L’univers spirituel et religieux de la Tora orale II
Nous avons déjà vu, à maintes reprises, que les maîtres du Talmud soulignaient avec insistance leur droit d’interpréter cette même Tora écrite comme bon leur semblait ; nous lisons cette intéressante remarque en Nedarim fol. 22b que «si Israël n’avait pas commis de péché, ils n’auraient reçu que les cinq livres de Moïse et le livre de Josué.»

Partant, les livres prophétiques et les hagiographes eussent été presque superfétatoires, si j’ose m’exprimer ainsi. Un autre passage talmudique (Gittin fol. 60b) va encore plus loin dans cette affirmation de la liberté exégétique des sages : la Révélation elle-même avait pour principal objet la Tora… orale !!

Ce qui est une manière polie mais ferme de dire que les dicta talmudiques prennent le pas sur les paroles des prophètes. Ce raisonnement est cohérent car le judaïsme rabbinique, héritier des discussions talmudiques, ne connaît qu’un seul et unique prophète-législateur, Moïse, tous ses successeurs se sont contentés d’appeler au respect des lois mosaïques existantes.
Ce point est très important : on a rencontré ici le terme nomos (loi, règle) et l’un de ses composés l’antinomisme (attitude consistant à rejeter ou à nier la loi religieuse), la négation, le rejet de la loi juive, les mitswot, donc les commandements.

Cette loi portée par Moïse au pied du Mont Sinaï pouvait-elle, un jour, être frappée de caducité, comme l’ont cru les Juifs partisans de Jésus et de son église ? Cette question gît au fondement des contestations judéo-chrétiennes. Etait-il dans le pouvoir d’un Messie, en l’occurrence Jésus, d’abolir la Tora écrite, i.e. ses lois ? Les réponses varient selon les interlocuteurs, même si tous reconnaissaient l’origine divine des commandements bibliques.

Pour Yohanan ben Zakkaï, le fondateur du judaïsme rabbinique, donc du judaïsme actuel, tout l’univers n’a qu’une seule raison d’être, le Messie (Sanhédrin fol. 98b), tandis que l’Amora Samuel, qui vivait à une autre époque, était d’avis que la seule différence entre ce monde ci et l’époque messianique tenait à l’abolition de la tyrannie des empires qui rêvaient de s’asservir mutuellement (shi’boud malkhouyot).(Berakhot fol. 34b).

Ces sages se méfiaient du merveilleux et de l’insondable ; et c’est justement pour cette raison qu’ils tenaient pour licite la recherche de la motivation des préceptes divins, alors que d’autres, voir supra, n’envisageaient pas cette approche.

En conclusion, on peut dire que les sages avaient une idée très large et globalisante de la Tora dans le but de sauver le continuum d’une double tradition, écrite et orale.

Il reste trois points d’importance inégale à commenter brièvement : la Tora comme instrument de la création (déjà esquissée plus haut), la Tora comme charte de l’élection d’Israël et enfin la motivation des préceptes bibliques.

Israël, peuple élu selon l’interprétation traditionnelle (‘am ségoula), ne l’est pas pour en tirer des avantages ou des privilèges, mais pour assumer une responsabilité écrasante. C’est une idée qu’Emmanuel Levinas développera largement au cours de ce XXe siècle : au peuple d’Israël incombe la responsabilité de veiller à la bonne marche de l’univers grâce à l’accomplissement des commandements divins afin de le rendre mûr pour la grande mutation messianique.

Des traités exégétiques comme les Pirké d-rabbi Eliezer enseignent qu’à l’origine, donc avant la création, il n’existait que Dieu et son nom. Seulement, dit ce midrash, levad.

C’est de la force ontologique incommensurable du Nom divin, une entité en soi supraterrestre comme toute l’essence divine, que le monde procède. Mais le Midrash Rabba sur la Genèse (Gen. 1 ; 1) illustre encore plus clairement cette idée d’une Tora à l’origine de notre univers : Dieu regarde la Tora et crée, dessine, le monde, ce qui est un emprunt probable au Timée de Platon.

