celà signifie implicitement qu’on le choisit pour s’y réfugier. Si on y part pour un motif religieux ou séculier, celà signifie implicitement qu’on tient Israël pour être un instrument au service d’une identité. Israël camp humanitaire, pour les uns, simple changement d’adresse, plus confortable, pour les autres… 

Ce n’est pas la bonne façon de choisir Israël car Israel est, dans sa vérité profonde, une aventure créative, celle de la reconstitution d’une condition politique souveraine pour le peuple juif, un chantier de reconstruction de la personnalité juive, ou beaucoup a été fait mais où il reste encore énormément à faire. Il est vrai aussi que le High-Tech, les Starts-ups, etc ,peuvent faire miroiter en Israël le paysage de Miami. La comparaison est possible. Mais ce serait une dérision que d’y céder, face au bouleversement existentiel que représente l’expérience d’Israël. Et y faire face, à commencer au niveau de sa propre personne, est déjà une épreuve dont il faut triompher.

Le vrai problème d’Israël auquel le nouvel immigrant de France sera au fur et à mesure confronté, c’est la rupture identitaire qui traverse la société israélienne sur une question clef: le rapport entre le judaïsme ou la judéïté et l’israélianité, l’Israël biblique et l’Israël contemporain. Elle prend diverses formes: religieuse-laïciste, droite-gauche, sépharade- ashkénaze, ultra-orthodoxe- laïcs, Jérusalem-Tel Aviv. Ce sera un choc pour lui qui vient d’une culture juive où cette cassure est restée peu prononcée. c’est d’ailleurs ce qui fera peut être l’importance de l’apport du judaïsme français au peuple juif qui a encore sauvegardé de sa tradition intellectuelle d’articulation intellectuelle de la pensée juive et de la pensée moderne.

Par ailleurs, il ne fait pas de doute qu’au terme des dernières quinze années de harcèlement et de guerre planétaire contre Israël et le sionisme, un conflit fondamental, une guerre décisive, risque d’éclater dans les années à venir qui décideront non seulement de l’avenir de l’Etat mais aussi du peuple juif et du judaïsme tout court. Il faut être prêt à affronter une telle situation que seule une conviction forte peut nourrir.

Les enjeux prosaïques

Cette transformation mentale mise en œuvre, choisir Israël implique de se mesurer à des obstacles inévitables et prosaïques. Même si Israël est dans le cœur de ceux qui le choisissent, même s’il fait partie de leur intimité, il n’en est pas moins, objectivement, un pays « étranger » dont il faudra apprendre la langue, les mœurs, où il faudra affronter la dureté de la lutte pour la vie et la concurrence individuelle, où les revenus moyens ne sont pas florissants, où il  est dûr de se loger et encore plus d’acquérir un logement… C’est une remise en chantier de soi et de sa famille que ce choix entraîne, avec tous les risques que celà comporte. Je comparerais l’expérience intime qui accompagne ce parcours à une expérience de type mystique. Cette transplantation amène en effet à comprendre la relativité des choses et avant tout de soi-même. La conscience de l’exil a fait qu’Israël nous est à la fois extérieur et intérieur à nous mêmes. En ce sens la tentative de faire converger ces deux dimensions est une expérience « mystique »[5]

Sur le plan collectif des Juifs français, la question se pose avec encore plus de force. Israël est toujours une société d’immigrants, où les couches d’alyia se rajoutent les unes aux autres, où il y a donc des frictions possibles, des concurrences, etc, entre les différentes origines. C’est une société où la dimension partisane est omniprésente et inscrite dans un marchandage général découlant de rapports de forces politiques et idéologiques. Je veux dire par ces deux caractéristiques que le succès d’une alyia des Juifs de France dépend de leur capacité à s’organiser en Israël pour obtenir reconnaissance et avantages au sein d’un rapport (politique) de forces. Jusqu’à ce jour cette immigration n’a pas su véritablement s’organiser à la façon d’autres courants d’alyia et d’originaires (l’exemple russe en est la caricature contraire). Il faut craindre que cette situation soit aussi propice à l’apparition sur la scène publique d’affairistes qui auront compris le pouvoir qu’ils peuvent retirer de l’interface vide entre la population d’origine française et l’Israël officiel.

Le paradoxe veut que pour s’intégrer dans ce pays, pensé objectivement comme un pays d’immigration, il faille s’organiser en premier lieu en fonction de son origine afin de négocier les conditions de l’installation et le respect de la place que l’on occupe dans la société. Cet enjeu très concret et très politique doit s’accompagner d’un autre souci, celui de l’intégration de sa propre identité intellectuelle collective dans le nouveau pays. Une communauté humaine, ce n’est pas un entassement d’individus mais une culture, un réseau de symboles, d’attitudes envers le monde, de réactions toutes faites. Le paradoxe veut qu’il faille d’abord les renforcer pour s’intégrer, de la même façon qu’il faut avoir un bon niveau de grammaire dans la langue d’origine pour mieux apprendre une langue nouvelle.

Une immigration en Israël qui ne se soucierait pas du devenir de la culture et de l’intellect des Juifs de France serait ainsi vouée au non sens. En effet, on ne vient pas seulement en Israël avec ses pieds et ses valises mais surtout avec sa tête et son cœur et là il faut se demander ce que le judaïsme français a à contribuer au trésor commun du peuple juif, ce que vont devenir ses livres, comment il va formater son héritage pour le transmettre à tout Israël. Pendant de nombreuses années, les olim ne pourront pas participer pleinement à la vie intellectuelle et culturelle d’Israël en hébreu, que va devenir entre temps leur héritage? Comment sera-t-il cultivé? Traduit dans la langue hébraïque? Par ailleurs, il est clair que le judaïsme français, celui qui « reste », a désormais un deuxième centre avec Israël. Comment le rapport entre ces deux centres va-t-il se faire, être entretenu?

Ce sont là des enjeux très sérieux qui se posent quand on choisit Israël. Il va de soi qu’ils ne se posent qu’en Israël, car dans les autres pays de destination, c’est purement et simplement la faillite de l’identité culturelle des Juifs de France, sa disparition, qui serait ipso facto prononcée.

Au delà de ces épreuves, tout à fait franchissables, s’ouvre alors l’écriture d’un nouveau chapître d’une histoire juive trimillénaire en route vers un avenir de résurrection, de construction et de grandeur!

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Shmuel Trigano

[1] Que faire? 2/3. Rester. l’agenda du choix d’une continuité juive en France.

[2] C’est vrai dès ses origines au milieu de 19 è siècle lorsqu’elle s’est donnée pour principe de se distinguer par l’habit, la langue et la profession dans la vie sociale.

[3] Cf. S. Trigano Le Judaïsme et l’esprit du monde, Grasset, 2011.

[4] Cf. un article à paraître dans Pardès n° 56/2015 (In Press) « Le retour à Sion par delà la dialectique de l’exil »

et plus largement sur cette question de l’exil La Nouvelle Question juive. L’avenir d’un espoir (1979, Folio, 2002).Voir aussi Politique du peuple juif, François Bourin (2013).

[5] C’est peut-être ce que je décris dans mon premier livre Le récit de la disparue. Essai sur l’identité juive (1977, Folio 2001)

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