Le Rav Yehouda Léon Askénazi -Manitou zatsal (1922-1996)

LES DIFFÉRENTES ÉTAPES

L’histoire de ma vie ne présente aucun caractère d’exemplarité particulière, sinon qu’elle est représentative d’une grande mutation d’identité qui s’est produite au sein du peuple juif.

Mon père a été le dernier Grand Rabbin des Juifs d’Algérie. C’est là la fin de toute une communauté. Apparemment, cette fin s’explique par la décolonisation de l’Algérie et le départ des Français auxquels se sont adjoints l’immense majorité des Juifs vivant en Algérie, citoyens français depuis le siècle dernier. Mais ce n’est qu’une apparence. En effet, il s’agit de  l’un des bouleversements démographiques et historiques qui ont affecté la judaïcité contemporaine. Il s’inscrit dans le cadre des événements qui s’annonçaient déjà depuis la deuxième guerre mondiale et qui prendront toute leur signification avec l’apparition de l’État d’Israël.

Je suis né Juif algérien – citoyen français par ailleurs – et pendant toute la première partie de ma vie, qui s’est déroulée en Algérie jusqu’à la seconde guerre mondiale, je me suis donc connu, sans prêter trop de signification à ces définitions – comme un Français d’Algérie, de religion juive.

La deuxième partie de ma vie – après la guerre – s’est déroulée en France où j’ai découvert l’immense complexité sociologique du peuple juif et de son histoire, en rencontrant – moi qui suis d’origine séfarade – le judaïsme achkénaze.

La troisième partie de ma vie se passe en Israël, en tant qu’Israélien. C’est donc, dans un style particulier, un exemple de la mutation d’identité qui transforme, de notre temps, le peuple juif en nation hébraïque ou plus exactement, qui transforme un Juif en Israélien.

Une grande partie de mon existence, j’ai été Juif de la diaspora et j’ai encore en mémoire la prise de conscience de l’identité juive de diaspora, identité qui continue à exister parallèlement ou autour de la société israélienne. Je sais par expérience qu’un Juif de diaspora comprend difficilement la réaction de conscience de l’Israélien concernant le fait que les quatre cinquièmes du peuple juif ne semblent pas touchés par cette mutation d’identité. Il est indéniable qu’il existe une solidarité – non pas de destin, terme étranger à la tradition juive – mais de destinée historique, commune à l’ensemble du peuple juif. Et c’est pourquoi, il m’a semblé nécessaire d’exprimer, en français, pour le public français, cette réaction de conscience de l’Israélien contemporain.

FRANÇAIS D’ALGÉRIE DE RELIGION JUIVE

Je suis né dans une famille de rabbins et mon grand-père était un rabbin algérien. Je me suis toujours senti à l’aise dans le monde d’identité juive dans lequel il vivait et où j’ai vécu, enfant. Ce monde, qui représente l’une des modalités d’existence juive dans la diaspora depuis 2 000 ans, était très complexe. Le Juif, durant ces 2 000 ans, a toujours été l’homme d’une identité mixte, d’origine hébraïque, mais très étroitement greffé en symbiose sur le paysage culturel du pays où ses voyages l’avaient mené.

En Algérie, il y avait cependant une nuance particulière du fait que différentes cultures s’étaient mêlées sur cette terre. On pourrait formuler ainsi ce type très particulier de culture juive : nous priions en hébreu et, à travers l’hébreu des prières, nous étions rattachés à tout le passé hébraïque, biblique ; notre affectivité se partageait entre la mélodie arabe et le folklore espagnol et notre langue de culture était le français. C’était là un ensemble culturel très précis, peut-être pas suffisamment étudié, un type de culture marginale qui aurait pu, si l’Histoire lui en avait donné la possibilité, fonder une civilisation pour elle-même.

