GEORGES LEVITTE , traducteur et adaptateur des Bâtisseurs du temps d’Abraham Heschel , In memoriam

Par Maurice-Ruben HAYOUN

Comment oublier un tel homme ? Et comment ne pas reconnaître, aujourd’hui, plus de dix ans après sa disparition, la dette immense contractée à son égard? Comment ne pas évoquer son infinie patience, sa grande générosité intellectuelle à l’égard d’êtres encore jeunes, appelés à butiner le suc de son expérience, de ses innombrables lectures, bref de son vécu et de son penser, qui s’écartaient tant des normes universitaires communément admises?

Georges Lévitte — Wikipédia

Cet homme secret se confiait peu et ne parlait pratiquement jamais de lui. Mais on sentait chez lui une profonde empathie avec des êtres jeunes qu’il comprenait et savait conseiller mieux que quiconque. Une seule fois, peut-être, alors que nous nous connaissions depuis une bonne vingtaine d’années, il dérogea à cette règle et me parla de sa disparition, de son frère et de la guerre… J’étais alors très proche de la tradition et il ne souhaita pas m’offusquer en évoquant ses doutes sur une prétendue vie dans l’au-delà.

Qu’il me soit permis d’évoquer en quelques pages, alors qu’il en faudrait beaucoup plus, ce qu’il a représenté et ce qu’il continue de représenter pour moi qui, tout juste âgé de 20 ou 21 ans, me tint pour la première fois dans l’embrasure de son bureau, situé au numéro 19 rue de Téhéran, à droite, en entrant dans les locaux jadis alloués par le FSJU aux CCVL (Centres Culturels de Vacances et de Loisirs). C’est dans ce cadre de la jeunesse éducative et de la transmission des valeurs juives que je fis sa connaissance.
Je suivais alors des études de philosophie et d’allemand en Sorbonne, et parallèlement j’entamais à l’INALCO (communément appelé Langues-O) des études d’hébreu et de langues sémitiques. Je devais être en année de licence et avais suivi, par ailleurs, un stage d’animateur de colonies de vacances afin d’avoir un peu d’argent de poche.
Pour valider ce diplôme, il me fallait effectuer un séjour d’au moins deux semaines dans une colonie de vacances. M’étant adressé à un organisme de la jeunesse juive, je reçus une offre d’accompagner un groupe d’enfants dans une station de ski située en Suisse pour les vacances de printemps qui coïncidaient cette année là avec la fête de Pessah.
En raison de mes études et de mes connaissances hébraïques -et comme les bulletins d’inscription des CCVL assuraient aux parents que leurs enfants auraient droit aux deux soirées du séder, on pensa me confier cette tâche précise et on me pria de me présenter au bureau de Georges Lévitte afin d’y prendre mes instructions pour conduire au mieux ces deux veillées pascales…

Je n’oublierai jamais cette première rencontre qui allait me permettre de nouer avec mon interlocuteur une amitié sincère et profonde durant un bon quart de siècle… L’histoire de cette amitié explique aussi à la fois l’orientation de ma vie et celle de mes travaux à venir ; bref, de mon développement personnel. Toutes choses que j’ignorais en me rendant à ce rendez vous. Le spectacle qui s’offrit à moi ne manqua pas de m’intriguer. Assis dans un fauteuil à bascule, un homme de petite taille, âgé d’un peu moins de soixante ans, des lunettes de lecture sur le nez, me scrutait en me priant de prendre place sur une chaise face à lui. Le ton était affable, sans plus. Voyant que j’étais impressionné et lui donnais du Monsieur à chaque bout de phrase, Georges Lévitte me tutoya d’emblée et m’interrogea sur mes études.
En découvrant que je joignais à des études de philologie sémitique, de la philosophie médiévale juive et aussi de l’allemand, il devina que je devais connaître ou suivre l’enseignement du professeur Georges Vajda lequel fut, jusqu’à sa mort, le maître incontesté des études juives en France. Je confirmais son intuition et il me répondit avec un large sourire qu’il connaissait bien celui qui allait devenir mon maître et mon directeur de thèse de IIIe cycle et qui m’aurait conduit jusqu’au doctorat d’Etat si la mort ne l’avait surpris dès 1981.
Le fait que l’inconnu devant lequel je devais passer une sorte d’examen oral connaissait celui que je considérais comme le plus grand savant juif de sa génération, contribua à me détendre : je me dis qu’un tel homme ne pouvait que partager ma conception fondamentale du judaïsme (éclairé, tourné vers l’histoire, enclin à l’érudition, non replié sur lui-même) puisqu’il pensait le plus grand bien d’un homme que j’admirais tant. Sans me défaire entièrement de mon appréhension, j’étais convaincu qu’une telle affinité créerait des liens entre nous.

