La motivation des préceptes des lois selon Moïse Mendelssohn, fondateur du judaïsme moderne (8) par M-R Hayoun.

Mendelssohn l’avait déjà dit dans une lettre à Elkan Herz, le 22 juillet 1771, peu après le dénouement de l’affaire Lavater. Il le répétera dans la Jérusalem et dans une lettre à Wolf Dessau, le 11 juillet 1782.

Mais c’est dans les Gegenbetrachtungen que Mendelssohn se fera le plus précis: il n’existe pas, au sein du judaïsme, de contradiction entre la croyance et la raison.

La religion des Israélites, écrivit-il, connaît, en fait, trois choses: premièrement Dieu, deuxièmement la providence et troisièmement la Tora.

En abordant le point suivant, celui du statut des lois dites cérémonielles, on aborde l’aspect de la pensée religieuse de Mendelssohn qui a le plus séduit les théoriciens du libéralisme et de la réforme.

Avant lui, aucun penseur juif n’avait aussi nettement séparé ce corpus juris des autres composantes du judaïsme. Or, ces lois cérémonielles apparaissaient comme une barrière infranchissable séparant de manière quasi hermétique les juifs de leurs concitoyens chrétiens.

La tentation est donc très grande de s’abriter sous son autorité pour s’affranchir d’une si pesante tutelle. En outre, l’idée même de définir une quelconque essence du judaïsme (une manière allemande de poser la question suivante : qu’est-ce qu’être juif ?) revenait à s’interroger sur le statut des commandements pratiques et de l’autorité de la tradition orale. Mendelssohn lui-même n’était pas très au clair sur ce point névralgique du judaïsme rabbinique.

Or, les partisans du libéralisme voulaient s’en retourner à une législation strictement biblique sans passer par les interprétations rabbiniques. Ils ne juraient que par les lois de Moïse, le mosaïsme, afin de se libérer de la lourde tutelle de la littérature talmudique.

Ce faisant, ils oubliaient que le judaïsme est rabbinique depuis près de deux millénaires et que son essence n’est pas biblique mais biblico-talmudique. Et c’est précisément ce couple que le mouvement libéral voulait scinder en arguant que les interprétations rabbiniques doivent évoluer avec leur temps.

Chez des réformateurs aussi déterminés que Holdheim et son disciple et admirateur Einhorn, le Talmud n’est pas infaillible, il avait raison pour ce qui est de son époque, nous aussi avons raison pour ce qui est de notre temps. S’ils avaient vécu aujourd’hui, concluaient ces deux rabbins, les sages du Talmud auraient interprété les paroles de la Tora autrement. S’ils avaient vécu à notre époque…

Ces problématiques montrent combien le traitement de cette question (les lois cérémonielles et le statut de la tradition orale) revêtaient une importance cruciale pour l’avenir du judaïsme. Mais l’enjeu le plus vif de ce débat reste la place accordée aux lois cérémonielles.

e) les lois cérémonielles.
Ce terme, sous la plume d’un penseur juif, n’a pas manqué de surprendre, voire même d’étonner. Zeremonialgesetze est la traduction allemande du latin caeremonia censé rendre l’hébreu huqqim [lois, statuts].

Mendelssohn a été visiblement gêné dans sa recherche de l’essence du judaïsme: fallait-il limiter le judaïsme aux idées ou devait-on, au contraire, ménager une place, si réduite fût-elle, aux pratiques religieuses?

Tel fut le dilemme de Mendelssohn qui choisit de parler, par la suite, d’une sorte de noyau insécable du judaïsme où les doctrines seraient autonomes tout en demeurant inséparables d’un corps de lois.

Mais devait-on dire clairement que les doctrines professées prenaient le pas sur les lois religieuses pratiquées? Mendelssohn en était convaincu sans jamais se résoudre à franchir le pas. Dire que la pratique n’arrive qu’en deuxième position eut été inacceptable pour de larges fractions de la communauté juive.

Quelques exemples de lois cérémonielles: la circoncision (Gen. 17; 9-14), le sabbat (Ex. 31; 13), la célébration des fêtes et notamment de la Pâque (Ex. 13;9).