Ce mythe hébraïsé signifie que c’est la Tora qui est l’archétype intelligible de l’univers et que quiconque la connaît et en observe les commandements peut être certain d’en percer au jour tous les mystères.

Dans le sillage de cette théorie on parlera plus tard des trente-deux voies de la sagesse, trente-deux manières de concevoir l’univers : les vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque et les dix premières unités : 22+10 = 32. Il se trouve que ce chiffre correspond à la valeur numérique des lettres LeV (30+2=32), qui signifie en hébreu le cœur, siège de l’intelligence.

Mais c’est une autre référence scripturaire qui fonde le mieux cette théorie d’une Tora, instrument de la création. Il s’agit du chapitre 8 du livre des Proverbes, verset 22 et suivants : la sagesse (hokhma) dit avoir été un objet de prédilection (amon : une pupille) de Dieu, source de sa joie, et avoir préexisté à tout le reste de la création.

Mais les talmudistes, tirant avantage d’une vocalisation tardive de la Bible lisent Oman (artiste, artisan, architecte) au lieu de amon… Si la Tora a été l’instrument de la création, cela veut dire aussi (voir supra) qu’elle lui préexistait.

Dans sa demeure céleste, avant sa remise aux hommes, la Tora vivait en compagnie des anges lesquels ont tenté d’empêcher son arrivée sur terre, ce qui signale une séquelle de pensée gnostique dont l’un des thèmes majeurs est justement cette rivalité anges / hommes…

Dieu a finalement tranché : comme leur nature angélique empêche les anges de commettre des péchés, la nature humaine avait besoin de la Tora pour combattre efficacement sa propension naturelle à faire du mal.

Passons à présent à la Tora conçue comme la charte de l’éjection d’Israël. Le Talmud dans son ensemble, mais plus particulièrement son traité Avot (Les Pères) considère le don de la Tora comme un acte de grâce : c’est bien la Tora qui fait le départ entre la vie temporelle (hayyé sha’a) et le vie éternelle (hayyé olam).

C’est encore elle qui libère Israël du joug du royaume (Rome par exemple) (‘ol malkhout), de l’asservissement (shi’boud) pour lui ouvrir les portes de l’éternité (hayyé ‘olam ha-ba).

Les docteurs des Ecritures ont eu le souci d’obvier à l’accusation d‘exclusivisme religieux ; ils ont expliqué qu’avant de désigner Israël, Dieu avait proposé aux gentils (les nations du monde : oummot ha-‘olam) cette même charte qu’ils avaient refusée en raison des grandes obligations qu’elle imposait et qui se trouvent réunies dans le Décalogue.

Cette affaire semble avoir été prise très au sérieux puisque les sages rappellent que le don de la Tora ne se fit pas en catimini mais en plein jour et au milieu du désert, un territoire, véritable no man’s land, n’appartenant à personne.

Chacun peut s’y rendre, pour peu qu’il en décide. Or, seul Israël a répondu à l’appel. Avant d’être le peuple élu, Israël fut un peuple électeur, il a élu et adopté Dieu en tant que Créateur des cieux et de la terre.

Un passage talmudique (Avoda zara fol. 3b) semble répondre à une violente polémique qui a eu lieu à l’poque. Voici ce qu’on peut y lire : le jour du Jugement dernier, Dieu déroule devant lui le rouleau de la Tora et invite quiconque l’a étudiée à venir retirer sa récompense.

Toutes les nations se présentent devant le juge suprême mais Dieu leur explique de manière détaillée pourquoi elle ont démérité. Les nations contestent le jugement divin et vont jusqu’à parler de partialité.

Quelle valeur peut bien avoir le témoignage d’un père (i.e. Dieu est le père d’Israël) ? Les nations demandent qu’une seconde chance leur soit accordée. Et Dieu n’est pas contre mais commence par leur rappeler que cette Tora renferme la fête des tabernacles (hag ha-soukkot) et l’inconfort que cela implique.