Nous en vînmes au sujet du jour: c’est-à-dire comment organiser les veillées pascales avec des enfants qui ne pourraient pas rester éveillés jusqu’aux premières heures du matin, qui devaient, le lendemain, reprendre des activités récréatives et sportives présupposant une nuit de repos, qui n’avaient, pour la plupart, guère de connaissances juives et dont les parents ne faisaient sûrement pas de séder complet à la maison…
Pour certains, issus de familles entièrement assimilées et dé-judaïsées, ce devait même être une véritable découverte. Je ne connaissais pas ces milieux là et ce détail me fit craindre le pire, car pour moi, il n’y avait pas plusieurs façons de faire le séder pascal. Eu égard à mes origines et au type d’éducation religieuse reçue au sein de ma famille, j’exposais à Georges Lévitte une conception très traditionnelle de la veillée pascale : on lit tout en hébreu, on ne saute rien, on attend que chaque participant ait fini de lire son couplet, mais surtout on réserve les traductions et les commentaires au second soir. Et c’est là que Georges Lévitte m’administra la première leçon, à la fois cinglante et paternelle, que j’aie jamais reçue… Il me demanda, tout en roulant du tabac dans son papier à cigarette, comment je comptais tenir éveillés des enfants si jeunes, qui n’avaient aucune notion d’hébreu et dont la plupart ne savaient même pas en déchiffrer l’alphabet… Je ne sus que répondre.

Tirant d’un tiroir de son bureau une feuille ronéotypée, il la brandit sous mon nez et me pria d’en donner lecture. Il s’agissait des grandes articulations de la veillée pascale, commençant par qadesh u-rehats (bénédiction de la coupe de vin et lavage des mains), le tout transcrit en français, et s’achevant avec nirtsa (fin du séder). Georges Lévitte me dit alors ceci : tu te trouves en présence de plus de cent cinquante enfants de 13 à 16 ans et de quelques adultes qui ne savent rien ou presque, que fais tu pour être écouté, suivi, bref, pour que le séder soit réussi ? La question même me parut suspecte car, à mes yeux, elle ne se posait pas. Mais s’il avait jugé bon de la poser, c’est que la réponse qu’il attendait n’était sûrement pas celle que je m’apprêtais à lui donner…
J’optai pour la prudence et répondis que j’étais ouvert à ses suggestions ; il me dit alors qu’il fallait opérer une sélection dans le récit de la sortie d’Egypte, choisir quelques passages parmi les plus significatifs, en répartir les lectures en langue française et, dans une moindre mesure, en langue hébraïque (ce qui me fit pâlir) et émailler la soirée d’explications et de commentaires afin de faire participer les enfants. En fait, il exigeait une sorte de séder alternatif, pour parler le langage d’aujourd’hui, seul capable de retenir l’attention des adolescents… Quant au deuxième soir, il me fit comprendre que seul le premier comptait et que deux veillées successives risquaient de fatiguer inutilement les enfants… Un seul soir, avec un bon séder rondement mené, suffisait amplement. On imagine aisément quels sentiments mêlés j’éprouvais alors. Au lieu de me lever et de mettre sèchement fin à l’entretien, je ne sais quelle voix intérieure me dictait de n’en rien faire, de rester là, assis devant ce vieux juif qui, malgré ses opinions largement hétérodoxes, me captivait.
Mon milieu d’origine, et surtout l’âge que j’avais, me faisaient croire que les retouches exigées par mon interlocuteur étaient dignes d’un rabbin libéral ou, pire, réformé ! Comment allais-je faire pour fêter un séder digne de ce nom dans de telles conditions ? En me conformant à cette espèce de séder au rabais (pour ne pas dire light) je ne pouvais m’acquitter de la lecture de la Haggada, ce premier midrash écrit sur la sortie d’Égypte.
Je tentai alors de faire valoir mon point de vue avec toute la vigueur et la vivacité du jeune homme que j’étais. Georges Lévitte m’écouta longuement et, sans en avoir l’air, contre attaqua aussitôt : l’essentiel, me dit-il, dans une activité éducative, est de transmettre les valeurs, de viser le sens, d’inscrire dans l’âme des enfants les intentions supérieures du séder, et non de respecter à la lettre des prescriptions rabbiniques d’un autre âge…
L’intention profonde des auteurs de la haggada était de graver dans l’âme des enfants et des adultes l’idée d’un événement fondateur de l’histoire juive : Dieu qui jette son dévolu sur un groupe d’hommes, qu’il libère du joug de l’esclavage pour ensuite les guider vers la terre de promission… Comment, m’apostropha-t-il, raconterais-tu, toi, cette sortie d’Égypte dans ton vocabulaire à toi, t’adressant à des gens de ton temps et de ton siècle ?
Cette remarque me choqua : imaginez un jeune juif, né à Agadir vingt ans plus tôt, habitué à prier au moins le matin, ayant fait ses études secondaires à l’école Maimonide de Boulogne Billancourt, mangeant strictement cacher et connaissant le récit de la sortie d’Egypte, par cœur et en hébreu, s’il vous plaît… Et on le priait de donner sa propre version de la haggada au lieu de faire ce que des générations de juifs avaient fait avant lui, c’est-à-dire se conformer à la pratique rituelle ?

