Yitro-post

 

A la Chambre des Lords, au Royaume-Uni, il existe une Chambre spéciale, entre autres choses, pour être l’endroit où les « pairs » sont introduits à la Chambre, après la remise de leur toge. Lorsque mon prédécesseur Lord Jakobovits a été intronisé, l’officiel lui a remis sa toge officielle, en lui rappelant qu’il était le premier Rabbin à recevoir les honneurs de la Chambre des Lords. Lord Jakobovits répondit, « Non, je suis le second ». « Qui était le premier ? ”, demanda l’officiel déconcerté. Lord Jakobovits montra le grand mur qui décorait la Chambre et donna son nom. Celle-ci est désignée comme la Chambre de Moïse en raison de la peinture murale qui la domine. Cette dernière montre Moïse qui porte les tables des Dix Commandements en descendant du Mont Sinaï. Ainsi, Moïse a été « le premier Rabbin » à orner La Chambre des Lords.

Les Dix Commandements, qui apparaissent, de façon centrale, dans la paracha de cette semaine, ont longtemps tenu une place tout-à-fait particulière, non seulement dans le Judaïsme, mais également dans le plus large registre des valeurs que nous appelons l’éthique Judéo-Chrétienne. Aux Etats-Unis, ils ornent souvent les tribunaux, bien que leur présence ait été contestée, dans certains états avec succès, en se fondant sur le fait qu’ils enfreignaient le premier amendement et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ils demeurent ainsi l’expression suprême de la loi la plus élevée à laquelle toute loi humaine est reliée.

Au sein du Judaïsme, ils tiennent également une place de choix. Au temps du Second Temple, ils étaient récités dans les prières quotidiennes dans le cadre du Chéma, qui avait quatre paragraphes et non pas trois. [1] Ce n’est que lorsque des sectaires commencèrent à prétendre que seulement ceux-ci et non pas les autres 603 commandements venaient directement de Hachem que l’on mit fin à cette récitation. [2]

Le texte a, néanmoins, conservé toute son emprise dans la mentalité juive. Même si on l’a retiré des prières communes et quotidiennes, on l’a conservé dans le livre de prières comme une méditation  personnelle à dire une fois que l’office collectif se soit terminé. Dans la plupart des communautés, les personnes sont debout lorsqu’est lu ce verset des Dix Paroles de la Torah, en dépit du fait que Maïmonide se soit prononcé contre cela. [3]

Pourtant leur singularité n’est pas si simple à expliquer. En tant que principes moraux, ils n’étaient pas aussi inédits. Presque toutes les sociétés ont édicté des lois contre le meurtre, le vol, et le faux témoignage. Il existe une certaine originalité dans le fait qu’elles soient apodictiques, à savoir, qu’elles s’expriment à travers de simples expressions, comme « Tu ne dois pas », qui s’opposent à la forme casuistique « Si.., alors ». Mais il n’y en a seulement que dix parmi un corpus plus grand de 613 commandements. Ils ne sont pas, non plus, mentionnés par la Torah elle-même comme figurant « dix commandements ». La Torah les appelle les « aseret –ha-devarim », ce qui signifie, « les dix paroles ». De là, la traduction grecque, Décalogue, qui signifie « dix mots ».

Ce qui les rend si particuliers, c’est qu’ils sont simples et faciles à mémoriser. Et cela, précisément parce que dans le Judaïsme la loi n’est pas uniquement destinée aux juges. L’Alliance au Sinaï, en se conformant au profond égalitarisme qui est au cœur de la Torah, n’a pas été conclue comme les autres alliances dans le monde antique, c’est-à-dire, entre les rois. L’alliance au Sinaï a été passée entre Hachem et tout le peuple. D’où le besoin d’une simple déclaration de principes fondamentaux dont chacun peut se rappeler et qu’il peut aisément réciter.

Plus que cela, ils fondent pour toujours les paramètres – la culture d’entreprise, telle que nous pourrions presque la surnommer- de l’essence juive. Pour comprendre de quelle manière, cela vaut la peine de réfléchir à leur structure fondamentale. Il y eut une profonde divergence entre les disciples de Maimonide et ceux de Ramban sur le sens de cette première phrase : « Je suis Hachem ton Dieu, qui t’a sorti d’Egypte, de la terre d’esclavage ». Maïmonide, en accord avec le Talmud, l’a interprétée comme  un commandement en soi : croire en Hachem. Ramban affirme que ce n’est pas du tout un commandement. Cela constitue le prologue ou préambule aux commandements. [4] La recherche moderne sur la formulation des alliances antique au Proche-Orient tend à se rallier à l’opinion de Ramban.

