Les paradoxes de Colette pendant la Seconde Guerre mondiale

ENTRETIEN. Dans « Colette en guerre », l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon documente l’attitude de l’écrivaine, qui trembla pour son troisième mari, juif.

Le 28 janvier 2023 marquera le 150e anniversaire de la naissance de Colette. À cette occasion, l’Institut de France lui rendra hommage lors d’un événement ouvert au public. Biographe du maréchal Pétain (prix de la biographie du Point), Bénédicte Vergez-Chaignon, spécialiste de l’histoire de Vichy, publie Colette en guerre (39-45), un essai remarquablement documenté qui fait toute la lumière possible sur les relations de l’écrivaine à la politique, pendant ces années où son mari, juif, fut arrêté. Entretien.

Qu’est-ce qui a mené l’historienne que vous êtes à Colette ?

Bénédicte Vergez-Chaignon : Depuis mon adolescence, je suis une grande lectrice de Colette, mais c’est la période du confinement qui m’a amenée à lire son recueil intitulé De ma fenêtre, qui reprend ses articles publiés entre 1940 et 1941 dans Le Petit Parisien, un journal connecté hypercollaborationniste. Or, en consultant les articles sur Gallica, je me suis aperçue qu’aucune coupe n’avait été faite du journal au recueil. Sachant qu’il demeure une ambiguïté dans l’attitude de Colette pendant la guerre, je me suis prise au jeu, écrire sur quelqu’un qui n’est ni un héros ni un traître, pour une fois [sourire] ! C’était une sorte de jeu de piste sur des questions que les littéraires qui travaillent sur Colette n’ont pas abordées de la même façon, avec ce genre d’informations d’historien. En mettant les pièces sur la table, on voit surtout une dame de 70 ans qui essaie de gagner sa vie, et dont l’état de santé ne permet pas de prendre une mitraillette…

« Je ne suis pas digne de la politique », a dit Colette. Une coquetterie ?

Comme elle a dit aussi « je ne suis qu’une femme, je ne suis pas une intellectuelle », cela fait partie de son jeu et c’est vrai qu’elle a une façon distanciée d’écrire sur l’actualité, ce n’est pas de la simple modestie. Elle est dans le contrôle de son image, dont elle connaît le grand impact. Elle a compris qu’elle doit la manier avec circonspection et prend des précautions. Il faut se rendre compte que Colette est à peu près la seule femme à cette époque qui a l’étiquette « grand écrivain. » Elle est dans tous les ouvrages collectifs, les journaux, et tout le temps la seule femme au milieu d’auteurs prestigieux. C’est pourquoi elle est si attentive à son image, essayant de se façonner une stature. Quelqu’un comme Claude Farrère, qui s’est battu en vain pour la faire entrer à l’Académie française, était persuadé de son talent littéraire exceptionnel, mais très souvent, dans leur correspondance et leurs journaux, les hommes de cette époque la dévalorisent en douce, avec ses « histoires de bonnes femmes », la qualifiant d’« auteur à dictée », ce qui est pourtant une belle reconnaissance !

Vous écrivez qu’« elle ne déserte pas Paris malgré́ la menace des bombardements aériens mais qu’elle contribuera, dans la mesure des moyens d’une romancière de 70 ans, à l’effort de guerre ». De quelle façon ?

Dans cette période de la drôle de guerre, entre septembre 1939 et mai 1940, elle apporte sa pierre à l’édifice de la propagande, tient chronique dans Paris soir, fait la promotion des consignes – se réfugier dans les abris antiaériens, emporter son masque à gaz (toute chose qu’elle ne fait pas elle-même). Elle est embauchée par la radio Paris mondial pour s’adresser aux Américains, car elle est lue dans les pays anglo-saxons. Avec son talent d’écriture et son habitude de la scène, elle fait ses émissions en direct avec une certaine conviction, elle prend ainsi sa part à l’effort de guerre, et elle est payée aussi…

Colette collabore aux journaux, raconte ce qu’elle voit de sa fenêtre sur le Palais-Royal, mais semble tomber des nues quand son troisième mari, juif, Maurice Goudeket, doit porter l’étoile jaune, puis est arrêté…

Tous les deux, dans les années 1930, avaient oublié que Maurice était juif et, au fond, ça leur tombe réellement dessus quand ils essaient de repasser la ligne de démarcation pour rentrer à Paris, vivant jusque-là dans le brouillard de discours sur le nazisme. Soudain, Colette prend une première mesure de la réalité. Maurice était, comme beaucoup de Français juifs, très légaliste. On voit alors une Colette prudente, qui ne veut pas signer une pétition pour Julien Cain, directeur de la Bibliothèque nationale révoqué par Vichy, mais lui envoie des colis dans son camp. Une Colette qui fait profil bas, ou neutre, jusqu’au coup de tonnerre, le 12 décembre 1941, de l’arrestation de Maurice, lors de la rafle dite des notables, dont on s’étonne qu’elle ait pris dans ses filets un journaliste à tout faire, qui n’était pas connu. C’est certainement la notoriété de sa femme qui a attiré l’attention sur lui, et Colette doit se sentir très coupable. Il sera libéré le 6 février 1942. Il y eut dans ce laps de temps plusieurs libérations avant que ne commencent les déportations. Colette et Maurice écriront des lettres de remerciement à tout un tas de gens, comme on remercie des invités à un mariage… Personne ne sait finalement pourquoi et par qui il a été libéré, mais beaucoup revendiquent le fait d’avoir été les artisans de cette libération.

