Patrick Wotling, «oui, l’homme est un essai» La philosophie de l’avenir selon Nietzsche. PUF 2023

« Oui, l'homme fut un essai » - 1

Comme l’annonce l’auteur dans une postface inédite, ce livre est une réédition. Le philologue classique et philosophe, Friedrich NIETZSCHE est connu pour tant de formules à l’emporte-pièce. Cela lui a valu une certaine réputation. Nietzsche est poursuivi, voire précédé par une kyrielle de fausses idées et de concepts qui ont déformé sa pensée aux yeux de sa postérité. Révolutionnaire à bien des égards, comparé à ce sui se faisait de son temps ou même précédemment, il a largement contribué à cette confusion. Les spécialistes des théories racistes ont voulu voir en lui un fondateur ou un continuateur des idéologies raciales. Certains allant jusqu’à lui faire le reproche d’être antisémite alors que c’est précisément pour ce crime qu’il a pris ses distances avec les cercles wagnériens… Il est vrai, aussi, que sa sœur abusive, Élisabeth Förster-Nietzsche a jugé utile d’offrir la canne de son frère au Führer : c’est dire. Et puis, il y a eu toutes ces trouvailles de surhomme ou d’hyperboréen qui ont prêté le flanc à la critique. Le philosophe a voulu s’émanciper de la pratique philosophique de son temps. Il a redéfini l’essence même de la recherche philosophique, sortant des sentiers battus.

On connait cette remarque nietzschéenne aux conséquences incalculables sur la recherche de la vérité et de l’objectivité, catégories indispensables pour le décryptage de l’univers : Il n’y a pas de vérité mai seulement des interprétations, disait le philosophe qui a déplacé le centre de gravité de la philosophie en tant que telle : ce n’est pas la recherche de la vérité qui constitue l’objectif majeur de la philosophie… Ce qui représente un coup de tonnerre dans le firmament de la pensée philologique. Nietzsche ouvre d’autres perspectives et c’est peut-être en cela que consiste son apport original à la spéculation.

Dans le chapitre des déclarations intempestives ou supposées telles, ce point de vue concernant le christianisme dans La généalogie de la morale : au fond, il n’y a qu’un seul chrétien et il est mort sur la croix Ce sont des déclarations annonçant le renversement de toutes les valeurs (Umwertung aller Werthe) que Nietzsche préconisait. Cette attitude n’était pas sans danger. Allant jusqu’au bout de ses convictions, Nietzsche l’a payé de son équilibre mental et même de sa vie. Il parlait aussi d’écrire avec son sang. Dans la méthode mais guère dans le contenu, il me rappelle l’exemple du penseur danois anti-hégélien Sören Kierkegaard (1813-1855) et sa volonté d’être un penseur qui vit en conformité totale avec ses convictions. Lorsqu’il critique ces prédicateurs qui développent des idées lors de leur prêche dominical mais qui, le lundi suivant, donc immédiatement après, reprennent leur train-train quotidien, oubliant tout ce qu’ils avaient conseillé à leurs ouailles…

La notion de valeur a beaucoup intrigué l’auteur au point de constituer l’élément majeur de sa pensée. C’est l’homme qui est à l’origine de ces mêmes valeurs qui finissent par le dépasser et s’imposer à lui dans la vie. C’est perceptible, entre autres, dans son livre Ainsi parlait Zarathoustra où il imite le style biblique : ainsi parait l’Éternel / Ainsi parlait Zarathoustra.

Les valeurs, comme le dit l’auteur, sont sources de l’organisation de la vie sous des formes particulières et différenciées. La vie revendique ses droits et entend obtenir gain de cause.

La philosophie de l’avenir désigne en cela bien plus qu’une philosophie à venir. Comment faut -il vivre pour s’assurer d’un avenir ? Il n’est pas possible, selon l’auteur, de vivre avec la vérité… Nietzsche parle du poignard de la vérité (Das Messer der Wahrheit)).

Autant de métaphores qui ont desservi l’auteur et ont contribué à le faire apparaître sous un jour plutôt sombre. Mais sa redéfinition du travail philosophique a laissé des traces profondes dans le landernau des penseurs. On peut, dit-il, concevoir les philosophes comme des êtres qui font l’effort le plus extrême pour expérimenter jusqu’où l’homme peut s’lever…

Cette idée est fondamentale dans la pensée de Nietzsche car elle traite du dépassement de l’être humain auquel adhère Nietzsche. L’idée est développée dès les premières pages d’Ainsi parlait Zarathoustra : la métaphore du funambule , prié de faire place à meilleur que lui (einem Besseren als Du sperrst Du den Weg). Ce qui perce sous cette image n’est autre qu’une philosophie d’avenir, qui n’est pas nécessairement une philosophie à venir. Cela va bien plus loin.

L’auteur de La généalogie de la morale souligne que l’objet de la philosophie bien comprise est l’homme ; les penseurs se comprennent comme les promoteurs de l’homme. Et il y a philosophie lorsqu’on comprend que l’homme est un essai sur les possibilités de vivre.

Nietzsche critique assurément les philosophes de profession, notamment les professeurs d’université qui enseignent la philosophie sans jamais la vivre. IL résume ainsi sa pensée : L’activité philosophique est autre chose qu’une manipulation d’idées. Encore une attaque des collègues qui sont en porte-à-faux avec eux-mêmes puisque leur enseignement n’est pas conforme à leur mode de vie.

Le philosophe est un artiste qui crée, non un érudit qui enregistre, mais ce philosophe artiste, mais ce philosophe est aussi un philosophe médecin, sa création est thérapie…

Dans ce livre, il s’agit de savoir si l’on peut philosopher au sens propre du terme. L’idée de la philosophie peut enfin espérer une réalisation objective et philosopher devient possible.

La philosophie de l’avenir désigne en cela bien plus qu’ne philosophie à venir. Comment faut il vivre pour s’assurer d’un avenir ?

Voici, pour finir, mais sans conclure, une citation qui me parait bien résumer la pensée de Nietzsche :

Une nouvelle espèce de philosophes est en train d se lever ; je me propose de la baptiser d’un nom qui n’est pas sans danger. Tels que je les devine, tels qu’ils se laissant deviner- car il appartient à leur nature de vouloir rester des énigmes en quelque manière—ces philosophes de l’avenir pourraient avoir le droit, peut-être aussi le tort, d’être qualifiés d’hommes de tentatives et de tentations. Ce nom n’est lui-même, en fin de compte, qu’une tentative, si l’on veut, une tentation.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

 

 

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