Olivier Grenouilleau, Christianisme et esclavage, Gallimard (I)

Voici un thème qui ne manquera pas d’attirer l’attention par son aspect paradoxal , en apparence : comment l’Église en sa qualité de servante du Christ et de gardienne de son Évangile a-t-elle pu tolérer une telle pratique avilissante, voire parfois même en tirer un profit considérable pour la bonne marche de ses affaires ? Pourquoi un homme si religieux que saint Paul n’a-t-il pas prôné la suppression pure et simple de l’esclavage au nom justement des idéaux incarnés par la nouvelle foi ? Et en particulier empêcher que des chrétiens en réduire d’autres à l’esclavage…

Olivier Grenouilleau - Quand les Européens découvraient l'Afrique intérieure - YouTube

L’auteur de cet ouvrage si sérieux et si bien documenté nous montre à travers quelle subtile dialectique, l’Apôtre réussit à relier ce thème de l’asservissement de l’homme au péché à un thème plus théologique que politique : la recherche et l’obtention du salut. Question capitale pour la théologie et surtout pour l’avenir de la pensée théologique dans le sillage du judaïsme rabbinique en gestation… En somme, c’est la nature de l’homme qui revêt symboliquement la tunique du péché qui réduit l’être humain à devenir l’esclave de ses fautes… En effet, dans la théologie rabbinique on connait de nombreuses occurrences de la racine hébraïque qui a donné le terme se justifier face à Dieu : TSEDEK (justice, intégrité morale, équité) avec la racine verbale nitsedadak, à la forme pronominale.

Et ces remarques sur la parenté des deux théologies, juive et chrétienne, nous renvoient au tout début de ce livre qui exploite naturellement les références vétérotestamentaires à l’esclave et à l’institution de l’esclavage. Voir à ce sujet le vieux livre de Zadoc Kahn, L’esclavage selon la Bible et le Talmud qui a été réédité récemment. On se concentrera ici sur le livre de l’Exode où des chapitres entiers sont consacrés au statut et aux conditions de vie de l’esclave hébreu. Et là, il convient de faire une remarque philologique ; le terme hébraïque qui désigne l’esclave et le même que celui qui désigne l’adepte de Dieu, le serviteur de Dieu, mais aussi l’esclave, purement et simplement … On cite un passage connu attribué à Dieu qui s’exprime ainsi au sujet du peuple d’Israël, son peuple à lui : ce sont mes serviteurs et non pas les serviteurs d’autres serviteurs (Avadï hém we lo avadim la avadim). On peut traduire mes esclaves mais aussi mes sectateurs, mes adeptes… Quand on parle de l’esclavage en hébreu on dit avdout qu’on oppose à hérout, signifiant l’autonomie et la liberté. Ce dont l’esclave est précisément privé, tant que l’heure de son affranchissement n’a pas encore sonné…

Voici une citation de ce livre qui me semble bien résumer la position des Évangiles sur le sujet de l’esclavage : … esclave, l’homme a le choix. Il peut opter pour un mauvais esclavage, celui du péché qui conduit à la mort, ou pour un bon esclavage condamnant à la justice (Romains 6 ; 16). Dans les deux cas, l’homme doit être humble et obéissant.

Cette remarque me rappelle une problématique talmudique qui me semble la sous-tendre, voire en être l’origine. Les docteurs des Écritures parlent souvent de deux types de poids j’ai envie de dire, de deus servitudes, et saint Paul, disciple initial des rabbins de l’époque, devait le savoir. Qui dit servitude pense aussitôt à l’esclavage… Les docteurs posent le postulat suivant : mieux vaut subir l’asservissement à la Torah et aux commandements (ce que saint Paul refuse dans son antinomisme patent), que la servitude à Rome. IL existe donc deux esclavages, mais l’un est bon et l’autre nocif. Saint Paul a donc vidé de son contenu positif cet enseignement des anciens sages.

De saint Paul, notre auteur passe à la Cité de Dieu de saint Augustin. On note chez l’évêque d’Hippone (où il mourra assiégé par les Vandales en 439) une certaine continuité avec son ancêtre apostolique, mais aussi quelques retraits par rapport à on illustre prédécesseur. Ce qui lui importe est, selon l’auteur, l’adéquation avec l’ordre social établi. Ici, on a plus droit au conservatisme qu’au progressisme. En fait les théologiens chrétiens ont dû s’accommoder d’un ordre social tel qu’il est sur terre, bien que leur vœu le plus secret ait toujours été d’instaurer l’ordre de Dieu sur terre. C’est-à-dire d’un royaume qui serait le double, la reproduction en tout point du monde céleste. Pour aboutir à ce projet, il eût fallu que toute violence fût bannie de la planète. Ce qui est loin d’être le cas. D’où le titre de l’œuvre du grand théologien du Ve siècle.

Les thèmes de la Chute et de l’expulsion du paradis sont très douloureusement ressentis par les théologiens chrétiens, qui durent se rendre à l’évidence : la Parousie n’était pas pour demain. Il fallait que l’Église poursuivît dans la même voie, l’instauration du royaume de Dieu sur terre, mais avec quelques infléchissements de nature exégétique. Pendant ce temps là, les chrétiens doivent renforcer leur Église et se montrer dignes de la venue de celui qu’ils considèrent comme le Sauveur.

Toutes les causes ont leur principe en Dieu. Et même s’il est, pour le moment assez incommode de vivre chrétiennement en Gr !ce et à Rome, l’obéissance de l’esclave à son maître est, d’une certaine manière, voulue par Dieu. J’ai plutôt l’impression que saint Augustin cherche à biaiser avec une réalité sociale où l’esclave est une figure humaine et un rouage socio-économique indispensable. Quand il parle de soumission et d’humilité, le grand théologien chrétien les met en relation avec l’exemple du Christ en personne qui a tout accepté par amour du Ciel. C’est l’exemple suprême de la kénose, cela revient à s dépouiller volontairement d’une grande partie des attributs de la divinité.

En fait, cela rejoint la fameuse phrase évangélique, mon royaume n’est pas de ce monde. Pourtant, l’Église a tout de même réussi à ériger des théories politiques adaptées aux réalités d’ici-bas. Mais si j’ose dire, elle l’a toujours fait à reculons, sachant bien que rien n’égaliserait jamais le modèle d’en haut, la cité céleste, la cité de Dieu

(A suivre)

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

 

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