Aussitôt, dit le Talmud, els nations se mettent au travail, construisent des cabanes et s’y installent durant la fête. Mais les conditions climatiques ont insupportables et les païens retombent dans l’ornière.

Il en est de même des autres pratiques rituelles qui scandent la vie du juif croyant. Les païens s’y soumettent au moment où un grand danger les menace, mais sitôt le danger passé, ils renoncent à toute pratique religieuse.

Le Talmud conclut ainsi cet épisode légendaire : C’est alors que le Seigneur partit d’un grand éclat de rire, lui qui n’avait plus jamais ri depuis la destruction de son Temple…

Depuis l’époque talmudique jusqu’à nos jours, théologiens et philosophes, sans oublier les sociologues, ont tenté d’élucider les motivation des préceptes (ta’amé ha-mitswot).

Ce sont les commandements positifs et négatifs qui constituent le fondement de la Tora. Et l’accomplissement des préceptes divins pave la voie au royaume de Dieu sur terre (malkhout shamayim ou en araméen, dans la langue de Jésus : malkhouta di-shemaya).

Le traité talmudique Makkot fol. 23b note qu’il existe 613 commandement donnés à Moïse sur le Mont Sinaï. 365 commandements négatifs (tu ne feras pas) correspondant aux jours de l’année (chacun vous dit de ne pas commettre en lui de péché) et 248, censés correspondre aux membres de l’être humain.

Est-ce que les sages se sont posé la question de savoir s’il était possible de se passer de Révélation ? Dans une certaine mesure oui, car Erubin fol. 100b prête à rabbi Yohanan le discours suivant : Si la Tora ne nous avait pas été donnée, nous aurions appris à être modeste en regardant le chat, nous nous serions gardé du vol en imitant la fourmi et nous aurions rejeté toute union illicite en prenant exemple sur la colombe…

Les sages du Talmud savaient aussi être romantiques à leurs heures…
On va résumer succinctement le traitement de cette importante question portant sur les préceptes. Les sages ne faisaient pas de sociologie des religions ni ne pratiquaient la science des religions comparées. Mais ils développèrent des vues qui leur étaient propres.

Passer du commandement positif à l’acte méritoire : il y a la loi et il y a l’amour de du genre humain. Il est souvent arrivé dans le Talmud que les sages recommandent de ne pas appliquer la rigueur implacable du jugement. Exemple de ce sage qui était aussi impliqué dans le commerce du vin : un jour, des ouvriers journaliers brisent un fut de vin et le propriétaire qui était pourtant un érudit retint leur salaire pour se dédommager.

Les ouvriers plaignants portèrent la cause devant le tribunal qui débouta le vigneron. Mais celui-ci connaissait la loi et s’insurgea contre le verdict de ses collègues : ce n’est pas la loi, cria t il ! Appliquez donc la loi !

Non, répondirent les membres du tribunal, nous accomplissons une action de grâce (gemilout hassadim) qui vaut bien plus que l’application de la loi. En effet, les ouvriers perçurent leur salaire et purent ainsi subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles.

Les commandements constituent un ensemble régi par une unité organique. Les lois du sabbat, par exemple, couvrent bien plus de place que cette unique journée si particulière.

Rabbi Hanina (Kiddushin fol. 31a) glorifie avant toute chose la vertu de l’obéissance. On lui doit cette déclaration bien symptomatique : celui auquel l’accomplissement d’un commandement est enjoint (metsouwwé) est plus grand que celui qui s’en acquitte, alors qu’il n’y était pas contraint (lo metsuwwé).

Ce qui signifie que la foi est plus grande que le raisonnement : cet homme obéit à la tradition sans autre forme de procès.

Le commandement du martyr, mourir pour la sanctification du Nom de Dieu. On a déjà vu que le sage Samuel avait établi une sorte de critères, au nombre de trois.

