Pekudei 5775

Nous connaissons  un verset si familier que nous ne nous arrêtons pas souvent pour réfléchir à sa signification. Il représente la première ligne du premier paragraphe du Chéma : «  Tu aimeras le Seigneur ton D.ieu  de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton mé’od » (?) Le dernier mot est, d’habitude, traduit par « force » ou « puissance ». Mais Rachi, se référant au Midrash et au Targoum, le traduit par “ avec toute ta richesse”.

 

Si c’est le cas, le verset semble incompréhensible, du moins dans l’ordre dans lequel il est écrit. « de toute ton âme » a été perçu par les Sages de la manière suivante et signifie, «  en donnant ta vie » si nécessaire. Il y a des périodes, heureusement assez rares, lors desquelles nous avons le devoir de renoncer à la vie elle-même plutôt que de commettre un péché ou un crime. Si c’est le cas, alors, cela va sans dire que nous devrions aimer Hachem avec toute notre richesse, ce qui signifie : même si cela exige un grand sacrifice financier. Pourtant Rashi et les Sages énoncent que cette phrase s’appliquent à ceux qui disent «pour qui la richesse signifie plus que la vie elle-même ».

 

Bien sûr que la vie est plus importante que la richesse. Pourtant les Sages savaient que, selon leurs propres termes : Adam bahul al mammono [1], ce qui signifie que le peuple commet des actes étranges, précipités, irréfléchis et irrationnels dès que l’argent est en jeu. Un gain financier peut représenter une très grande tentation, nous conduisant à des actes qui nuisent à autrui et en fin de compte à nous-mêmes.

Ainsi, quand on en vient à des questions financières, particulièrement lorsque des fonds publics sont engagés, la tentation ne doit pas exister, pas plus que le doute n’est permis, pour savoir si cet argent a été utilisé pour l’objet pour lequel il a été donné. Un audit scrupuleux et transparent doit alors exister. Sans cela, apparaît un risque moral : une très grande tentation associée à un maximum d’opportunités.

 

De là, la paracha Pekudei, avec son compte-rendu détaillé de la manière dont les donations pour la construction du Mischkan ont été utilisées : « Sont mentionnés les montants du matériel utilisé pour le Tabernacle, le Sanctuaire du Témoignage, qui ont été enregistrés par l’ordre de Moïse aux Lévites, sous la direction d’Ithamar, fils d’Aaron, le prêtre » (Exodus 38: 21). Le passage se poursuit en mentionnant la liste des sommes exactes d’or, d’argent et de bronze collectés, et les utilisations qui en ont été faites.

 

Pourquoi Moïse a –t-il fait cela ? Un Midrash propose cette réponse :

“ Ils ont fixé du regard Moïse (Ex. 33: 8) – Les gens du peuple ont alors critiqué Moïse. Ils se sont dit l’un à l’autre, « Regarde ce cou. Regarde ces jambes. Moïse mange et boit ce qui nous appartient. Tout ce qu’il a nous appartient. “L’autre aurait répondu : “Un homme qui a la responsabilité du travail du Sanctuaire – qu’en attends-tu ? Qu’il ne devienne pas riche ? » Dès qu’il a entendu cela, Moïse a répondu  « Sur ta vie, dès que le Sanctuaire est achevé, Je vais te rendre des comptes »[2]

Moïse a émis un bilan détaillé pour éviter d’être soupçonné de s’être personnellement approprié une partie des fonds donnés. Il est à remarquer l’insistance sur le fait que la comptabilité a été entreprise non pas par Moïse lui-même, mais par les Lévites sous la direction d’Ithamar » en d’autres termes, par des auditeurs indépendants.

