LE FEU AUX POUDRES

Dossier. Alors que la distinction entre la gauche et la droite devient diffuse, la France s’est aujourd’hui choisi un nouveau clivage : la «pensée unique» contre les «réacs», les «élites» contre le «populisme». Mais c’est une nouvelle fois l’héritage des Lumières, ses interprétations concurrentes ou son rejet, qui est en jeu.

« Nous vivons un tournant historique », écrit Alain Finkielkraut en préface de La Seule Exactitude, son nouveau livre, qui sort ce mois-ci. Un tournant « paradoxalement masqué par la référence incessante à l’histoire ». Or « notre présent n’est pas davantage la répétition du monde d’hier que l’annonce de la convergence à venir ». Dès lors, comment le penser ? Dans ce livre, Finkielkraut, « héritier des Lumières », ainsi qu’il se définit, propose, sur les événements des deux années qui viennent de s’écouler, une chronique existentielle bordée par Péguy, Levinas et Heidegger. Et si le résultat est remarquable, c’est parce que l’auteur – contrairement à ce qu’il fait parfois – met ici son savoir au service de sa sensibilité plutôt que l’inverse. On n’y trouve rien de la colère parfois péremptoire qui peut l’affaiblir sur les plateaux de télévision, voire dans certains de ses ouvrages. Il s’agit d’un travail littéraire, donc, plutôt que philosophique à proprement parler. Entièrement concentré, manifestement porté par l’urgence de la situation, le regard est à la fois acéré, nuancé, servi par des bonheurs d’écriture qui laissent suffisamment de jeu au lecteur pour marquer ses désaccords.

Le livre couvre la période de 2013 à aujourd’hui et aborde de plein fouet les attentats de janvier. L’exercice est difficile, et pour cause. D’un côté, en haut, une raison politique réduite à sa caricature (« Si le chômage augmente, cela signifie qu’il va redescendre », expliquait à Libération, au début du quinquennat, l’un des conseillers de François Hollande, dans une phrase que n’aurait pas reniée le Flaubert de Bouvard et Pécuchet) ; de l’autre, sur les réseaux sociaux, une raison paranoïaque boostée par l’insatisfaction et le sentiment de se faire avoir – si l’on en croit Le Système Soral, l’ouvrage récent de Robin D’Angelo et Mathieu Molard, deux journalistes d’investigation, le site conspirationniste de ce dernier a totalisé, depuis le début de l’année 2015, quelque 7 millions de visiteurs uniques (quand les sites des partis traditionnels en totalisent péniblement 200 000). Finkielkraut : « La modernité est cette époque de l’histoire où l’être devient transformable et malléable. Seuls les faits, dans les sociétés démocratiques, restaient obstinément eux-mêmes. […] Internet, notre dernière révolution technologique, a levé l’obstacle. Les événements n’y sont plus solides mais flexibles. On peut les remodeler au gré des idéologies en donnant, qui plus est, à cette opération l’apparence démystificatrice de la contre-enquête. » C’est quand le chaos surgit que la raison devient urgente, mais n’est-ce pas aussi là qu’elle est la plus impuissante ? Que peut la raison devant l’irrationnel ?

À l’Est rien de nouveau

« La situation nous oblige à réinterroger l’héritage des Lumières », dit pour sa part Marcel Gauchet, joint au téléphone Certes, mais comment ? Comme le rappelle Raphaël Glucksman dans les pages qui suivent, la tradition des Lumières fut politiquement incarnée en Occident après guerre et dans l’Occident de la guerre froide par ceux que l’on appela « les dissidents » : philosophes, écrivains ou scientifiques pour la plupart, élevés à la fois dans la culture classique et le socialisme, mais opposés au communisme, dont ils subissaient le joug quotidien. C’est en référence à leur combat que s’est constitué ce que l’on a commencé à appeler en France, dès le début des années 1950, la « gauche antitotalitaire ». En France, Albert Camus, Cornélius Castoriadis et François Furet tout d’abord, les « nouveaux philosophes » (André Glucksman, Finkielkraut, BHL) ensuite, en Grande-Bretagne, Arthur Koestler et le philosophe Isaiah Berlin, plus tard, aux États-Unis, Saul Bellow, Philip Roth, Susan Sontag, Norman Mailer : tous, parmi d’autres, jouèrent un rôle dans le réseau de soutien apporté à ceux qui représentaient alors la survie d’une culture cosmopolite au coeur de l’Europe. Puis, en 1989, le mur de Berlin s’effondra devant le violoncelle de Rostropovitch. À Prague, le dramaturge et dissident Vaclav Havel arrivait au pouvoir. La même année, 1990, vit l’élection à la présidence de la Pologne du syndicaliste dissident Lech Walesa. L’Europe revenait au premier plan. La paix allait régner au Moyen-Orient, et la démocratie s’étendre jusqu’en Chine : sous son influence le système d’apartheid en Afrique du Sud n’était-il pas tombé ? Le reste allait suivre.