Dans trois cas il faut trépasser au lieu de transgresser : si on veut vous contraire à verser du sang innocent, si l’on vous force à vous vautrer dans la luxure et si l’on vous contraint à suivre un culte idolâtre. Dans l’un de ces trois cas il vaut subir le martyr (Kiddoush ha-Shém).(Sanhédrin fol. 74a et Yoma fol. 82a).

En conclusion de ce point précis, peut-on, doit-on rechercher la motivation des préceptes ? Le Talmud semble divisé ou hésitant : d’un côté, il connaît bien les limites de l’intellect humain et dit à cet effet que même le roi Salomon auquel Dieu a généreusement accordé une grande intelligence n’a pas trouvé le secret des cendres purificatrices (lustrales) de la vache rousse ; de l’autre, il ne se résout pas aisément à renoncer aux ressources intellectuelles de l’homme.

A propos justement de cette vache rousse, le midrash Pesikta de-rav Kahana (section Para) prête à rabbi Lévi ce curieux rapprochement ; Pourquoi tous les sacrifices faits par la communauté requièrent des animaux mâles et que celui-ci (de la vache rousse) requiert absolument une femelle ?

Ceci fait penser, dit le sage, au fils d’une esclave qui aurait souillé le palais du roi (allusion subtile au péché du veau d’or) ; c’est à sa mère (la mère du veau, la vache) qu’il incombe de faire disparaître les immondices. Mais rabbi Lévi reste muet sur la couleur : pourquoi la vache doit-elle être rousse ? Seul Moïse le savait car Dieu le lui avait confié. Nul autre ne fut mis dans la confidence, et même le roi Salomon n’a pas eu cette faveur.

C’est peut-être en soi une réponse : les lois de la Tora sont assez impénétrables. Ce ne sera le point de vue de Maimonide, au début du XIIIe siècle dans son Guide des égarés.

Il n’est guère étonnant que le peuple d’Israël joue un rôle central dans cet univers spirituel de la Tora orale. Il est temps d’y venir.

J’ai déjà souligné le lien indissoluble unissant le Dieu d’Israël à la Tora d’Israël et au peuple d’Israël. Cet attachement d’Israël à sa Tora explique sa raison d’être et justifie son existence au cours des siècles. Voici un passage tiré du Midrash sur les Lamentation (Introduction) : Abraham dit à la Tora : Ma fille, mes enfants ne furen- ils pas les seuls à t’accueillir alors que tu fus rejetée par les autres nations ? Ce statut spécial explique toute l’histoire pluri millénaire du peuple d’Israël.

A cette phrase que le Midrash attribue à Abraham, on pourrait ajouter un oracle du prophète Jérémie (premier chapitre) : Israël est une chose sainte pour Dieu, les prémices de son revenu ; tous ceux qui en mangeaient étaient coupables, un malheur fondra sur eux. Malgré toutes les infidélités et toutes les souillures, le peuple d’Israël n’en a pas moins poursuivi son alliance avec Dieu.

Parmi d’autres sages, c’est rabbi Akiba qui défend cette idée de l’indéfectible attachement de Dieu à Israël ; la relation éternelle entre Dieu et son peuple transcende les vicissitudes qui jalonnent le chemin d’une telle union (Ta’anit fol. 26b).

Les sages vont jusqu’à imaginer que Dieu s’adresse à lui-même une prière en vue de pardonner les fautes et les manquements de ses enfants : Veuille ma volonté faire que ma miséricorde l’emporte sur ma colère…

Aux yeux de cette tradition orale, les patriarches ne cessent de plaider la cause d’Israël devant Dieu. Ils font remarquer que sans Israël le royaume de Dieu n’existerait qu’au ciel Abraham, celui-là même que Dieu nomme son ami, son missionnaire sur terre, dira qu’Israël est le support de la puissance divine ici-bas. Plus tard, cette assertion donnera naissance à un adage talmudique célèbre : les patriarches, ce sont eux qui sont le char divin (ha-Avot, hém hém ha-merkaba).

Il est difficile d’aborder ce dernier point de la trilogie, à savoir le statut et la vocation du peuple d’Israël, sans commettre quelques redites. Est-il possible de dissocier ces trois éléments (Dieu, la Tora et Israël) les uns des autres, les concevoir individuellement ?