Aujourd’hui, je connais le monde juif de mon petit-fils, qui est un monde hébreu cohérent, et j’y suis à l’aise autant que j’ai pu l’être dans celui de mon grand-père, bien que d’une tout autre manière. Cependant, il est bien évident qu’il faut noter une asymétrie fondamentale : mon petit-fils ne connaîtra jamais le monde révolu de mon grand-père. La communauté juive algérienne s’est transplantée ailleurs et, de toute évidence, l’authenticité de sa dimension culturelle était attachée à un paysage historique et culturel qui ne se reconstituera plus. On peut le regretter, pas seulement pour la culture juive telle que je l’ai connue en Algérie, mais également pour les cultures de toutes les juiveries qui se sont constituées partout, à travers les siècles, pendant les 2 000 ans de la diaspora.

Mon grand-père rêvait au monde de mon petit-fils, mais il y rêvait de manière traditionnelle, classique, orthodoxe, à la manière dont un rabbin de la diaspora cohérent avec sa tradition et ses croyances rêvait à la restauration de l’identité hébraïque.

Toute la vie liturgique du calendrier – les commémorations, les prières – était tournée vers l’espérance du retour à Sion. Le seul fait que la référence aux réalités profondes de l’hébraïsme subsistait était essentiel.

La famille de ma mère descend de la lignée des Juifs d’Espagne. Celle de mon père, installée en Algérie depuis plusieurs siècles, descend de Juifs polonais.

Or, mon père est devenu l’élève de mon grand-père et plus tard son gendre, et c’est ainsi que, très jeune, j’ai connu deux équations culturelles : les Juifs d’Algérie qui vivaient à la manière proprement algérienne et judéo-arabe – et les Juifs de style européen. Je n’ai pas connu mon grand-père paternel, mais j’ai connu mon grand-père maternel qui était encore habillé « à la turque », c’est-à-dire comme l’étaient les Juifs turcs – les Arabes d’Algérie interdisant aux Juifs, avant l’arrivée des Français, de porter un habit de style arabe. Je dois dire que, du point de vue de l’esthétique, nous gagnions au change.

J’ai été l’élève de mon père et de mon grand-père et aussi l’élève des élèves de mon père au Talmud Thora et à la Yéchiva Etz ‘Hayim. Le Talmud Thora, c’était uniquement l’école religieuse et, faute d’établissement scolaire juif, nous allions à l’école française. J’ai ainsi acquis la culture française par la voie la plus classique, au lycée, puis plus tard, à l’université. C’était à Oran, puis à Alger et en fin de compte à Paris.

Un des souvenirs les plus vivaces qui accompagne ma mémoire est le caractère mythique de toute forme de judaïsme autre qu’algérien.

En Algérie, au temps de ma jeunesse, il y avait entre 120 000 et 130 000 Juifs. Pour nous, c’était le peuple juif. On avait entendu dire qu’il existait, dans d’autres pays et sur d’autres continents, des Juifs en très grand nombre, mais ils nous apparaissaient un peu mythiques : ils n’étaient pas de l’équation très particulière que nous avions reçue, algérienne de culture française.

Pour nous, enfants, l’idée qu’un Juif puisse être de culture allemande ou autre nous apparaissait irréelle. Et c’est le choc des événements de la Guerre mondiale qui nous a fait découvrir le caractère historique du peuple juif, comme tel. J’ai compris qu’une autre dimension de la condition juive dans la Diaspora était une condition humaine de résistance qui ne pouvait subsister sans héroïsme, ce qui amenait bon nombre d’entre nous à ne concevoir leur identité juive que sous une forme militante.

Dans mon cas particulier, cette conception a été favorisée par le fait que j’ai très rapidement fait partie des E.I.F. – les Éclaireurs israélites de France – au moment historique où ce  mouvement est entré dans la Résistance contre les Allemands.

Nous vivions en minorité ethnico-religieuse, dans des quartiers particuliers. On ne trouvait pas en Algérie de quartiers séparés comme c’était le cas au Maroc, en Tunisie ou dans d’autres pays, mais on savait très bien si telle maison, telle rue faisaient partie du quartier juif ou non.