Georges Lévitte comprit qu’il fallait me ménager et ne point pousser son avantage trop loin. Au lieu de me déclarer inapte à la mission proposée, il me proposa de revenir le voir une semaine plus tard et de réfléchir d’ici là à son modus operandi.
A l’occasion de notre second entretien, en entrant dans le bureau de Georges Lévitte, je vis que des piles de photocopies étaient posées sur la table : il s’agissait du séder de Pessah, version Georges Lévitte… Comme il était passé au tutoiement depuis la précédente semaine, il me pressa d’en faire autant, de l’appeler par son prénom et me recommanda d’être un peu plus souple que je ne l’étais généralement.
Je ne sais toujours pas comment j’ai fini par accepter de faire un séder au rabais et de passer sous les fourches caudines de mon interlocuteur. Sur place, les choses ne se passèrent pas trop mal et à mon retour à Paris, je dus faire mon rapport à Georges Lévitte qui avait déjà eu droit à des échos émanant de la directrice du Centre et d’autres animateurs.
Certains lui brossèrent un tableau plutôt flatteur de mes connaissances hébraïques et de la littérature traditionnelle, allant jusqu’à dire que je les avais aidés, par mes commentaires et mes remarques historico-critiques à mieux saisir leur propre essence juive… La directrice fut plus mesurée dans ses éloges mais reconnut qu’elle me reprendrait bien à ses côtés, en dépit de mon caractère un peu rigide à son goût…

L’homme qui me reçut alors dans son bureau (pour la troisième fois) n’était plus le même : il m’appelait par mon prénom avec aisance comme si nous étions de vieux amis, me témoignait une attention presque affectueuse et m’invita à déjeuner dans un restaurant de l’avenue de Villiers où il avait ses habitudes.
Ce regard rétrospectif me permet de réaliser ce qui s’était passé au cours de ces trois premières rencontres dans le bureau de Georges. En fait, ce jours là, j’y avais reçu, de la bouche de Georges Lévitte, ma première leçon de critique des traditions religieuses. Il m’avait enseigné à distinguer entre les rites, si vénérables qu’ils fussent, et l’essence, le noyau insécable du judaïsme, une leçon que je retrouvais des années plus tard dans les écrits juifs de Hermann Cohen. Sans le savoir, j’étais, non point un orthodoxe, mais un «stérodoxe» qui prenait pour argent comptant la moindre prescription traditionnelle. Mon interlocuteur m’avait aidé à raisonner sur le donné religieux que je n’avais encore jamais remis en question, ni même questionné! En d’autres termes, Georges m’avait, sans le savoir, préparé à la lecture du grand philosophe-théologien Moïse Maimonide (1128-1204)… Je me revois encore lui remettant (bien des années après, en 1995) un exemplaire de mon livre Moïse Maimonide, le second Moïse (J-C. Lattès)…
Et surtout son sourire, sa grande joie, sincère, profonde. Je ne m’en rends compte qu’à présent, en évoquant ce souvenir : il m’avait aidé à écrire ce livre : son ouverture d’esprit, son approche non dogmatique, jointe au savoir exigeant et à l’érudition sans faille de mon maître Vajda, avaient contribué à transformer ma façon de voir et de faire. Mais Georges Vajda était mort depuis plus d’une décennie, tandis que Georges et moi-même pouvions encore nous voir, échanger des idées et communier dans son souvenir.

Quelques années plus tôt, en 1988, j’eus le bonheur de lui remettre un exemplaire dédicacé de ma thèse de doctorat d’Etat, La philosophie et la théologie de Moïse de Narbonne (1300-1362) (Tubingen, JCB Mohr ). Il n’avait pas pu se rendre à la soutenance qui eut lieu à l’Université de Paris VIII où Haïm Zafrani et Jean Jolivet faisaient office respectivement de rapporteur et de président du jury. Mais dès le lendemain, il se tint au courant du déroulement de l’examen qui dura plus de six heures…
Pour fêter ce grand événement, Georges m’invita dans un autre restaurant où il me fit sentir, durant le repas, que j’avais franchi une étape importante. Il glissa cependant une remarque dont je ne compris la portée que bien des années après : plus tu monteras, me dit-il, et plus ce sera difficile. D’une naïveté abyssale, je lui demandai ce qu’il voulait dire et il me répondit: tu verras bien, quand cela arrivera. Toutes ces avanies inhérentes au monde universitaire se sont effectivement produites et je compris à quoi mon ami Georges faisait allusion…

Mais alors qu’il feuilletait le livre dont j’étais moi-même si fier, il s’arrêta sur quelques phrases au style germanique pesant… Il me rappela alors qu’il m’avait maintes fois recommandé de ne pas faire le cuistre (verbatim), qu’une thèse était un passage obligé, un exercice convenu, et que ce qui comptait , c’était de comprendre ce que les philosophes étudiés voulaient dire. C’est alors que nous eûmes un débat sur la différence entre le philosophe et l’historien de la philosophie… Et encore une fois, mes yeux se désilèrent grâce à lui. Il m’expliqua que c’était très bien de rendre un hommage mérité à l’effort intellectuel du passé mais que cela ne devait nous conduire à négliger la pensée contemporaine.
Voici, en substance, ce qu’il me dit : tu as bien étudié la pensée juive et arabe du Moyen Age ; tu la possèdes presque aussi bien que n’importe quel autre spécialiste, mais pourquoi ne passes-tu pas, enfin, à une philosophie vivante, au lieu de montrer que tu sais absolument tout sur tel ou tel philosophe du passé ? Il est temps pour toi de penser par toi-même… Il me dit, en gros, que l’érudition n’était pas la vie.
Je compris qu’il visait alors mon modèle de science du judaïsme dont le péché capital fut l’historicisme… Vajda était en cause ! Sans jamais le nommer, Georges m’expliqua que la période où je vivais ne s’y prêtait plus et il me cita une interprétation proposée par un rabbin très en vogue en ce temps là, le rabbin Léon Ashkénazi, mieux connu sous son totem scout, Manitou et auquel le liait une grande amitié… Ce dernier avait été invité à prendre la parole lors d’une cérémonie de bar-mitswa. En conclusion de son discours, il raconta une histoire hassidique où le tsaddiq, le chef de la secte, recommandait d’être soi-même et de ne pas se contenter de ressembler à des modèles du passé. En d’autres termes, Georges m’invitait, entre deux gorgées de vin, à en faire autant et à perpétrer le meurtre du père ! Même à 37 ans, je ne pouvais m’u résoudre. Pour moi, Vajda était l’insurpassable ligne d’horizon, l’Himalaya de l’érudition juive, en dépit de son français rocailleux, de son accent hongrois et de mise vestimentaire désuète.
Des années plus tard, alors que Georges commençait à être sérieusement malade, je fis paraître un Que sais-je ? sur La science du judaïsme. Je me souviens de la discussion que nous eûmes concernant le maître du maître de mon maître. A savoir, le célèbre orientaliste judéo-hongrois Ignace Goldziher dont Georges connaissait magnifiquement les travaux. A Budapest, Vajda était l’élève de Bernhard Heller qui fut lui-même le disciple de Goldziher.
Alors que certaines médiocrités contemporaines s’offusquaient de ne pas se voir tresser les couronnes qu’elles croyaient mériter, ni même citées avec éloges dans mon livre, Georges, lui, sans rien exiger en échange, m’avait aidé à transformer mon approche et mon mode d’écriture : en rédigeant cet ouvrage, j’avais enfin réalisé (il était temps !) que le passé n’était pas tout, qu’il fallait, certes, bien l’étudier mais que le but ultime était de constituer la base d’une philosophie juive vivante et adaptée à notre temps.
C’est donc sous son influence, inconsciemment mais vigoureusement, que j’étendis mon intérêt du Moyen Age, au XIXe et au XXe siècle, ce qui provoquait chez mon maître Vajda des froncements de sourcils : j’en veux pour preuve, les recensions des œuvres complètes de Moïse Mendelssohn (1729)1786) qu’il m’autorisa à faire pour la Revue des Etudes Juives qu’il dirigeait… Il fallait être très concis ! Il faut relire l’incroyable compte-rendu qu’il écrivit lui-même de l’Etoile de la rédemption de Franz Rosenzweig pour s’en rendre compte.
A suivre…

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.

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