Ensuite ? Ensuite rien. « Pourquoi ? s’interroge Marcel Gauchet. C’est une question passionnante à laquelle on n’a pas assez réfléchi. On s’est aperçu que, si les dissidents avaient une posture morale impressionnante, ils n’avaient tout bonnement rien à dire sur la difficulté à faire fonctionner les régimes démocratiques. Vaclav Havel, homme tout à fait respectable, s’est révélé un politicien banal. Il n’a pas fait de miracle, il n’a rien incarné du tout. Et la politique de Lech Walesa en Pologne s’est révélée un fiasco absolu qui a mené l’extrême droite aux portes du pouvoir. Chez tous, c’est la déception de la transition démocratique qui frappe. Nous, à l’Ouest, comptions sur eux pour régénérer des démocraties ramollies et corrompues, et ils n’ont pas su le faire. Ils se sont banalisés. Ils n’ont pas insufflé l’élan que l’on pouvait espérer. »

Entre-temps, l’élite intellectuelle internationale mobilisée pour un autre dissident, Salman Rushdie, contre qui Khomeiny avait prononcé sa fatwa l’année même de la chute du Mur, ne rencontrait cette fois aucune solidarité politique. Bien au contraire. Dans leur majorité, s’ils condamnaient la fatwa, les dirigeants du monde occidental prirent bien soin de dénoncer, par ailleurs, « la provocation » de Rushdie. Tandis que la question de la dissidence se déplaçait vers le monde musulman, l’héritage intellectuel des Soljenitsyne, Andreï Sakharov, Joseph Brodsky, Jan Patocka s’évanouissait. Que reste-t-il aujourd’hui de ces dizaines d’ouvrages, sinon les prédictions les plus sombres – Jan Patocka écrivant depuis sa prison, dès le milieu des années 1970, L’Europe après l’Europe (« Les anciennes puissances [européennes] tournent leurs efforts vers leur propre reconstruction, cherchant dans ces chantiers et la mise en place d’un système de prestations sociales sans précédent à oublier leur nullité »), la veuve d’Andreï Sakharov, Elena Bonner, prédisant en 2007, dans les colonnes de la revue Le Meilleur des mondes, un XXIe siècle de cauchemar, synthèse entre « le pire du communisme et le pire du capitalisme » ?

On peut dater de cette même période l’époque où la France est ouvertement entrée dans la période d’angoisse et de paranoïa latente dont elle n’est pas sortie depuis. La maladie à vrai dire couvait depuis longtemps. Elle avait germé au cours des quinze années d’une « culture de gauche » alors au pouvoir, pour qui « communication », extase publicitaire, management d’entreprise, « solidarité citoyenne » et antiracisme mièvre avaient peu à peu remplacé toute forme de lucidité critique. Mais, vers le milieu des années 1990, cette culture s’effondra : l’on commença de s’habituer au compte rendu quotidien, dans la presse, des « affaires », d’ailleurs largement incompréhensibles, de corruption politique ; c’est alors que se suicidèrent un Premier ministre et un conseiller politique ; que, dans les banlieues, on vit surgir les premiers fusils d’assaut, tandis que se constituaient les premiers réseaux islamistes – alors aussi que le FN commença son ascension politique, tandis que le Président d’alors, avec ce sens anarchiste de la provocation qui le rendait sur la fin sympathique, remettait au goût du jour ses amitiés avec d’anciens fonctionnaires du gouvernement de Vichy.

Houellebecq ouvre une brèche

« Plus la vie est infâme, plus l’homme y tient ; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants. » Cette phrase de Balzac, en exergue du roman de Michel Houellebecq Plateforme, aurait pu servir au livre qu’il fit paraître à ce moment-là : Extension du domaine de la lutte,publié en 1994 chez Maurice Nadeau sous une couverture particulièrement grise qui rendait le titre illisible – et dans une indifférence critique assez remarquable. Le livre n’en trouva pas moins son chemin chez les libraires. Il entamait ce que l’on a appris à connaître depuis comme « une attaque sauvage contre l’Occident actuel » – pour reprendre les mots de l’auteur -, c’est-à-dire contre l’individualisme, le libéralisme, la démocratie parlementaire, l’héritage des Lumières – et pratiquement tout depuis les débuts de ce que Michel Houellebecq appelle, à la suite d’Auguste Comte, « l’âge métaphysique » ouvert voici cinq siècles avec la Renaissance.

Le nombre de ceux qui se sont engouffrés dans la brèche depuis est absolument remarquable. De Michel Onfray, redécouvrant, avec sa pompe habituelle, Spengler et sonDéclin de l’Occident (« Notre civilisation s’effondre. On a eu l’Europe, ça commence avec Constantin et puis ça s’effondre. Après 1914-1918 il y a eu une augmentation du nihilisme. Aujourd’hui notre civilisation est en bout de course parce qu’elle ne produit plus rien. Le bateau coule et ça ne sert à rien de mettre des rustines », déclare Michel Onfray), à Michel Maffesoli qui, commentant Soumission, propose gentiment d’en revenir à Joseph de Maistre : « Rien ne sert de dénier un phénomène que l’on estime dangereux, il vaut mieux le comprendre et tâcher de l’accompagner. C’est exactement cette position relativiste que développe le romancier », écrit-il à propos de la conversion de la France à l’islam présentée dans le roman. « Avec la République, avec la laïcité, c’est la philosophie des Lumières qui bat de l’aile. Les Lumières sont devenues clignotantes. En tout cas, elles n’éclairent plus grand-chose ou grand monde ! Mais, là encore, Michel Houellebecq ne le dit pas avec acrimonie. Il en appelle plutôt à une sagesse populaire, celle qui selon Joseph de Maistre sait apprécier « le bon sens et la droite raison réunis ». »

Si l’on ne peut parler de courant proprement dit, il est certain que l’irruption de Houellebecq dans le paysage a mis en lumière une nébuleuse antimoderne. Nébuleuse dans laquelle on pourrait aussi ranger, à des degrés divers et avec des talents variés (mais tous se retrouvent sur la critique féroce du progrès), Régis Debray, Richard Millet, le Renaud Camus cher à Finkielkraut, Philippe Muray à titre posthume, ou encore Éric Zemmour. C’est-à-dire, à l’exception de certains, quelques-uns des meilleurs esprits de ce pays.

Fin de la République, fin des Lumières et de l’Occident, souriante et relativiste acceptation de la décadence et de l’ordre nouveau : même si Zeev Sternhell, dans les pages qui suivent, rappelle qu’une bonne part de ces fondamentaux trouvèrent leur apogée sous Vichy, comparaison n’est pas raison. En 1940, Israël n’existait pas, la France ne connaissait ni une présence musulmane aussi forte ni, bien sûr, les réseaux sociaux. La différence de contexte, en d’autres termes, rend la situation parfaitement inédite. Mais tout de même : qu’est-ce qui rend la France si exceptionnellement apte à formuler de façon régulière des considérations à ce point glauques ?

