« Il n’y a pas de lien réel entre les juifs et les lettres de change, mais les deux ont été l’objet des fantasmes de conspiration »
La déportation dans les camps nazis, commémorée ce dimanche, constitue le paroxysme d’un antisémitisme occidental nourri par des siècles de préjugés. C’est à l’un des plus tenaces que s’attaque l’historienne Francesca Trivellato : celui associant les juifs à l’invention de la lettre de change, à la base du capitalisme.
Professeure d’histoire à l’Institute for Advanced Study de Princeton (New Jersey, Etats-Unis), Francesca Trivellato publie la version française de son ouvrage Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende (Seuil, 432 pages, 26 euros). Dans cet ouvrage, cette spécialiste de l’histoire économique et sociale de l’espace méditerranéen analyse un mythe tenace, qui a associé pendant plusieurs siècles les juifs et l’invention de la lettre de change, l’une des bases historiques du capitalisme.
Développée par l’avocat du droit maritime Etienne Cleirac (1583-1657), cette légende a véhiculé de nombreux préjugés antijuifs, dans le but de légitimer la pratique du commerce par les marchands chrétiens. L’étude généalogique de Francesca Trivellato permet d’éclairer un moment décisif de l’histoire économique et ses conséquences.
La lettre de change est un outil qui a permis le développement du capitalisme à partir de la fin du XIIIe siècle. En quoi consistait-elle exactement ?
La lettre de change était un outil incroyablement utile et complexe : elle permettait aux marchands de transférer des fonds vers des villes lointaines en évitant le risque d’expédier des pièces d’argent qui pouvaient être confisquées par des pirates ou perdues en cours de route. Une lettre de change était émise dans une monnaie et payée dans une autre. Les banquiers internationaux les plus influents pouvaient donc spéculer sur la fluctuation des taux de change.
Dans « Us et coutumes de la mer » (1647), l’avocat du droit maritime Etienne Cleirac fut le premier à attribuer l’invention de la lettre de change aux juifs. Pour quelles raisons fit-il ce rapprochement ?
Cleirac était roturier et voulait promouvoir la valeur sociale des marchands par rapport à l’aristocratie. Il a donc entrepris de développer une théorie de « l’honorable marchand ». Or, en son temps, la loi ne définissait pas d’usage moral de la lettre de change. Celle-ci pouvait ainsi profiter à des escrocs qui appauvrissaient les emprunteurs.
Nous avons oublié l’influence de cette légende parce que les historiens de l’économie savent qu’elle ne correspond à aucune réalité et préfèrent donc l’ignorer. On sait aujourd’hui qu’aucun marchand ou groupe de marchands n’a pas inventé les lettres de change, qui ont évolué lentement pour répondre aux besoins du commerce international à partir du XIIIe siècle.
Les premières versions de ces factures se trouvent à Marseille, Venise, Florence, aux foires de Champagne ou au sein d’autres pôles commerciaux européens, sans lien avec ce que raconte Cleirac. Malheureusement, nous avons aujourd’hui redécouvert à quel point les fake news peuvent façonner l’opinion publique et même le cours de l’histoire.
« L’opacité des lettres de change rendait méfiants ceux qui n’étaient pas en mesure d’en déchiffrer les codes », écrivez-vous. Pourquoi les juifs étaient-ils perçus comme des initiés capables de maîtriser mieux que les autres les règles du commerce ?
Même l’abbé Grégoire (1750-1831), qui a défendu la cause des juifs pendant la Révolution française, pensait qu’ils étaient doués d’un « génie calculateur » et qu’ils parlaient un « jargon hébraïco-rabbinique » incompréhensible pour les autres.
Les deux stéréotypes vont de pair : dans l’imaginaire chrétien, les juifs conspiraient pour siphonner les ressources économiques des chrétiens grâce à leur talent inné pour gagner de l’argent et vivaient séparés du reste de la population en faisant perdurer des rites religieux primitifs. Les philosophes des Lumières ont repris la plupart de ces préjugés chrétiens, ce qui explique en partie leur persistance aujourd’hui.