C’est pour sauver le corpus de lois juives et soustraire la pratique religieuse de ses coreligionnaires à la critique de ses collègues humanistes, acquis aux valeurs universelles, que Mendelssohn a procédé à un «découplqge» qui ne fut repris par aucun de ses successeurs.

Il proposait de dire que les vérités éternelles du judaïsme étaient accessibles par l’investigation rationnelle puisque cette religion ignore les dogmes, selon lui, mais que le corps de lois bibliques faisait, lui, l’objet d’une révélation spécifique, destinée aux seuls juifs.

Ces lois et ces statuts ne constituent une contrainte que pour les adeptes du judaïsme. Partant, ils sont d’origine divine (voir supra) et ne pourront jamais faire l’objet d’une abrogation par des mains humaines. Pour frapper ces lois de caducité il faut que Dieu en personne le fasse savoir par une nouvelle… révélation !

Mendelssohn n’a donc pas réussi à justifier philosophiquement les préceptes divins ni la pratique religieuse juive de manière définitive. Comment expliquer cette insuffisance ?

Les valeurs de l’humanisme universel, préconisées par le siècle des Lumières, ont conduit Mendelssohn à bunkeriser ou à ghettoïser les commandements bibliques, les coupant du domaine de ce qu’il nommait les vérités éternelles, lesquelles ne s’obtenaient pas par révélation mais par une démarche spéculative.

Mais comment accepter que les commandements relèvent d’un principe et les vérités éternelles d’un autre ? Mendelssohn en était conscient mais la sauvegarde des commandements bibliques pratiqués par les juifs était à ce prix.

Ce n’est pas faire offense à la mémoire de Mendelssohn que de dire qu’il n’a pas réussi à réconcilier deux exigences opposées : la spécificité juive (pratique religieuse particulière) et l’humanisme nécessairement universaliste de l’Aufklärung.

Ainsi, pour sauver les mitswot de la critique corrosive du siècle des Lumières, il s’est réfugié dans la divinité de la Tora, plaçant les préceptes et les commandements dans une autre sphère, réputée inatteignable… Comme on le notait supra, cette voie n’a pas été suivie par les penseurs ultérieurs.

On trouve chez un érudit juif italien du XIe siècle, Samuel David Luzzato (1800-1865) des critiques visant la science allemande du judaïsme en général et plus particulièrement l’auteur de la Jérusalem…

Luzzato, qui se voulait plus philologue que philosophe et qui se refusait à ramener sa religion au rang d’une simple culture, énonce plusieurs points qui démontrent à ses yeux la véracité de la Tora et son objectivité : elle n’a pas cherché à jeter le manteau de Noé sur les inconduites répétées des Hébreux ; le caractère public des miracles de la Tora ; la réalisation des prophéties ; la survie du peuple d’Israël en dépit de féroces persécutions.

Luzzato ne cherche pas dans la Tora des idées spéculatives, des théologoumènes ou des philosophèmes, ce qui lui importe le plus, ce sont des actes concrets, la réalisation pleine et entière des commandements que le peuple juif a pour mission d’observer car Dieu en a fait une sorte de peuple-prêtre.

L’auteur n’admet pas, en matière religieuse, l’idée de progrès, de perfectibilité, car cela n’a rien à voir avec la pratique religieuse qui trouve en elle-même sa propre justification.

Il n’aurait sûrement pas apprécié l’idée de progrès et d’évolution, défendue par G. E. Lessing dans son Education du genre humain. Luzzato assignait des tâches très différentes au «Dieu de la métaphysique» et au «Dieu des religions».

Seul le second trouvait vraiment grâce à ses yeux. La métaphysique cherche la vérité tandis que la religion vise le bien, la morale. Pour Luzzato, la pratique religieuse est essentielle, surtout chez les juifs où l’aspect national est intimement lié à l’aspect religieux.

Il convient de signaler que Luzzato voyait d’un très mauvais œil le développement fulgurant du mouvement de la réforme en Allemagne. Et cela explique largement son insistance à appeler à l’observance stricte des commandements bibliques. Fin

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018).

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