Cela est très malaisé, c’est la raison pour laquelle on se concentrera sur l’essentiel afin d’éviter les répétitions : sur quoi repose l’amour de Dieu pour Israël, pourquoi a-t-il jeté son dévolu sur Israël, et pour quelle raison s’est-il révélé à Israël ?

La majeure partie des sages est d’avis que la Révélation a été un acte de pure grâce. Sans recourir, comme le feront les philosophes médiévaux, à l’insondable volonté divine, ils se contentent de noter que Dieu a voulu faire d’Israël son peuple.

Dieu nomme Israël ses serviteurs (‘avadaï hém) ; il les nomme aussi ses fils aînés (beni bekhori). Les sages sont si sûrs de leur fait qu’ils font dire à Dieu ceci : Moïse, lorsque tu glorifies et loues Israël, c’est comme si tu m’adressais cette glorification et ces louanges (Lévitique rabba 2,5). D’autres sages n’ont pas hésité à dire : Celui qui quitte ceux d’en-haut pour résider auprès de ceux d’en bas…

Même le prophète Osée est réprimandé pour avoir refusé d’intercéder au profit d’Israël : le Seigneur fait alors valoir qu’Israël représente ses enfants bien-aimés., ceux d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

Hagiga fol. 3a-b établit une sorte de réciprocité entre Dieu et Israël ; Israël voit en Dieu son roi et ce dernier reconnaît en eux le support de l’esprit saint. Parfois, les anges eux-mêmes semblent avoir été supplantés par Israël.

C’est ainsi que Hullin fol. 91b prête aux Justes d’Israël une relation plus étroite avec Dieu que les anges eux mêmes. On a déjà eu l’occasion d’évoquer dans ce même chapitre cet arrière-plan gnostique d’une rivalité entre les anges et les hommes.

Même si Israël jouit d’un statut assez spécial aux yeux de Dieu, il n’en est pas moins constitué d’hommes avec leurs qualités et leurs défauts. Je veux parler ici du mauvais penchant, de l’inclination au mal qui affecte toute nature humaine.

Cet être avec tous ses défauts rédhibitoires sera développé tant par Martin Heidegger ( Sein zum Tode) que par Emmanuel Levinas (Sein zum Krieg). Pourquoi l’homme a t il été créé avec son mauvais penchant ? Parfois, le Talmud donne l’impression que Dieu a regretté cette création. Or, si l’homme commet des fautes, il doit en assumer la responsabilité puisqu’il a été aussi doté d’un libre arbitre.

Afin de montrer qu’en l’homme, le mauvais penchant est aussi profondément ancré que le bon, les talmudistes ont eu recours à des métaphores assez expressives : c’est l’image de la farine, de l’eau et du levain. Le levain est inséparable de la pâte (leaven in the dough, pour reprendre la traduction anglaise de Salomon Schechter). Les sages parlent du boulanger ( i.e. Dieu) qui a confectionné l’homme comme le potier crée son vase avec de la glaise (Berakhot fol. 61a).

Qui peut protéger l’homme contre sa vraie nature ? Pour les docteurs des Ecritures la réponse, sans hésitation, est la suivante : la Tora de Dieu. Le Talmud cite deux héros qui s’illustrèrent dans cette lutte contre le mauvais penchant : Joseph qui sut résister aux demandes répétées de la femme de son maître égyptien, Putiphar, dans le livre de la Genèse et Booz dans le rouleau de Ruth… Lévitique rabba 29 ;17 parle d’un aiguillon dont se sert le laboureur pour faire avancer l’animal comme il convient. Ainsi, l’homme doit savoir faire avancer son mauvais penchant, en s’écartant du mal.