Colette est aussi publiée, en 1941…

Ces plaisirs… est réédité en 1941 sous le titre Le Pur et l’Impur, et elle ne trouve rien de mieux qu’un éditeur aryanisé, Aux armes de France, pour publier ce livre consacré à la sexualité féminine et à l’homosexualité ! Mais là, c’est encore une situation de double fond, car, si Vichy fait si peu appel à elle, qui aurait pu servir le discours sur les paysages, la campagne, c’est parce qu’il n’a pas oublié sa réputation, pas franchement conforme à la devise « Travail, famille, patrie ».

Et c’est pendant que son mari commence à avoir des ennuis qu’elle écrit Gigi.

Maurice est parti clandestinement en zone libre à la suite de l’instauration de l’étoile jaune, ils ne savent pas quand ils se reverront, il lui manque beaucoup, elle est inquiète. Et ce roman est celui où elle compense, en faisant appel à tous ses tours, en plongeant dans la Belle Époque qui mérite son nom, c’est un livre très drôle, amoral, avec une histoire d’amour qui finit bien. Compenser correspond très bien aux déclarations qu’elle fait à l’époque sur le théâtre, le spectacle, en affirmant qu’on a bien le droit, dans la guerre, à des moments de pause ou de respiration…

Que dire des interactions de Colette avec le gouvernement du maréchal Pétain ?

Colette a eu très peu d’interactions avec Vichy, à part cette dictée pour le Secours national, dont la figure tutélaire est le Maréchal, pour le compte de l’Entraide d’hiver, et dans laquelle elle case une phrase sur la solidarité évoquant « la république des insectes ». On est alors en mars 1942, et c’est ça, le paradoxe de Colette, ce que l’on pourrait appeler son double fond. Sollicitée pour un jury du prix du ministère de l’Agriculture, sur le thème du retour à la terre, du paysan français éternel, elle se bagarre pour imposer un livre qui n’est pas du tout dans cette optique-là, signé d’un professeur des écoles normales d’instituteur, qui ont été supprimées par Vichy. Ce sont les paradoxes de Colette…

« Voyez-moi le ton de cette jouvencelle », dit Colette de sa fille, qui, elle, écrit dans la presse contre les écrivains collabos.

Colette de Jouvenel est engagée, et déjà par le biais de gestes solidaires, accueillant des filles mères, puis des juifs, impliquée dans le ravitaillement de son village – la Corrèze, où elle vit, est une terre de maquis –, elle va se rapprocher des communistes comme beaucoup de jeunes. Et, de retour à Paris, elle tente sa chance dans la presse communiste féminine… Par les reportages de sa fille sur Dachau, Buchenwald, Colette apprend des choses de manière très violente, et y est très sensible puisque sa voisine du Palais-Royal Suzanne Spaak cachait des enfants juifs. Colette l’a soutenue financièrement. Et, quand on pense qu’elle se croyait en sécurité dans son immeuble, où vivaient le chef du célèbre « Orchestre rouge », l’agent soviétique Léopold Trepper, et des résistants traqués…

À la Libération, Colette, montrée du doigt par des Guitry, Céline, Brasillach, est accueillie au sein d’une Académie Goncourt qui se trouve plutôt mal en point…

Oui, c’est plutôt elle qui sauve l’Académie, car pas loin de la moitié des jurés sont en délicatesse avec la justice de l’épuration. Ils vont redorer leur blason en élisant Colette. Mais ce qui m’a vraiment étonnée, dans ce milieu littéraire, c’est de découvrir que Colette était la protégée d’Aragon, c’est une relation originale, assez incroyable. Aragon est le seul qui lui a fait signer une pétition politique en 1938 dans Ce soir pour un appel à l’union devant la menace de l’Anschluss, pensant « sur notre pays et sur l’avenir de la culture française ». Il lui écrit en retour : « Vous êtes pour nous tous une des plus vivantes raisons de croire à notre pays et son destin. Vous êtes ce qui encore enchante, quand il semble avoir perdu le sens même du chant. » Et, en 1944, il lui dédie Aurélien ainsi : « Au plus grand écrivain français. »

Verriez-vous Colette au Panthéon ?

Je pense qu’elle restera handicapée par son manque d’engagement politique visible, qui n’est pas compensé par un service militaire, une mobilisation comme Maurice Genevoix, représentant des anciens combattants… J’ose espérer que de nos jours sa vie sexuelle, privée, ses exercices professionnels décalés n’entreraient pas en ligne de compte, mais c’est vrai que la patrie ne va pas lui être reconnaissante…

Source : lepoint.fr

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