À Oran, la ville où j’ai vécu, la majorité des Juifs habitaient dans un quartier particulier, mais toute une frange de la population juive résidait dans les quartiers européens – nous les considérions déjà comme des Juifs assimilés, sans très bien connaître encore la signification du mot. Assimilés parce que très imprégnés de culture française – mais aussi par le fait que c’étaient des familles qui pratiquaient de moins en moins la vie juive. Nous ne comprenions pas toujours que cet abandon des pratiques religieuses signifiait le plus souvent l’abandon de l’identité juive, tant ces deux choses étaient mêlées.

Il faut insister sur le fait que notre appartenance à la nation française ne faisait pas l’ombre d’un doute. Probablement parce que c’était la première fois depuis des siècles que des Juifs de ces régions avaient reçu une citoyenneté. Et l’accès à l’égalité des droits nous inspirait une reconnaissance envers la nation qui nous avait acceptés, au point de nous considérer nous-mêmes pour ce que nous n’étions pas – des membres de la nation.

Je m’en suis aperçu à l’armée. Pour nous, il était évident qu’il y avait des Français de différentes catégories religieuses. Nous ne voulions pas réfléchir au fait que notre spécificité religieuse était en réalité une spécificité nationale. Il s’agissait de la religion d’une nation particulière, bien définie, qui ne pouvait être acquise par un membre d’une autre nation que s’il changeait d’abord de nation. N’importe quel homme peut devenir Juif, mais, par là-même, il entre dans la nation juive.

Et l’antisémitisme des Pieds-Noirs – ces Français d’Europe – ne faisait que renforcer ce sentiment d’identité nationale. En fait, nous avions très peu de rapports avec la population chrétienne, sinon à l’école et quelques relations personnelles. L’antisémitisme des Arabes ne portait pas sur une dimension politique. Il était d’emblée l’antisémitisme religieux de l’Islam.

De par sa richesse et sa complexité, la vie juive étaient très vulnérable et, par conséquent, impossible à transmettre hors de conditions très particulières. On sentait déjà une asymétrie dans le poids spécifique de la culture française par rapport à cette culture judéo-arabe.

LA FAILLE DANS NOTRE RELATION À L’IDENTITÉ FRANÇAISE

La guerre est arrivée en 1939 et, né en 1922, je n’étais pas encore en âge d’être mobilisé. Et puis, la guerre a été perdue. Nous avons vécu des mois et des années très pénibles en découvrant la Shoah et ce qu’avait été le vécu du judaïsme européen. En 1942, a eu lieu le débarquement des Alliés et là se situe, de façon très profonde, l’une des premières prises de conscience de bien des Juifs algériens : il y avait une faille dans notre relation à l’identité française.

Les lois du régime de Vichy étant appliquées en Algérie, nous n’étions plus considérés comme des citoyens français à part entière. On nous avait d’ailleurs donné des cartes d’identité française portant la mention « Juif indigène algérien ». Pour la plupart d’entre nous, c’était un mauvais moment à passer ; la France n’était plus elle-même mais ce n’était pas la France réelle qui nous avait retiré notre citoyenneté.

C’était le régime de Vichy sous la pression des Allemands et nous attendions de retrouver notre nationalité française avec la victoire des Alliés. C’est là que se produisit, pour les Juifs algériens, un événement que les hommes de ma génération ont vécu de façon intense et qui a été – je m’en aperçois a posteriori – l’une des raisons de ma décision de devenir Israélien. En effet, après le débarquement des Alliés, les lois d’exception contre les Juifs ont continué à être en vigueur alors que le territoire de l’Algérie faisait partie du monde libéré. Nous avons vécu là quelques mois d’incompréhension totale : bien que la victoire soit arrivée en Algérie, les Juifs, bien que citoyens français, restaient soumis aux lois d’exception. Je ne sais pas s’il n’y avait pas là un clin d’œil de la Providence pour nous montrer que nous n’étions pas Français mais Juifs indigènes.

Cette situation juridique provenait du fait que les Alliés s’étaient appuyés en Algérie sur les cadres du régime de Vichy, et il fallut attendre que de Gaulle vienne en Algérie pour que la citoyenneté française soit rendue aux Juifs.