L’autre question fondamentale concerne la bonne façon de les subdiviser. La plupart des représentations des Dix Commandements les sépare en deux, en raison des « deux tables de pierre » sur lesquelles ils étaient gravés. Globalement, les cinq premiers concernent les relations entre les êtres humains et Hachem, les cinq autres entre les êtres humains eux-mêmes. Il existe, cependant, une autre manière de considérer les structures numériques de la Torah.

Les sept jours de la Création, par exemple, sont des structures de deux ensembles de trois suivis d’un tout- englobant ou synthétisant les sept. Durant les trois premiers jours, Hachem a séparé les domaines : la lumière et les ténèbres, les eaux supérieures et inférieures, ainsi que la mer et la terre ferme. Durant les trois jours suivants, Hachem les a empli des qualités appropriées et des formes de vie : le soleil et la lune, les oiseaux et les poissons, les animaux et l’homme. Le septième jour  est distingué des autres comme le jour saint. 

De même, les dix plaies se composent de trois cycles de trois suivis par un dixième autonome. Dans chaque cycle de trois, les deux premiers étaient annoncés par un avertissement, tandis que le troisième a frappé sans prévenir. Dans le premier de chaque série, Pharaon a été prévenu le matin, pour le deuxième, Hachem a dit à Moïse  « d’aller au devant de Pharaon » dans son palais, et ainsi de suite. La dixième plaie, à la différence des autres, a été annoncée dès le début (Ex. 4: 23). C’était moins une plaie qu’une punition. 

De la même manière, il me semble que les Commandements sont répartis en trois groupes de trois, avec un dixième qui est séparé des autres. Quand nous l’entendons ainsi, nous pouvons voir comment ils composent la structure fondamentale, l’essence profonde d’Israël en tant que société définie par l’Alliance avec Hachem, comme  un « royaume de prêtres et une Nation Sainte ».

Les trois premiers- pas d’autres dieux à part Moi, pas d’images gravées, et il n’est pas question d’implorer en vain le nom de Dieu- définit le peuple juif comme « une Nation sous le règne de Hachem ». Hachem est notre Souverain suprême. 

Par conséquent, toute autre loi terrestre est soumise aux impératifs fondamentaux reliant Israël à Hachem. Une souveraineté divine transcende toutes les autres formes de loyauté (Pas d’autres dieux que Moi). Hachem est une force vivante, pas un pouvoir abstrait (Pas de représentations gravées). Et la souveraineté présuppose le Respect (Ne pas invoquer mon nom en vain). 

Les trois premiers commandements, à travers lesquels le peuple déclare son obéissance et sa loyauté envers Hachem au-dessus de tout, fondent le principe le plus important d’une société libre, appelé les limites morales du pouvoir. Sans cela, le danger, même en démocratie, c’est la tyrannie de la majorité, contre laquelle la meilleure défense, le bouclier, c’est la souveraineté  de Hachem.

Les trois commandements suivants –le Shabbat, honore tes parents, et l’interdiction du meurtre- concernent tous le principe de Création de la Vie. Ils fondent des limites à l’idée d’autonomie, en ce sens que nous sommes libres de faire ce que nous aimons tant que cela ne nuit pas à autrui. Shabbat représente le jour consacré à Hachem, perçu comme Créateur et l’univers comme Sa création. Et par conséquent, un jour sur sept, toutes les hiérarchies humaines sont en sursis et chacun, maître, esclave, employeur, employé, même les animaux domestiques, sont libres.

 

Honorer ses parents, c’est reconnaître notre condition d’être humain. Cela nous enseigne chaque fait important n’est pas toujours le résultat de nos choix, mais que le principal, c’est que nous existons. Les choix des autres personnes comptent, pas seulement les nôtres. « Tu ne dois pas tuer » réaffirme le principe central des lois Noachides selon lesquelles le meurtre n’est pas juste un crime contre un homme mais un péché envers Hachem à l’image duquel nous avons été créés. Ainsi les commandements quatre à  sept forment le principes fondamentaux de la jurisprudence de la vie Juive. Ils nous enseignent de nous rappeler d’où nous venons si nous voulons être conscients de la manière dont il convient que nous vivions. 