Marcel Gauchet, dans Le Débat de cet été, fait remonter aux années 1970 ce qu’il appelle « la crise de l’avenir ». En France, sous l’effet du choc pétrolier, elle se traduit, dit-il, par l’extinction de la foi futuriste, la fin de l’économie planifiée et l’écroulement de la perspective révolutionnaire. Mais le phénomène est mondial. En 1979, dans la Chine communiste, Deng Xiaoping introduit les réformes capitalistes. La même année voit l’arrivée au pouvoir de Reagan et de Thatcher, le début de la guerre soviétique en Afghanistan et la victoire à Téhéran de l’islamisme politique avec Khomeini : une série d’événements qui font de 1979 l’année charnière où le monde s’éloigne lentement de l’ordre hérité d’après guerre pour les rivages inconnus de notre XXIe siècle. Comment le monde intellectuel français vit-il ce séisme invisible ? Jean-François Lyotard anticipe l’époque avec La Condition postmoderne.Michel Foucault, dans deux reportages ambigus publiés par Il Corriere della sera et Libération, est l’un des rares à percevoir l’importance de la révolution islamique (« C’est peut-être la première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la révolte et la plus folle », écrit-il notamment). Et c’est à peu près tout. La grande majorité des intellectuels baigne encore dans le marxisme et va lui rester fidèle jusqu’à l’obscurantisme. Ainsi d’Alain Badiou, le survivant le plus notable de ce naufrage, qui, cette même année 1979, dans un article resté célèbre, défend le génocide orchestré par les Khmers rouges et « la mise à l’ordre du jour de la terreur » au nom du progrès. Noam Chomsky fera de même l’année suivante. Le soutien aux massacreurs marxistes conduit loin puisqu’un militant de la lutte anticoloniale, Serge Thion, passe cette année-là, du côté du négationnisme de Faurisson, entraînant avec lui le groupe libertaire de La Vieille Taupe. Aujourd’hui, c’est toujours au nom de l’héritage des Lumières que fait rage sur les campus occidentaux ce mélange de tiers-mondisme et d’antilibéralisme dont Badiou reste la star incontestée. « Une bonne partie de la pensée antilibérale issue des cercles de la Nouvelle Droite s’est diffusée partout, notamment grâce à l’extrême gauche, analyse Pierre-André Taguieff. Aujourd’hui, sur le plan des valeurs, le bagage culturel de la Nouvelle Droite est comparable à celui de l’Action française des années 1930. Sur les auteurs « maudits » par exemple, on tient un discours relativiste qui était impensable il y a vingt ans. On peut y voir une sortie du manichéisme, mais il y a aussi beaucoup de naïveté. »

Finkielkraut, pour sa part, donne dans son livre quelques exemples de ce à quoi aboutit ce mélange de correction politique et de régression : la pétition lancée par le romancier Édouard Louis contre Marcel Gauchet lors des derniers Rendez-vous de l’histoire de Blois, Emmanuel Todd et Edwy Plenel devenus, au nom des Lumières, « idiots utiles » de l’islamisme, Najat Vallaud-Belkacem dont la réforme de l’enseignement, sous couvert d’égalité, se fixe, dit Finkielkraut, « la médiocrité pour tous comme but ultime ».Et que dire des ultra-laïcs, cette autre tendance dont on retrouve des représentants jusqu’à l’extrême droite, se réclamant elle aussi des Lumières ? « Au fond, dit Marcel Gauchet, le paradoxe de la raison est qu’elle ne comprend qu’elle-même. Regardez les laïcs confrontés au phénomène religieux. La seule réponse est un haussement d’épaules. Évidemment c’est assez court. Ça n’explique pas pourquoi la hausse du niveau d’éducation dans le monde se traduit aussi par une hausse du fondamentalisme. » « La croyance en un progrès infini n’a rien à voir avec les Lumières », rappelle pour sa part Pierre-André Taguieff, qui parle à ce sujet de « dégradation du voltairianisme ».

Paradoxalement, l’héritage des Lumières est aujourd’hui revendiqué par tout le monde : les « déclinistes » au nom de la civilisation – et certains catholiques en appellent à la laïcité et à Voltaire – et les « progressistes » au nom de l’avenir « multipolaire » (quitte à se découvrir des sympathies pour le relativisme culturel, thème pourtant traditionnellement associé aux anti-Lumières). Tout le monde se veut éclairé – mais il n’a jamais fait si sombre.

Par Marc Weitzmann

Critique et écrivain, Marc Weitzmann a dernièrement signé les romans Une matière inflammable (Stock, 2013) et Quand j’étais normal (Grasset, 2010).

Photos de gauche à droite : Alain Badiou, Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut, Emmanuel Todd, Michel Onfray Agence Leemage, d’après des photos Opale (Hannah Assouline, Philippe Matsas, Basso Cannarsa, John Foley, Frédéric Myss) et des détails de portraits (musée Carnavalet/Selva (trois fois) ; musée du Louvre/photo Josse ; musée de la Révolution francaise, Vizille/ DeAgostini). © ADAGP-Paris

Le roman gothique – par Marc Weitzmann dans Mensuel n°560 daté octobre 2015 à la page 68 (2476 mots) | Gratuit

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