Vous expliquez en introduction de votre livre que votre interprétation « tourne autour de l’invisibilité », à la fois celle de la lettre de change et celle supposée des juifs. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
Avant la Révolution, l’invisibilité des juifs était liée à la conversion religieuse. Les juifs ont longtemps dû se convertir ou d’émigrer. Beaucoup acceptaient d’être baptisés, mais ils étaient soupçonnés de ne pas être sincères dans leur conversion. L’Inquisition poursuivait alors ces « nouveaux chrétiens » qui, selon elle, étaient des chrétiens en apparence mais des juifs dans l’âme – invisibles, donc.
Les lettres de change étaient, quant à elles, de minces morceaux de papier, sans valeur intrinsèque (contrairement aux pièces de monnaie métalliques), qui permettaient pourtant de déplacer d’importantes sommes d’argent d’un endroit à l’autre, de manière invisible. Il n’y a pas de lien réel entre les juifs et les lettres de change, mais tous deux ont entretenu des fantasmes de conspiration.
En quoi « Le Parfait Négociant » (1675), manuel de commerce très diffusé de l’économiste Jacques Savary (1622-1690), a-t-il prolongé, en les faisant évoluer, les préjugés antijuifs de Cleirac ?
Savary, qui voulait à l’origine prouver l’« utilité » du commerce pour le royaume de France, a répété la fausse histoire de l’invention juive de la lettre de change (dans un langage moins injurieux que Cleirac) et a contribué à transformer la figure de l’usurier juif médiéval en celle du marchand international juif tout-puissant, qui surpassait les négociants marseillais en Méditerranée grâce à des tactiques trompeuses. Le Parfait Négociant fut un véritable best-seller : vingt-neuf éditions de 1675 à 1800, déclinées en de multiples traductions – et sans compter les plagiats.
Dans « De l’esprit des lois » (1748), Montesquieu reprend lui aussi la légende de l’invention juive de la lettre de change, mais cette fois-ci pour valoriser les juifs. Cette apologie est-elle liée à sa conception du « doux commerce » ?
Oui, tout à fait. Pour Montesquieu, l’invention juive des lettres de change est un cadeau car elle affaiblit le despotisme. Montesquieu était un aristocrate, mais il s’opposait à la monarchie absolue qui avait dépouillé la noblesse de sa part de pouvoir. Dès lors que les marchands utilisent des lettres de change plutôt que des pièces, le roi ne peut plus confisquer l’argent arbitrairement : même s’il saisit les lettres, il ne peut pas s’en servir sans les racheter.
Cette version de la légende a connu un grand succès auprès des philosophes et le nom de Montesquieu a contribué à sa longévité. Elle offrait une version plus « positive » de l’histoire, mais ne s’intéressait qu’aux qualités du « doux commerce », et non aux juifs en tant que tels.
Karl Marx (1818-1883) dans « La Question juive » (1844) écrit : « La lettre de change est le vrai dieu du juif. Son dieu n’est qu’une illusoire lettre de change. » Comment comprendre cette phrase ?
La Question juive est parfois considérée, à tort, comme un texte antisémite. En réalité, Marx utilise les stéréotypes chrétiens sur les juifs comme métaphores pour dénoncer l’hégémonie de la propriété privée sur tous les aspects de la vie moderne. Pour Marx, il ne suffit pas d’émanciper les juifs en leur conférant des droits politiques (comme l’a fait la Révolution). Son objectif est l’émancipation de l’humanité tout entière « par rapport au trafic et à l’argent ».
Le Monde
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Dans « Les Juifs, le monde et l’argent », Jacques Attali fait remonter l’usage de la lettre de change à l’Exil de Babylone, sans doute inspiré du Code d’Hammourabi. Ce document de paiement est devenu universel, et indispensable pour toutes les opérations d’achat et de vente. Mais diabolisé par les cathos, les bolchos et les muzz (qui préconisent la « hawala », paradis des abus de confiance), qui se pincent le nez à l’odeur de l’argent, sauf quand ils peuvent voler les Juifs.