Les trois suivants- contre l’adultère, le vol, et le faux témoignage- établissent les institutions fondatrices sur lesquelles chaque société repose. Le mariage est sacré car il représente le lien humain le plus proche de l’alliance entre nous et Hachem. Le mariage n’est pas seulement l’institution humaine par excellence qui repose sur la loyauté et la fidélité. Il est également la matrice d’une société libre. Alexis de Tocqueville l’a dit encore mieux : «  Aussi longtemps que le sens de la famille reste bien vivant, l’adversaire de l’oppression n’est jamais seul ». [5] 

L’interdiction du vol fonde l’intégrité de la propriété. Tandis que Jefferson définit comme inaliénables les droits tels que « la vie, la liberté et la recherche du bonheur », John Locke, plus proche de l’esprit de la Bible Hébraique, les considère comme «  la vie, la liberté et la propriété ». Les tyrans abusent de leurs droits de propriété sur les êtres, et l’abomination de l’esclavage contre la dignité humaine, c’est qu’il me prive de la propriété des richesses que j’ai créée.

L’interdiction du faux témoignage est la condition préalable à la justice. Une société juste requiert plus qu’une structure de lois, de tribunaux et d’organismes de mise en oeuvre. Comme le dit le Juge Learned Hand, « La liberté repose dans les cœurs des femmes et des hommes, quand elle y meurt, aucune loi, aucun tribunal ne peut la sauver, aucune constitution, aucune loi, aucun tribunal ne peut même faire quoi que ce soit pour l’aider ».

Il n’y a pas de liberté sans justice, mais il n’y a pas de justice sans que chacun de nous accepte individuellement et collectivement la responsabilité de «  dire la vérité, toute vérité et rien d’autre que la vérité ».

Pour finir vient l’interdiction indépendante, celle d’envier la maison de votre voisin, sa femme, son esclave, sa servante, son bœuf, son âne ou toute autre chose lui appartenant à l’un ou l’autre. Cela semble étrange si nous pensons aux « dix paroles » comme constituant des commandements, mais en fait cela ne l’est pas tant que cela, si nous pensons qu’ils représentent les principes fondamentaux d’une société libre. Le plus grand défi, pour n’importe quelle société réside dans la manière de contenir le phénomène universel et inévitable de l’envie : le désir d’avoir ce qui appartient à quelqu’un d’autre. L’envie repose au cœur même de la violence. [6].

C’est l’envie qui a  conduit Cain à tuer Abel, qui a généré la peur de perdre la vie, chez Abraham et Issac, car ils étaient mariés à de magnifiques femmes, qui a poussé les frères de Joseph à le haïr et à le vendre en tant qu’esclave. C’est l’envie qui conduit à l’adultère, au vol et au faux témoignage, et c’est l’envie de leurs voisins qui a poussé, à maintes reprises, les Israélites à abandonner Hachem au profit de pratiques païennes de leur temps. 

L’envie représente l’échec à comprendre le principe de création,tel qu’il est posé dans la Genèse 1, que chaque chose a sa place dans le projet global. Chacun d’entre nous dispose de sa propre mission et de ses propres bénédictions, et nous sommes tous aimés et chéris par Hachem. Vis selon ses vérités et tout est en ordre. Abandonne-les et c’est le chaos.  Rien n’est plus inutile et destructeur que de laisser le bonheur de quelqu’un d’autre faire de l’ombre au nôtre, ce qui correspond à l’envi et au mal qu’elle nous fait. L’antidote à cette envie, c’est, comme l’a dit Ben Zoma, dans un adage célèbre : « Se réjouir de ce que nous avons » et pas de s’inquiéter de ce que nous ne possédons pas encore. Les sociétés de consommation sont construites sur le fait de générer et d’intensifier l’envie, la jalousie, ce qui pousse les gens à posséder toujours plus et à l’apprécier de moins en moins. 

Trente trois siècles après avoir été donnés pour la première fois, les Dix Commandements demeurent le guide le plus simple, le plus bref de la création et de la preservation d’une société bonne. On a tenté de trouver de nombreuses alternatives, et la plupart s’est terminé dans les larmes. L’aphorisme sage reste vrai : lorsque tout le reste échoue, relis les instructions du manuel.

Par le Grand Rabbin et Lord Jonathan Sacksrabbisacks.org

 Adaptation : Florence Cherki

13 Chevat 5775 – 2 Février 2015.

[1] Mishnah Tamid 5:1, Berakhot 12a.

[2] We do not know who the sectarians were: they may have included early Christians. The argument was that only these were directly heard by the Israelites from God. The others were heard only through Moses.

[3] Maimonides, Responsa, Blau Edition, Jerusalem, 1960, no. 263.

[4] Maimonides, Sefer ha-Mitzvot, positive command 1; Nahmanides, Glosses ad loc.

[5] Alexis de Tocqueville, Democracy in America, Vintage, 1954, vol. 1, 340.

[6] Le meilleur livre sur le sujet, c’est : Helmut Schoeck, Envy; a Theory of Social Behaviour. New York: Harcourt, Brace & World, 1969.

 

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires