Eugénie Bastié: «La société de loisirs, une fabrique à crétins?»

Par Eugénie Bastié

CHRONIQUE – Dans La Tyrannie du divertissement, Olivier Babeau déplore que le temps libre que nous avons gagné soit gâché dans des loisirs vains et appauvrissants.

Une société d’abondance est-elle vouée à la crétinisation généralisée? C’est ce que redoutait l’économiste Keynes, qui écrivait: «Aucun pays, aucun peuple, me semble-t-il, ne peut envisager l’âge du loisir et de l’abondance sans effroi.» À l’heure où nos ados passent des heures à faire défiler des vidéos sur TikTok quand ils ne bloquent pas leurs lycées contre la réforme des retraites, on peut se demander si nos sociétés d’abondance où le loisir a remplacé l’effort ne sont pas en train de se transformer en idiocraties.

«Notre époque est malade du temps libre»: telle est la thèse d’Olivier Babeau dans son livre La Tyrannie du divertissement. Le président de l’Institut Sapiens distingue trois types de loisirs qui se sont côtoyés dans l’histoire: loisir aristocratique, loisir studieux et loisir populaire. Le loisir aristocratique est avant tout social: il s’agit de tenir son rang, de vouer son oisiveté à son capital social à travers l’entretien de ses relations. Proust a sublimement décrit dans la Recherche les derniers feux de ce loisir aristocratique qui s’éteindra avec la Première Guerre mondiale et l’extinction des rentiers. Le deuxième type de loisir est le plus noble: c’est la skholè, c’est-à-dire le temps passé à l’amélioration de soi par la connaissance. Enfin, il y a le loisir populaire, c’est-à-dire le pur délassement après le labeur. Or, ce dernier est devenu totalement hégémonique. Il n’est plus socialisé, ritualisé par des cultures traditionnelles, mais atomisé et vampirisé par l’emprise numérique.

Alimenter la fracture sociale

Avec les 35 heures, l’allongement de l’espérance de vie, les congés payés, nous avons désormais énormément de temps libre. Certes, nous ne sommes pas revenus à l’époque des chasseurs-cueilleurs qui ne travaillaient que deux jours par semaine, mais nous avons désormais dépassé le temps libre du Moyen Âge (qui, contrairement aux idées reçues, n’était pas une époque de labeur harassant, puisqu’il existait jusqu’à 85 jours chômés par an, essentiellement pour des raisons religieuses). Un homme de 1841 travaillait 70 % de sa vie éveillée: ce chiffre tombe à 12 % en 2015. En cinquante ans, nous avons gagné 500 heures de loisir. Mais que faisons-nous de ce temps libre? Il est pour moitié absorbé par les écrans. Grâce à la technologie, nous avons gagné du temps, mais n’avons jamais paru si pressés. «Paris-Marseille en un quart d’heure, c’est formidable! Car vos fils et vos filles peuvent crever: le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair. Que fuyez-vous donc ainsi, imbéciles? Hélas! c’est vous que vous fuyez, vous-mêmes», écrivait déjà, prophétique, Bernanos, dans son livre La France contre les robots. Se fuir soi-même, tel est devenu le principe du loisir, de la série Netflix à la story Instagram.

La thèse de ce livre est très stimulante, mais elle provoque plusieurs objections. D’abord, on peut sérieusement douter que les « élites » soient encore cultivées

Nombreux sont les penseurs qui, d’Allan Bloom (L’Âme désarmée) à Neil Postman (Se distraire à en mourir), ont décrit l’abrutissement généralisé des peuples par le divertissement de masse. Mais Babeau va plus loin, puisqu’il considère que la colonisation du divertissement sur nos vies est devenue un facteur majeur de dislocation sociale. «Les loisirs creusent les inégalités de façon plus dramatique qu’autrefois», écrit-il. Car, si les enfants des classes supérieures sont encore préservés de l’abêtissement généralisé, les classes populaires y sont, elles, entièrement livrées. Le temps d’écran auquel sont exposés les enfants diminue à mesure qu’on monte dans la hiérarchie sociale. C’est pourquoi les promesses de «réduire la fracture numérique» à coups de distributions de tablettes ne sont que des machines à alimenter la fracture sociale. Des pays autoritaires, comme la Chine, ont déjà mis en place des mesures drastiques pour limiter l’usage des écrans et des jeux vidéo dans la jeunesse. Babeau nous invite à prendre conscience de ce terrible défi. Il nous propose de retrouver le goût de l’effort, de la procrastination du plaisir plutôt que de sombrer dans des satisfactions immédiates qui ne durent pas.

Conception bourdieusienne

La thèse de ce livre est très stimulante, mais elle provoque plusieurs objections. D’abord, on peut sérieusement douter que les «élites» soient encore cultivées. Comme le disait Nicolas Gomez Davila, «la seule différence entre les riches et les pauvres, aujourd’hui, c’est l’argent», voulant signifier par là que tout ce qui séparait les classes sociales en dehors de la richesse – les codes, les rites, le goût – avait disparu. Simone Weil rêvait qu’on lise Sophocle aux ouvriers dans les usines. Aujourd’hui, les enfants de bourgeois écoutent du rap.

Babeau soutient «qu’il n’y a pas de lien inévitable entre économie d’abondance et enfermement dans le divertissement aliénant». Il ne nous convainc pas, malgré le soin qu’il a d’écrire toujours «civilisation industrialisée» plutôt que «société capitaliste». Finalement, Babeau partage la conception bourdieusienne d’un loisir bourgeois comme outil de pouvoir et de distinction sociale. Sauf que lui ne propose pas de l’abolir, mais de l’utiliser dans la compétition des cerveaux. La culture générale, dit-il, «fait son grand retour dans la panoplie des armes du succès».

Dans un monde de plus en plus technique et complexe, l’honnête homme, qui possède des solides humanités, fera son retour pour orchestrer les spécialistes. À le lire, la culture générale n’est qu’un outil au service de la performance professionnelle, la lecture de Dostoïevski et l’admiration des chefs-d’œuvre de Raphaël, une ligne à ajouter sur le CV pour être embauché dans une de ces grandes entreprises de la Silicon Valley qui vendent des produits abrutissants.

Il a raison de dire qu’il faut chasser les écrans des écoles et s’en retourner vers les livres. Pas pour réussir sur le marché du travail, mais pour retrouver une vie intérieure. Sa conception utilitaire du savoir ne répond pas à la question essentielle: pour qui? pourquoi nous cultivons-nous? Est-ce pour atteindre le sommet de la hiérarchie sociale, pour mener la guerre des cerveaux face aux Chinois, ou parce que la lecture des classiques nous rend meilleur, nous permet de nous déchiffrer nous-mêmes et de nous relier à un mystère qui nous dépasse? Sans spiritualité, sans gratuité de la connaissance, nous sommes voués à la tyrannie du divertissement.

Eugénie Bastié. Le Figaro
La tyrannie du divertissement, Olivier Babeau, Buchet-Chastel, 252p, 21,50 €. Service de presse

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Alain

D’raccord sur le développement de la spiritualité. Mais la gratuité de la connaissance !
Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce de l’esthétisme teinté de snobisme ? La connaissance est un moyen de s’élever autant spirituellement que socialement, du moins à mon sens. Il me semble que c’est ce que l’on observe dans toutes les société.
L’information est aussi un pouvoir.