Albert Bensoussan

Jonas : Hébreu suis

Plonger avec Jonas dans la mer et être absorbé par un gros poisson, qui le garde trois jours et trois nuits dans sa cavité ventrale, voilà qui dépasse l’entendement, sauf pour le peuple le plus mystique et en même temps le plus raisonneur de la terre. Alors, au lendemain de Kippour où le prophète vient partager l’angoisse du jeûne, parlons de Jonas, un texte fort court, de quatre petits chapitres, mais fort énigmatique. Et pour commencer, toute l’iconographie peut aller se rhabiller, il n’y a jamais eu de poisson, et encore moins de baleine, dont les dents serrées ne lui permettent d’avaler que du menu fretin, et en aucun cas un homme. Sans compter qu’un corps d’homme avalé par un gros poisson tel que cachalot ou orque serait tout aussitôt digéré, et l’accumulation des enzymes et sucs gastriques le transformerait vite fait en bol alimentaire, sans parler de l’absence d‘oxygène, à laquelle on ne saurait survivre que quelques minutes. Alors, pensez, trois nuits et trois jours et dans le plus complet jeûne !

Cela, c’est ce que je pensais jusqu’à présent avant de lire, le 5 novembre dernier, la nouvelle de ces deux kayakistes avalées puis aussitôt recrachées par une baleine sur une plage californienne. Donc tout reste possible. Mais Jonas était-il comestible ?

Comme il arrive souvent, la vérité est dans le texte, même si elle s’exprime de façon imagée ou parabolique et c’est à nous de bien lire le texte, de l’analyser, et de tirer une conclusion qui, tout en restant magique, ou disons miraculeuse, peut satisfaire malgré tout notre exigence de rationalité. Dans l’antiquité grecque, un Lucien de Samosate se complaît à quelques monstres de la nature – le plus souvent à des fins satiriques – et parle de naufragés avalés par une baleine gigantesque. Mais ce Lucien n’est qu’un auteur de science-fiction. Alors faut-il nous résigner au magique et soutenir l’insoutenable ?

Non, si l’on convient que la Bible – ou plutôt le Tanakh, qui complète la Torah par les récits des prophètes et des écrits philosophiques ou poétiques – est un ouvrage de littérature, à la fois épique et lyrique, et pas seulement un livre informatif et historique. L’agencement savant des lettres hébraïques met constamment en jeu toutes les ressources de la rhétorique : métaphores et paraboles, sens premier et sens allégorique, images, jeux de mots et paronomases – la plus célèbre souligne, par l’adjonction d’une lettre (aleph), le passage de la golah à la guéoula גולה גאולה –, rimes multiples scandant à des fins mnémotechniques la plupart des psaumes et des prières du rituel hébraïque, répétitions lyriques ou anaphores. Bref, toutes les figures de rhétorique sont  sollicitées, et cette transcendance du style donne au Livre hébraïque, en même temps qu’une incomparable beauté, une permanente modernité – ou disons intemporalité.

Alors revenons au récit de Jonas יונה, prophète désobéissant et désinvolte qui, ayant reçu une mission d’Adochem יהוה, choisit de la dédaigner et de fuir sur un bateau partant à l’étranger. Le malheureux ! ne sait-il pas qu’Adochem voit tout et sait tout ? Et qu’un prophète ne saurait se soustraire à son devoir, la seule justification de son existence ? Certes il le sait, mais il s’essaie à un bras de fer entre le Créateur et cette créature privilégiée qu’est le Prophète, le seul à dialoguer avec la divinité – et même à lui tenir tête, comme l’on sait, depuis Moshé. Alors Adochem lui envoie automatiquement une épreuve : la tempête. Ce bateau, probablement grec, a pris le large à Jaffa pour se rendre un peu plus loin, à Tarshish תרשיש, port prospère de Cilicie (actuelle Turquie) appartenant à l’empire assyrien, mais André Chouraqui pense plutôt à la côte espagnole et à cette Tartessos semi-mythique à l’embouchure du Guadalquivir. On n’échappe pas à Adochem, pas plus qu’aux sorts, et les marins ont vite fait d’identifier le fauteur de trouble, cet homme qui dort benoîtement à fond de cale, Qoum Qara קום־קרא « lève-toi et crie / prie » l’adjure le commandant de bord, et voilà qu’ils l’interrogent : עברי־אנוכי Ivri Anokhi, leur déclare Jonas qui prend sur lui toute la responsabilité de cette tempête. Curieuse réponse à une interrogation sur ce que fait là ce passager à l’écart. Il pourrait tout bonnement dire qu’il est en fuite, qu’il se cache, qu’il a peur d’être pris et accusé de rupture de contrat, mais non, tout ce qu’il fait c’est se présenter, c’est se définir. Comme si être « Hébreu » suffisait à expliquer le déchaînement des flots. Est-ce là la première occurrence de la notion de « Juif coupable » ? Le fait est que ce texte de Jonas, lu précisément à Yom Kippour, est le récit d’une repentance (même si certains rabbins récusent ce terme) et d’une rédemption, ce qu’on appelle la techouva תשובה, un mot qui en hébreu signifie « retour », retour sur soi, fin de l’exil, et réappropriation de son intégrité. Afin de redevenir un mensch, dirait rebbe Nohmen Breslover. C’est ce qui ressort des dernières recommandations de Moshé, aux trois premiers versets du chapitre 30 de Nitsavim / « Présents », et là devant le peuple rassemblé, présent, il énonce la Loi du Retour, veshavta / « tu reviendras » ושבת, où l’on voit bien que c’est le même mot que techouva avec l’adjonction du vav (paronomase) ; où il est dit qu’Adochem « ramènera ton retour », drôle de formule qui n’est qu’une insistance   sur le salut des Hébreux par le retour sur soi et le retour en Eretz. C’est pourquoi la premiers sionistes parlèrent de Yichouv ישוב avant d’employer le terme d’Alya עלייה, peuplement ou retour d’abord, montée et installation ensuite.

Jonas reconnaît ses torts en se livrant aux marins qui le jettent à la mer – dans une autre histoire, le Juif s’avoue tel à ses persécuteurs, ou est découvert comme tel par eux qui le livrent au bourreau. Car si le bateau sombrait sous l’effet de la tempête et les marins périssaient, alors l’homme de Barre pourrait dire que les victimes seraient un coupable et les autres innocents.

Et donc Jonas dit à l’équipage du bateau que le plus sûr moyen de calmer les éléments mortifères est de le jeter par-dessus bord. Terrifiés parce que le surnaturel pèse de tout son effroi sur eux, ils  s’exécutent et Jonas se retrouve dans la gueule d’un dag gadol דג־גדול, un « grand poisson ». Une prison animale et maritime où il va rester trois jours et trois nuits, sans manger. Cette contrition extrême, rattachée au remords de n’avoir pas obéi aux ordres du Créateur, fait monter aux lèvres du prophète un chant des plus émouvants, un poème carcéral qui traduit désarroi et repentir, et décrit les conditions terribles de sa détention. Mais où se trouve donc Jonas ? Est-il vraiment dans le ventre du poisson ? Il évoque, lui, le gouffre des abysses, ce shéol improbable qui n’est qu’abîme et néant. Il est dans le non-être, et la description qu’il nous fait de son lieu de tourment n’est autre que le fond de la mer : je suis descendu « aux racines des montagnes », dit-il, c’est-à-dire au fond de la mer. Quant au ventre du poisson, s’il est bien nommé mimé’ey hadaga – « depuis les entrailles du poisson » –, c’est pour être aussitôt défini comme mibétène shéol – « depuis le ventre du Shéol », le Shéol étant aussi bien l’abîme, ici les abysses maritimes, que le séjour des morts. Un peu plus loin, ce séjour dans le supposé ventre du poisson devient bilbab yamim, « dans le cœur des eaux » Et aussitôt nous avons ces images de naufrage et d’un homme menacé de noyade : il reçoit sur lui des paquets d’eau : « tous tes brisants et tes rouleaux sont passés sur moi » : kol mishbarékha – tous tes brisants – végalekha – et tes rouleaux – ‘alay ‘abarou – sont passés sur moi. Et puis il y a ces algues de la mer, qu’il nomme souf, comme dans le Yam souf – qu’on a traduit par Mer Rouge –  que Moshé a fait traverser aux Hébreux en fuite de l’Égypte, des joncs qui encerclent sa gorge et menacent de l’étouffer : souf ‘haboush leroshi, littéralement « le jonc ou l’algue fait des nœuds à ma tête ». Il dit encore que, littéralement, les eaux m’ont environné jusqu’au souffle (la gorge) : afafouni mayim ‘ad nefesh. Il dit ensuite qu’il a plongé très bas dans les profondeurs, exactement yaradti – je suis descendu – leqisvé harim – jusqu’aux racines ou au tréfonds des montagnes, et donc au fond de la mer. Citons la belle traduction d’André Chouraqui :

J’ai crié dans ma détresse vers adonaï ; il me répond.

Du ventre du Shéol, j’ai appelé ; tu entends ma voix.

Tu m’as jeté dans un gouffre au cœur des mers, un fleuve m’entoure.

Tous tes brisants, tes vagues ont passé sur moi.

Et moi, j’ai dit : Je suis répudié loin de tes yeux ;

mais j’ai continué à regarder le palais de ton sanctuaire.

Les eaux me cernent jusqu’à l’être, l’abîme m’entoure, le jonc bande ma tête.

Aux entrailles des monts, je suis descendu.

La terre, ses verrous sont contre moi, en pérennité !

Mais tu fais monter ma vie de la fosse, adonaï, mon Elohim.