Nous avons donc été mobilisés en tant qu’étrangers et, en particulier, dans la Légion étrangère. L’immense majorité des Juifs rassemblés dans le camp de la Légion pensait qu’il s’agissait d’une péripétie de l’Histoire et que le temps viendrait où l’on nous rendrait la citoyenneté française. J’ai été au camp de Bedeau de 1943 à 1944, puis j’ai fait la guerre dans la Coloniale, un corps de métier de l’infanterie française. Ce que j’ai vécu au cours de cette période a certainement travaillé souterrainement et, au moment où j’ai rencontré la réalité israélienne, cela s’est dénoué tout naturellement. Au fond, si j’avais dû vivre en diaspora, je me serais davantage considéré comme un Juif algérien de culture française que comme un Juif français de culture algérienne. L’Algérie est devenue par la suite un pays arabe et je ne pouvais pas me considérer comme un Arabe.

Encore aujourd’hui, je n’arrive pas à comprendre la manière dont les Juifs nord-africains en France se considèrent comme Français. Indépendamment du caractère anti-Juif ou anti-israélien des pays arabes, il ne leur vient pas à l’idée de se considérer comme des Arabes mais comme des Français. Cette attitude relève du racisme. Elle s’explique par le fait que les Juifs considèrent que l’indice culturel français est supérieur à l’indice culturel arabe. Ce qui est objectivement un non-sens parce que ces cultures ne se mesurent pas aux mêmes critères. Mais il y a une évidence pour un Juif qui a vécu en pays d’islam : la différence entre le Juif et l’Arabe n’est pas seulement d’ordre religieux, elle est aussi d’ordre national. Cette double différence n’existe pas par rapport à l’Européen. C’est l’un des éléments qui explique la perpétuation de la diaspora en milieu européen.

A posteriori, ce fut pour moi une expérience très enrichissante de connaître ce milieu de la Légion étrangère, mais nous n’étions pas organisés en tant que Juifs pour pouvoir développer en nous la conscience nationale. Nous nous considérions comme une espèce de minorité de type diasporique. La vie religieuse dans le camp était très intense et c’est là peut-être que j’ai commencé à comprendre la condition d’exil, dont je me suis complètement débarrassé en devenant Israélien.

J’ai senti que je n’étais pas chez moi et que, par conséquent, je n’avais aucun droit à réclamer. Je ne pouvais qu’essayer, par une stratégie de soumission, d’obtenir des faveurs.

C’est ainsi que la définition de la condition d’exil m’est apparue à ce moment-là. Je suis parti avec l’Armée d’Afrique et j’ai été blessé à Strasbourg quelques semaines avant la victoire. En route pour une permission de convalescence, je me trouvais permissionnaire à Marseille où j’ai vécu la grande fête de l’Armistice sur la Canebière. Le contingent de permissionnaires dont je faisais partie a été ramené en Algérie dans un bateau de guerre qui a été dérouté sur le département de Constantine parce qu’au même moment éclataient les premières révoltes nationales arabes. J’ai vécu la Shoah comme si elle m’avait atteint personnellement, bien que ma communauté n’ait pas été directement menacée, contrairement à la communauté juive de Tunisie, pays où les Allemands avaient débarqué.

En Algérie déjà, je m’étais senti personnellement concerné par le fait que le régime de Vichy avait préparé l’extermination des Juifs. On a découvert, à l’arrivée des Alliés, que des listes d’otages avaient été préparées. En tant que fils du Grand-Rabbin de la ville, je figurais d’ailleurs sur la première liste.

Dans un premier temps, nous pensions qu’il s’agissait de persécutions portées à leur paroxysme. Ce n’est que dans la découverte concrète, après la guerre, quand nous avons rencontré les rescapés sortis des camps, que nous avons compris qu’il y avait là une tentative d’anéantissement du peuple juif en tant que nation.

Je suis personnellement lié à la Shoah, puisque lors de la première promotion de l’École d’Orsay, j’ai rencontré celle qui est devenue ma femme et qui est orpheline d’une famille disparue à Auschwitz.

par www.judaicalgeria.com

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