Qiddushin fol. 30b offre même un modus operandi pour faire échec à notre mauvais penchant : Mon fils, si ce hideux (le mauvais penchant) te rencontre, traîne le jusque dans la maison d’étude. S’il est de pierre il sera pulvérisé, s’il est de fer il éclatera en petits morceaux, ainsi qu’il est dit : Jérémie (23 ;29) : Ma parole n’est elle pas comme le feu… et comme un marteau qui fracasse le roc ?

Face à la commission de fautes et de péchés il y a le repentir, la teshuva. Ce terme signifie que l’on fait retour, que l’on revient à soi, avant la faute, une sorte de purification et de catharsis.

Pour bien insister sur cette notion cardinale de la piété juive, le Talmud signale que le repentir, comme la Tora et quelques rares autres choses (comme le trône de la Gloire : Kissé ha-kavod), le repentir préexistait au monde… Il est même le garant de la persistance du monde dans l’être. Sans l’influence apaisante de ce repentir le monde ne pourrait pas subsister. Baba Metsi’a fol. 58b énonce que les portes du repentir sont toujours ouvertes, comme l’océan est toujours accessible.

Quelles relations Israël entretient-il avec l’humanité ? Il fait preuve de ce que Levinas a nommé le souci de l’Autre. Et c’est la tradition orale qui a refusé d’imposer à l’humanité non-juive les Dix Commandements au motif que la Tora n’a pas été donnée aux gentils qui n’ont donc pas à respecter ses lois. En revanche, pour ne pas rester indifférents au sort de l’écrasante majorité de l’humanité, les sages ont établi sept lois des fils de Noé, les soi-disant Noachides. Cette législation constitue la charte de l’humanité civilisée…
N’oublions pas de dire un mot des conversions au judaïsme, comme c’est le cas dans le rouleau de Ruth. Les opinions varient sur le sujet mais deux tendances se dégagent : le judaïsme rabbinique n’opte pas franchement pour le zèle convertisseur comme le fit l’Eglise chrétienne. Certains adages talmudique prétendent que les convertis sont aussi difficiles pour Israël que … la gale !! Mais d’autres accueillent avec bienveillance ceux qui cherchent sincèrement leur place sous les ailes de la shekhina, la Présence divine.

Une toute dernière remarque sur la solidarité d’Israël, aux plans interne et externe à la fois. Les juifs répondent les uns des autres (kol israël arévim zé ba zé) mais cela n’implique pas l’abolition de la responsabilité individuelle. Pas de responsabilité collective.

On trouve dans le livre du prophète Jérémie (31 ;29) une phrase devenue presque proverbiale dans la bouche des exilés lorsqu’ils se réunissaient sur les places publiques et se lamentaient sur leur sort d’expatriés involontaires : Les pères ont mangé du verjus et ce sont les dents des fils qui en furent agacées…

Le message est clair : les exilés estimaient qu’ils payaient pour les péchés de leurs pères, commis lors de générations précédentes, alors qu’eux mêmes étaient parfaitement innocents..

Cette question de la théodicée s’est posée avec une grande acuité pour des gens qui s’estimaient indûment punis pour des fautes qu’ils n’avaient pas commises. Jérémie ordonne donc au peuple de cesser de proférer un tel propos. Mais cela n’a pas suffi puisque tout le chapitre 18 du livre d’Ezéchiel revient sur cette question de la justice divine. Ezéchiel ordonne, à son tour, au peuple de ne plus dire cette phrase sur les marchés ou dans les rues de Babylonie. Seule l’âme pécheresse paiera pour les fautes commises par elle, uniquement. Ni les ascendants ni les descendants n’auront de compte à rendre pour des péchés qu’ils n’ont pas commis.

C’est la naissance de l’individualisme religieux. Et c’est aussi un grand correctif apporté à la théologie du livre de l’Exode qui avalisait une sorte de droit de suite : jusqu’à la quatrième génération, Dieu pouvait poursuivre les pécheurs.

Mais le Talmud a apporté un nouveau correctif : les générations futures ne seront touchées que si elles persistent dans cette mauvaise voie… Pas de péché transgénérationnel.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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Hervé Mercier

Magnifique ! Merci Professeur Hayoun.