 Alors quand la prière de ce cantique d’imploration de Jonas s’élève jusqu’à Adochem, il est remonté tout aussitôt non pas du ventre d’un poisson, mais de la fosse marine ou des abysses : veta’al micha’hat ‘hayim – « tu as fait monter ma vie de la fosse ». Il n’y a donc à aucun moment l’évocation ou la description de ces trois jours et trois nuits passés dans le ventre d’un grand poisson, mais,  en revanche, la description naturaliste d’une noyade ou d’un séjour dramatique au fond des eaux. Dès lors nous sommes fondés à croire que ce Dag Gadol n’est que la métaphore – une image, une allégorie – du « Vieil Océan » personnifié, ou anthropomorphique, dont parle Lautréamont, dans Les chants de Maldoror, qui y voyait, curieusement, « le symbole de l’identité », comme ici ce fameux « Hébreu suis ».

Il y a aussi, dans ce récit parabolique de Jonas, cette évidence d’un séjour aqueux qui connaît une certaine durée – shlosha yomim oushlosha leylot – au terme duquel, et d’infinis tourments, Jonas est rejeté sur la terre ferme – hayabasha -, mais le verbe est plus fort, Jonas est vomi – vayaqé. N’a-t-on pas assisté ici à une naissance, ou plutôt – Jonas étant descendu dans le séjour des morts, puis en ayant été rejeté – à une renaissance ?

Or qui est ce personnage de Jonas ? Un prophète, certes, nanti d’une mission – qu’il refuse d’abord puis accepte après la terrible épreuve du séjour dans les abysses –, mais qui fut d’abord, d’après le Midrash, cet enfant mort que le prophète Eliyahou ressuscita en se couchant sur lui et en lui communiquant sa chaleur et son souffle de vie. Yona est déjà mort une fois, et là, à cause de son refus d’obéir à Adochem, il s’en retourne au royaume de la mort – le Shéol – avant d’en être délivré par sa contrition et sa soumission à la parole du Créateur : « alors que je mourais », s’écrie-t-il, – behit’atef ‘alay nafshi : « quand s’évanouissait sur moi mon âme »  −, vetabo elekha tefilati : « ma prière est montée vers toi ». Et Adochem l’a ramené à la vie en faisant vomir par les eaux − le dag, dit le texte − son corps sur la terre sèche − hayabasha. Eh bien, Jonas est revenu deux fois à la vie. Une vie définie par la précarité, comme il le voit, pour sa grande tristesse avec la naissance et la mort d’un arbuste qui a la vertu de lui faire de l’ombre et de lui accorder le repos dans le désert où il vient d’établir sa cabane (souka) : un qiqayon, mot unique dans la Bible, dont nul ne sait à quelle espèce il appartient, sauf qu’il fait de l’ombre, et qu’on a traduit par le ricin, qui est, en effet, un arbuste de deux ou trois mètres poussant sur les côtes méditerranéennes. Mais face à cette vie si brève, il y a Ninive (Nineveh) נינוה, la grande cité, la capitale assyrienne, tombée dans la débauche, la ripaille et le mal et que Jonas, le prophète, doit avertir de sa destruction prochaine ‘od arba’im yom venineveh nepakhet : « Encore quarante jours et Ninive sera bouleversée ! » (Chouraqui). On notera qu’en cinq mots c’est la prophétie la plus courte de toutes les prophéties bibliques.

 Cette ville de païens, qui est alors la plus grande ville du monde, entend tout aussitôt l’avertissement du Créateur par la bouche de Jonas − qui, en ce sens, est bien prophète, et même un prophète de malheur – et voilà toute cette humanité faisant pénitence et jeûnant – comme nous le faisons à Kippour, jour du rachat et du pardon, et c’est bien pourquoi « Yona » est l’haftara de ce min’ha. Oui, Ninive devait être bouleversée ou détruite, selon l’interprétation du verbe nepakhet, mais Ninive toute entière dévêtue de sa splendeur et de sa grandeur, Ninive sous la cendre et le jute du sac dont elle s’est revêtue, sera sauvée. Une fois de plus l’humanité se rachètera par la prière et la reconnaissance de la grandeur du Créateur, dont Jonas savait trop bien qu’il était miséricordieux et capable de pardonner − El ‘hanoun vera’houm, dit-on ailleurs.  Bien sûr, il y a ce salut des goyim qui n’a pas l’heur de plaire à Jonas l’Hébreu, mais Adochem, puisqu’il est le Créateur, ne fait pas le partage entre le peuple prétendument élu et les autres : tous, ils sont ses fils, pareillement, et sa miséricorde va jusqu’aux bêtes multiples, behema raba, le dernier mot de ce texte. Au peuple hébreu, par la bouche du prophète Jonas, il n’appartient que de porter Sa parole. Eh bien ! voilà, les Hébreux ne peuvent en tirer aucune gloire, puisqu’en fait, ici, les Assyriens ne seront pas détruits et resteront les ennemis jurés de ce peuple d’Israël à qui sont promis les tourments du Shéol,  mais qui reste par vents et marées, et pour sa plus grande gloire, un passeur de parole.

 

ALBERT BENSOUSSAN

Albert Bensoussan

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CLAUDE KAYAT

Fin connaisseur de la Bible, fin connaisseur de notre langue, coutumier des analyses de texte les plus approfondies, toi seul peut nous régaler d’un texte aussi admirable. Merci une fois de plus, cher Albert.