 

Il n’y a pas d’allusion directe à ces accusations dans le texte lui-même, mais le Midrasch peut être basé sur la remarque que Moïse a faite pendant la rébellion de Korah : «Je ne leur ai même pas pris un âne, pas plus que je n’ai trompé aucun d’eux » (Num. 16: 15). Les accusations de corruption et d’enrichissement personnel ont souvent été portées contre des leaders, avec ou sans justification d’ailleurs. On peut penser que, puisque Hachem voit tout ce que nous faisons, cela devrait suffire à nous protéger des actes répréhensibles. Pourtant le Judaïsme ne dit pas cela. Le Talmud rapporte une scène du Rabban Yochanan ben Zakkai sur son lit de mort, alors que le maître est entouré de ses disciples :

 

Ils lui dirent, “Notre Maître, bénis nous. « Il leur répondit alors, «  Puisse être la volonté de Hachem que la crainte du Ciel soit aussi forte que la crainte de la chair et du sang ». Ses disciples lui demandèrent, « Est-ce tout ? » Il répondit, «Si seulement vous pouviez ressentir, au moins, une telle crainte ! Vous pourriez alors voir par vous-mêmes la véracité de mes propos : lorsqu’un homme est sur le point de commettre une transgression, il se dit, J’espère qu’aucun homme ne me verra ». [3]

Lorsque les humains commettent un péché, ils sont inquiets du fait que d’autres hommes pourraient les voir. Ils ont oublié que Hachem les voit certainement. La tentation brouille le cerveau, et personne ne devrait croire qu’il est immunisé. Un passage plus tardif, dans le Tanakh, semble indiquer que la comptabilité de Moïse n’était pas strictement nécessaire. Le Livre des Rois relate un épisode dans lequel, sous le règne du Roi Yehoash, des fonds ont été levés pour la restauration du Temple. « Ceux qui donnaient de l’argent pour payer les travailleurs n’ont pas exigé de comptabilité, car ils ont agi en toute honnêteté » (Livre des Rois II, 12: 16). Moïse, un homme tout à fait intègre, aurait pu agir, par conséquent, «au-delà de la stricte exigence de la loi ». [4]

 

C’est précisément parce que Moïse n’avait pas besoin de faire ce qu’il a fait, qui donne sa force à ce passage. Il doit y avoir de la transparence et une comptabilité lorsque les fonds sont publics même si les personnes concernées ont une réputation irréprochable. Les personnes de confiance doivent être et être perçues comme des individus disposant d’une intégrité morale. Jétro, le beau-père de Moïse l’a déjà évoqué lorsqu’il a dit à Moïse de nommer des subordonnés pour l’aider à conduire le peuple. Ils devraient être, dit-il, «  Des hommes qui craignent Hachem, des hommes dignes de confiance qui détestent les gains malhonnêtes » (Ex. 18: 21).

 

Sans une réputation d’honnêteté et d’incorruptibilité, les juges ne peuvent pas garantir que la justice puisse être rendue. Ce principe général a été retenu par les Sages lors de l’épisode du livre des Nombres lorsque les Reubénites et les Gadites ont exprimé leur souhait de s’établir de l’autre côté éloigné du Jourdain où la terre produit de bons pâturages pour leur bétail (Nombres 32: 1-33). Moïse leur a dit que s’ils faisaient ainsi, ils démoraliseraient le reste de la nation. Ils donneraient alors l’impression qu’ils seraient peu disposés à traverser le Jourdain et à se battre avec leurs frères lors des affrontements pour conquérir le pays.

 

Les Reubénites et les Gadites ont rendu public le fait qu’ils seraient prêts à être à la tête des troupes, et qu’ils ne retourneraient pas du côté du Jourdain avant que le pays ne soit totalement conquis. Moïse a accepté la proposition, disant que s’ils tenaient leur parole, ils seraient intègres [veheyitem neki’im]

aux yeux de Hachem et d’Israël » ” (Nomb. 32: 22). Cette phrase introduit la loi Juive suivant le principe que : « chacun doit s’acquitter lui-même avant de s’acquitter devant ses semblables aussi bien que devant Hachem » [5] Mais ce n’est pas suffisant pour agir justement. Nous devons être vus en train de bien faire, surtout lorsqu’il y a risque de rumeurs et de suspicion.

