Pour lui, les sociétés musulmanes «doivent sortir de leur profonde léthargie», car, dit-il, c’est la bataille des idées qu’il faut gagner pour s’éloigner d’une «religiosité aliénante» et d’une «normativité religieuse asphyxiante».

Algeriepatriotique : Des théologiens appellent à une refondation de la pensée de l’islam. Le monde musulman est-il prêt pour un tel projet ? Qui est habilité à décider de cette réforme ?

Ghaleb Bencheikh : La question est, tout simplement, être ou ne pas être… musulman. Et, on ne peut pas vivre au XXIe siècle avec une mentalité cryogénisée et figée au VIIe. Aussi est-il vital de se résoudre à dégeler toutes les glaciations idéologiques. Il y va de la survie d’une tradition religieuse multiséculaire qui a sous-tendu une civilisation impériale. On ne peut pas continuer à croire que ce qui a précédé l’Hégire fut l’ère de l’ignorance et de l’obscurantisme et que depuis 622 ce sont les lumières de la foi qui nous dispensent de rattraper, par exemple, la séquence historique «moment Descartes/moment Freud». Non seulement cette séquence avec tout ce qu’elle comporte a été totalement ratée – auquel cas il faut la retrouver, l’étudier, l’ingérer, la critiquer et la dépasser –, mais elle relève pour certains pseudo-théologiens musulmans d’un impensé. Alors, quand bien même le monde musulman ne serait pas prêt à ce projet, il faudrait l’y préparer et l’y amener avec beaucoup de pédagogie.

C’est par une véritable propédeutique qu’il faut passer, c’est le rôle en principe de l’école. Sortir de la raison religieuse dévote pour laisser place à la raison critique autonome. Ce sont les penseurs, les philosophes, les intellectuels et les théologiens qui doivent entreprendre ce chantier par les canaux académiques dans un cadre universitaire, puis avec une explication pédagogique via les réseaux sociaux et les canaux satellitaires. La blogosphère doit servir à cette entreprise de refondation de la pensée théologique islamique afin de se soustraire à l’argument d’autorité et en finir avec la pensée magique et les représentations superstitieuses.

En dépit des effets désastreux de l’idéologie wahhabite, les théologiens prônant cette idéologie continuent d’être écoutés dans le monde musulman. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Parce que le discours alternatif – à supposer qu’il puisse être tenu sous des climats autoritaires – peine à se faire entendre, voire il est totalement inaudible. Ce discours «intelligent» n’arrive pas à faire contrepoids à celui, obscurantiste, soutenu par une propagande agressive aliénant les esprits et culpabilisant des consciences. D’autant plus que beaucoup de fidèles croyants pensent de bonne foi que c’est la seule version standard ne varietur qui leur est enseignée depuis toujours. C’est la Vérité dans toute sa rectitude qui se déploie, garantie par le divin. L’interroger relève de l’impensable.

On ne veut pas toucher au sacré qui est devenu de plus en plus «obèse». Or, il est urgent de lui imposer une véritable cure d’amaigrissement, dussions-nous pour cela transgresser des tabous. Il faut savoir donner le coup de bambou sur l’épaule qui fasse sortir le bonze de sa longue méditation. Il en est de même pour les sociétés musulmanes ; elles doivent sortir de leur profonde léthargie. Encore faut-il qu’il y ait plus de liberté et de démocratie et un niveau de conscience et de développement humain élevé.

Le gouvernement français veut instaurer un «nouvel islam de France». Qu’est-ce que ce «nouvel islam» ?

Les pouvoirs publics en France sont légitimement fondés à chercher un interlocuteur privilégié parlant sinon au nom de l’ensemble des musulmans de France, au moins au nom d’une instance chargée de l’organisation du culte islamique. Sauf qu’il ne s’agit nullement de fonder un nouvel islam de France. Cela n’a pas de sens. En revanche, il est clair qu’en France on ne vit pas son islamité comme au Yémen ou en Arabie Saoudite. Les musulmans français, comme citoyens, ont à cœur de conjuguer harmonieusement et intelligemment les préceptes coraniques et les valeurs républicaines. La triade liberté, égalité, fraternité, va de pair avec une éthique islamique laissant place à l’amour, à la fraternité et à la solidarité sous la voûte commune de la laïcité. Alors, évoquer plusieurs «islams» affublés chacun d’une épithète, n’aide pas à la lisibilité ni à l’intelligibilité du fait islamique en France.

En réalité, c’est la bataille des idées qu’il faut gagner pour sortir d’une religiosité aliénante et d’une normativité religieuse asphyxiante. Il y a certaines pratiques qui sous couvert d’observance – le plus souvent abusive et sans aucun fondement théologique – minent la vie commune dans la société et sont même attentatoires à la dignité humaine. C’est d’une tradition islamique assainie de ses scories et de ses germes d’intolérance dont il s’agit. Et la France finira par avoir un islam de spiritualité, de beauté et d’intelligence.

Le choix porté par le président Hollande sur Chevènement pour diriger la Fondation pour l’islam de France signifie-t-il que les organisations musulmanes de France ont failli ?

C’est vrai, ce choix illustre à lui seul l’état de désorganisation et de désunion des musulmans de France. Certes, il y plus qu’un (ou une) musulman(e) habilité(e) à présider la fondation des œuvres de l’islam, mais, eu égard à la situation d’éparpillement des musulmans français et le fait qu’ils n’arrivent pas à se mettre d’accord, il vaudrait mieux – dans un premier temps et pour quelque temps – une solution à la «Chevènement». L’homme est sage et il inspire le respect. Il agirait – en empruntant la métaphore à la physique – comme le champ électromagnétique qu’on applique au mouvement brownien afin d’aligner toutes les particules d’un gaz qui auparavant étaient dans un mouvement désordonné.

La France, qui a du mal à lutter contre l’extrémisme auquel elle a permis de proliférer sur son sol, veut maintenant procéder à la reconfiguration des instances islamiques. Est-ce encore possible ?

Dans un Etat laïque où la politique doit-être clairement désintriquée de la religion, ce n’est pas aux pouvoirs publics de s’immiscer dans l’organisation interne d’un culte. Aussi, faut-il arrêter l’interventionnisme de l’administration. Donc, ce n’est pas à la France officielle de procéder à la reconfiguration des instances islamiques de France. Toutefois, dès lors que nous pâtissons tous de cette inertie, voire de cette incapacité à élaborer une organisation réfléchie et durable, force est de constater qu’il faut un catalyseur et l’Etat pourrait jouer cette catalyse afin de favoriser, notamment par des moyens logistiques, la mise sur pied d’instances islamiques indépendantes dirigées par des personnes compétentes, sérieuses et intègres.

Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi

algériepatriotique

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thomas-devos elisabeth

tout à fait d’accord avec andré, sortir du moyen age, alors les islamistes c’est pour quand

Daniel

Cet homme émet des raisonnements éclairés qui font de lui une exception dans ce grand « foutoir » aux idées !
Malheureusement, les musulmans de « base » n’ont pas le niveau pour accepter de remettre en cause leur schéma simpliste qui est bien étudié pour ne pas réfléchir et constituer la  » oumma  » tant espérée par les dirigeants de l’Arabie Saoudite, du Qatar et de tous les Emirats du Golfe.

André

Il a raison et nous en avons plus qu’assez des femmes voilées et des barbus en djellaba qui se comportent comme des colons en France avec leur accoutrement oriental…