 

Il existe plusieurs illustrations dans la littérature rabbinique ancienne concernant les applications de cette loi. Ainsi, par exemple, lorsque les personnes viennent prendre des pièces de monnaie pour les sacrifices de la Chambre des Shekel dans le Temple, où l’argent était gardé :

 

Personne n’entrait dans la chambre en portant un manteau à doublure, ni des chaussures ni des sandales, ni des téfilines, ni une amulette, de peur que s’il devenait pauvre, les gens puissent dire qu’il est devenu pauvre en raison d’une iniquité commise dans la chambre, ou s’il devenait riche, les gens pourraient dire qu’il est devenu riche en raison d’un méfait dans la chambre. Pour cela, il est du devoir d’une personne d’être libre de tout blâme devant les hommes et devant Hachem, comme il est dit : « Ainsi tu trouveras la faveur et la bienveillance au regard de Hachem et des hommes ». (Prov. 3: 4). [6]

Il a été interdit à ceux qui entraient dans la chambre de porter quelque vêtement dans lequel ils pouvaient cacher et voler des pièces de monnaie. De façon similaire, lorsque les surveillants de charité disposaient de fonds inutilisés, il ne leur était pas autorisé de changer du cuivre contre des pièces en argent de leur propre pécule : ils devaient faire l’échange avec une tierce partie. Les surveillants en charge de la soupe populaire n’étaient pas autorisés à acheter le surplus de nourriture, lorsqu’il n’y avait pas de personnes pauvres à qui les distribuer. Les surplus devaient être vendus à d’autres, de telle sorte de ne pas éveiller les soupçons que les surveillants de charité profiteraient des fonds publics. [7]

Le Choul’hâne Aroukh ordonne que le recueil de charité doit toujours être fait avec un minimum de deux individus, de telle sorte que chacun puisse voir ce que l’autre fait. [8] Il existe une différence d’opinion entre le Rav Joseph Caro et le Rav Moshe Isserles sur la nécessité de fournir des comptes détaillés. Le Rabbin Joseph Caro statue sur la base du passage dans Le Livre des Rois II – « Ceux qui donnaient de l’argent pour payer les travailleurs n’ont pas exigé de comptabilité, car ils ont agi en toute honnêteté »- cela signifie qu’une comptabilité formelle n’est pas exigée des personnes dont l’honnêteté est irréprochable. Le Rabbin Moshé Isserles dit, cependant, qu’il est juste de le faire, en raison du principe, «  Sois intègre devant Hachem et devant Israël » [9]  

La confiance est essentielle dans la vie publique. Une nation qui soupçonne ses leaders de corruption ne peut pas fonctionner efficacement comme une société libre, juste et ouverte. C’est la marque d’une société saine que les dirigeants publics soient perçus comme accomplissant une mission de service plutôt qu’un moyen de pouvoir, qui autorise tous les abus. Le Tanakh est un enseignement permanent de l’importance de valeurs élevées dans la vie publique. Les prophètes ont été les premiers critiques mondiaux de la vie sociale, mandatés par Hachem pour dire la vérité et pour défier la corruption des leaders. Le défi d’Elijah au Roi Ahab, et les protestations d’Amos, Hoséa, Isaiah et Jérémie contre les pratiques dénuées d’éthique de leur temps, sont des textes classiques de cette tradition, établissant ainsi pour tous les temps des idéaux d’équité, d’honnêteté et d’intégrité. Une société libre est construite sur des fondations morales et celles-ci doivent être intransigeantes. 

L’exemple personnel de Moïse, en donnant une comptabilité sur les fonds qui ont été recueillis pour le premier projet collectif du peuple Juif, pose un cadre de référence vital pour tous les temps.

Par le Grand Rabbin et Lord Jonathan Sacks 

Adaptation : Florence Cherki

18 Adar  5775– 9 Mars 2015

 

 Notes : 

[1] Shabbat 117b.

[2] Tanchuma, Buber, Pekudei, 4.

[3] Berakhot 28b.

[4] Un concept-Clé de la Loi Juive (voir, e.g. Berakhot 7a, 45b, Baba Kamma 99b), signifiant surérogation, c’est-à-dire, faire plus, dans un sens positif, que ce que la loi n’exige.

[5] Mishnah, Shekalim 3: 2.

[6] Mishnah, Shekalim 3: 2.

[7] Pesachim 13a.

[8] Shulkhan Arukh, Yoreh Deah 257: 1.

[9] Shulkhan Arukh, Yoreh Deah 257: 2.

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